» Le rêve seul permet d’envisager l’avenir « 

Entretien de Sylvie Chalaye avec Dieudonné Niangouna

Ouagadougou, août 2004
Print Friendly, PDF & Email

Jeune auteur congolais rescapé de la guerre, Dieudonné Niangouna fonde avec son frère Criss, à la fin des années 1990, une compagnie pour jouer ses propres textes. Ce sera notamment Carré blanc, présenté au Théâtre international de langue française au début des années 2000, puis au Festival de Limoges. On remarque alors l’impétuosité de sa parole et surtout les déflagrations d’une écriture explosée, d’une langue mise en charpies et remastiquée. D’autres textes tout aussi violents suivront : Intérieur / Extérieur, présenté à Gare au théâtre en 2003, et Patati, patatra et des tralalas ou les chiens écrasés, mis en scène par Sophie Lecarpentier. Balle à terre a fait partie du collectif Pièces d’identités orchestré par le Théâtre de Folle pensée et Roland Fichet en 2004. La même année, dans le cadre des Récréâtrales à Ouagadougou, Emmanuel Letourneu a également mis en scène Banc de touche. Petites barbaries ordinaires a été créée à Juvisy-sur-Orge par Véronique Vellard et le Théâtre de l’Éclipse au printemps 2005. Pour  » Brûlots d’Afrique « , Eva Doumbia a saisi, à son tour, l’incandescence de cette langue étonnante pour monter Attitude clando.

 » Ici on refuse d’être à genoux les mains sur la tête. L’homme marche. Qu’importe où il ira crever, vous n’emporterez pas son fagot de rêve et la poussière de son crachat.  » (D.N.)

Les bruits de la rue, c’est le nom de votre compagnie, mais c’est aussi ce que fait entendre votre théâtre.
Quand j’ai créé la compagnie en 1997, à la fin de la guerre à Brazzaville, j’avais remarqué que tout le monde vivait dans la rue. Les habitations étaient détruites, mais les gens étaient dans la rue parce que leurs têtes étaient dans la rue. Ils vivaient au rythme des bombes qui explosaient, ils avaient du mal à se retrouver en eux-mêmes. Comme si la guerre avait déchiré le tissu social. Les choses sortaient de leurs gonds, tout était lâché dans la rue, les murs, les gens étaient brisés, tout partait à la vau-l’eau.  » Les bruits de la rue « , c’était vraiment pour faire écho à cette situation.
On a le sentiment que les bruits de la rue travaillent votre écriture de l’intérieur.
La bande-son de notre première création, Carré blanc, était entièrement faite de sons qu’on piochait dans la rue. On voulait faire un théâtre de la rue où les choses ne soient plus cloisonnées, formatées. Un théâtre ouvert. Quand on répétait la pièce, on se disait qu’on devait pouvoir la jouer n’importe où, même dans la rue, puisqu’il n’y avait presque plus de salles à Brazzaville après la guerre.
Vous faites un théâtre qui se veut en rupture avec les habitudes classiques.
C’est en rupture avec le théâtre, tel qu’il se fait à Brazzaville. Tout un public reste très attaché à un style classique à des formules héritées du théâtre national, de son répertoire et même du Rocadu Zulu qui avait finalement une façon de faire très rigide. Avec mon frère Criss, quand nous avons lancé Les bruits de la rue nous avions envie de nous amuser à aller à l’encontre de cette école théâtrale. C’était sur cette base un peu provocatrice que l’on travaillait. On avait lancé un concept que l’on appelait  » le big boum bah « , où le jeu commence mine de rien, puis prend de l’ampleur jusqu’à l’explosion. Les premières réactions ont été vives. On ne voyait pas quand commençait le jeu, puisqu’il n’y avait pas de signal de spectacle, puis c’était une suite de ruptures, les scènes s’enchaînant sans lien évident ou immédiat.
Finalement, le public se laissait embarquer. Ce sont plutôt les artistes de Brazzaville qui avaient du mal à s’accrocher. Le public, lui, était exalté de découvrir autre chose. Ça lui aérait les méninges. Le théâtre psychologique qui sévissait à Brazzaville ne passionnait plus les spectateurs qui bien souvent entraient dans les salles de spectacle pour aller dormir ou pour sortir leurs copines : ils croisaient les bras et attendaient que ça se passe. Ce que nous proposions faisait réagir et réveillait les plus passifs.
Vos personnages sont hantés par le vide, le précipice.
Je suis un amateur du chaos. J’adore le chaos ! (rires) Pour que les choses viennent au monde, il faut un chaos. Quand l’espace est vide, le théâtre peut jaillir, il peut venir combler quelque chose. Quand j’ai une page blanche, j’éprouve le besoin d’écrire, parce que la page est vierge. Quand j’écris, j’ai besoin de partir du fait qu’il y a eu une explosion avant, un déchirement, une déchirure… Je pars de là pour reconstruire, mais souvent aussi pour continuer à déchirer (rires). Après l’explosion, après le chaos, on est au point zéro. Cela nous amène à un devoir de mémoire, à se ressouvenir de ce qu’on a été, de ce que l’on a fait, du passé qui peut nous propulser vers le futur. Les personnages n’habitent pas le décor, mais le décor les habite. C’est ce vide que je voudrais représenter sur une scène, le vide qui hante les personnages.
Votre écriture travaille sur des clignotements de la pensée, des intermittences. On a souvent l’impression de ne pas connaître toute la trame.
Si j’avais toute la trame, je n’écrirais plus la pièce. Quand je commence à écrire, je ne cherche pas à construire, je n’ai pas d’histoire. Souvent, j’ai juste une petite idée, mais il me faut l’écrire. Quand je commence à coucher sur la page cette petite idée, je laisse des cases vides. Ces cases vides m’intéressent justement parce qu’il faut ensuite chercher à les combler. Mais en même temps, il ne faut pas toutes les combler, sinon où se trouvera la place du théâtre et de la littérature ? Ce qui m’intéresse le plus ce n’est pas de raconter une histoire, mais de faire réagir le spectateur à une histoire, selon l’angle par lequel on la lui présente. Je travaille à partir des débris tombés après l’explosion. Je m’en sers, je cherche à les recoller. C’est à partir des morceaux que l’on va se dire :  » Tiens, il y avait une vie là « . Quand j’écris, je raconte toujours les choses en bribes.
Ce n’est pas confortable pour le spectateur. Votre dramaturgie déconcerte le public.
Je n’aime pas qu’on formate le public. Si les spectateurs entrent dans la salle en sachant déjà ce qui va se passer, il n’y a plus d’art possible. Il n’y a plus de question et cela ne m’intéresse plus. C’est la question qu’on se pose qui importe, cette question qui ne finit pas, et dans laquelle d’autres questions se développent à l’infini.
Ce que vous aimez, c’est engager le spectateur dans une aventure.
C’est mettre un point d’interrogation. Pour moi, c’est l’une des plus grandes créations de ce métier d’écrire.
Vos personnages sont souvent hantés par un manque, une absence. Dans Carré blanc, l’obsession est celle de la voiture de Fernandel. Quelle est cette voiture et pourquoi la figure de Fernandel ?
C’est une DS, comme celle de mon père ! (rires) Ces deux personnages veulent arriver à l’autre bout de la terre. Ils se détestent et ont un vide à l’intérieur, un blanc, un trou. Ils ont une fuite dans la tête, et la seule idée concrète qui les obsède, c’est la voiture de Fernandel. Ils sont convaincus qu’avec la voiture de Fernandel, ils passeraient tous les barrages. Dans leur univers, ce serait une carte blanche. Fernandel, c’est un Blanc, c’est une figure rayonnante et forte, c’est un passe-partout, un rêve.
Vos personnages sont marqués par une fêlure, repris de justice, bourreaux de la guerre, génocidaires, violeurs…
J’aime quand les personnages sont chargés. Ils vivent par rapport à leur passé. Ce qui impose leur force, c’est ce qui a été. Ce qui finit par exploser les personnages sur scène n’est souvent qu’un petit couac, mais ce petit couac est nourri d’un passé assez pesant. Ce que je cherche à créer, c’est un pôle de déséquilibre entre ce passé qui pèse lourdement, avec cet excès de culpabilité, et ce présent qui pèse peut-être moins mais que le passé continue de déterminer.
Vos personnages sont sombres, mais ils revendiquent toujours leur force de rêve.
On peut tout enlever à un homme sauf le fagot de son rêve. Ce qui permet à un homme de tenir debout, c’est le fait qu’il puisse rêver. Si on lui enlève le rêve, il est condamné. Le rêve, c’est l’aller et le retour des choses. Et la plus grande liberté est justement celle d’aller et de revenir. Mes personnages sont pris au piège, emprisonnés. C’est à ce moment-là que le rêve s’impose. Dans Patati, patatra…, les personnages sont coincés, pourtant Pati finit toujours par dire :  » Je m’envolerai.  » L’autre veut lui ouvrir les yeux, mais il n’y a rien à faire, il se raccroche à cette idée comme les personnages de Carré blanc à la voiture de Fernandel. Mes personnages ne tiennent presque plus à rien. S’ils n’ont plus de rêve, ils crèvent. C’est pourquoi ils se cramponnent à des bouts de rêves qui chargent leur passé et les projettent dans un avenir possible. Dans le chaos qui est leur présent, seul le rêve permet d’envisager l’avenir. Le rêve aère la tête, c’est une respiration, un souffle, le moyen de s’alléger pour s’arracher enfin et s’envoler. Car c’est dans les têtes que le poids pèse…
L’explosion des personnages passe aussi par l’éclatement de la langue, sa déconstruction.
Il y a une chose que j’aime chez les Français, c’est leur langue. J’ai l’impression que quand on entre dans cette langue-là, on entre dans le monde. On peut s’amuser à se jouer de tout, rien qu’avec un mot. Et ce qui me stimule, c’est la relation de tension incroyable entre le français et ma langue maternelle, le lari. C’est une langue urbaine inventée, une espèce de créole né avec la colonisation et ses interdits, une langue hybride d’une grande vitalité qui continue de se fabriquer au jour le jour. On parle moins cette langue qu’on ne la joue avec les images et les sons, elle s’invente en somme en se parlant. Ce que je cherche, c’est laisser l’énergie inventive du lari traverser mon français, laisser la spontanéité imaginative de cette langue chahuter le français et faire se croiser les mots et les images.
Avez-vous un compte à régler avec la langue française ?
Je ne crois pas. C’est une langue que j’aime. Mais ce qui me fait de la peine, c’est quand on la structure trop, qu’on l’enferme, qu’on la bride et qu’on lui trace des paramètres. J’ai l’impression qu’on asphyxie la langue, qu’on l’étouffe pour finalement la perdre et l’enterrer vivante. La langue doit aller à la vitesse de l’imagination. Bien sûr, l’écriture a besoin d’un mûrissement, mais le vrai défi, c’est de parvenir à donner à l’écriture la force de la parole, son inventivité, son énergie.
Et cette énergie a à voir avec la musique de la langue ?
J’adore la musique et je ne peux pas vraiment écrire sans musique. J’aime écouter de la musique quand j’écris car je n’ai pas de rythme. Après un premier jet, je jette les pages dans un tiroir et je vais me promener dans la vie. Puis je retrouve mes pages et au deuxième jet, j’essaye de structurer l’histoire. C’est quand arrive le troisième jet, que je me fais vraiment plaisir, quand les pages du tiroir me rappellent et que j’arrive à  » descendre  » dans l’écriture. Je travaille à haute voix, je compte les mots et les syllabes, je cherche la tonalité, le tempo, le son. Alors, le grand jeu commence !

///Article N° : 3837

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire