Trans’ahéliennes, pour une dramaturgie du partir

Entretien de Sylvie Chalaye avec Rodrigue Norman

Ouagadougou, août 2004
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Dans une pièce étonnante, le jeune auteur togolais puise dans les récits de clandestins pour explorer l’attrait irrésistible pour l’Europe de la jeunesse africaine.

Auteur d’à peine 25 ans, Rodrigue Norman a commencé à écrire au Togo où il fonde très tôt sa compagnie  » 3 C « . Depuis, il n’a cessé de produire des textes pour le théâtre et de collectionner les distinctions. Il vit aujourd’hui en Belgique où il a bénéficié d’une formation à la mise en scène dans la prestigieuse école de l’INSAS à Bruxelles, avant d’être accueilli cette année en résidence à la Comédie de Saint-Étienne. Entre deux battements, un de ses premiers textes, a été présenté au printemps 2004 dans le cadre du Festival des francophonies de Mantes-la-Jolie. Il vient de publier aux éditions Lansman une pièce étonnante qui lui a été inspirée lors d’une résidence d’écrivain au Mali organisée par l’association Écritures vagabondes. Elle puise aux sources du fait divers et de toutes ces histoires de clandestins et de réfugiés que la force du désir et la manipulation des marchands de rêve ont poussés vers la mort. Mais ces histoires vraies, Rodrigue Norman les métamorphose et les transcende en une forme mythique qui donne à son texte une ampleur d’une rare beauté. Trans’ahéliennes porte la force du voyage et du vent, le thème de l’envol, de la traversée et de la chute, celle d’Icare qui a voulu trop se rapprocher du soleil de l’Europe et qui y perd ses ailes.
Jeunes Sahéliens, Coolio et Boutros avaient fait le choix du grand voyage vers l’Europe. Mais le rêve a rapidement tourné au cauchemar et Coolio est mort en Europe. Sept ans plus tard, Boutros revient dans son village du Sahel porteur de la triste nouvelle. Il va devoir raconter au cercle de la famille et des amis la mort de son compagnon, une mort annoncée qui prend une valeur symbolique cristallisant rêves et désespoirs. Qu’est-ce qui a tué Boutros ? L’épuisement ? La drogue ? Le cancer ? Une chute dans le vide ? Le coup fatal que Boutros révèle lui avoir porté ?
Vous avez choisi une dramaturgie du huis clos qui reproduit en somme la veillée funéraire, même s’il s’agit ici d’une veillée a posteriori puisque Coolio est mort, il y a sept ans.
Pour moi cette situation était avant tout théâtrale, d’abord parce que la mort elle-même est une situation de crise et c’est le tragique qui m’intéresse, ce qui se dit après la mort… ce chamboulement que la disparition de Coolio laisse derrière elle, dans la famille et plus largement au plan symbolique dans le Sahel même. Pour moi, cette mort racontée cristallise l’enjeu dramatique.
Le rituel funéraire coïncide avec le rituel théâtral et l’action dramatique se fait commémoration, monumentum.
Je suis actuellement dans une obsession de la parole. Je tente de prendre la parole comme l’élément théâtral même de mon théâtre. Je crois même avoir une certaine propension à sacrifier un peu de l’action pour nourrir une force dramatique qui relève exclusivement de la parole.
Mon écriture tend de plus en plus à un travail sur la parole, la prise de parole. C’est quelque chose qui a évolué ; avant mon écriture était peut-être plus visuelle. À un moment donné, certains écrivains sentent ce besoin de la parole pour exprimer leur théâtralité. Je me reconnais dans cette mouvance d’auteurs qui utilisent la parole comme l’élément même de la théâtralité.
La thématique de la traversée est au cœur de la pièce, et c’est un sujet qui est aussi celui de Entre deux battements, un autre de vos textes.
J’expérimente sur tous les plans la thématique du partir. Ce que j’écris ces derniers temps met en question le partir, le voyage, le départ pour l’Europe… C’est un peu une trilogie que je voudrais faire. Après Entre deux battements et Trans’ahéliennes, j’ai écrit pour les Récréatrales un texte qui s’intitule Chroniques des années du partir.
Pourquoi avez-vous choisi le Sahel pour raconter cette histoire ?
À un moment donné, j’ai fait un voyage au Mali et j’ai découvert un peuple que je ne connaissais pas vraiment. L’atmosphère du Mali, l’ambiance de ce pays sahélien m’a séduit. Dans l’écriture de cette pièce, je voulais retrouver cette atmosphère. Pour moi, Trans’ahéliennes, c’est bien sûr la traversée, le passage, l’au-delà du Sahel, mais c’est aussi la transe. Au Mali, il y a très fortement ce besoin d’aller vers d’autres cieux, de rejoindre l’Europe. C’est un phénomène. Les jeunes du Sahel rêvent de cet au-delà du désert. Cette posture de toute une jeunesse m’avait vraiment interpellé, car elle me semblait réellement exacerbée. Comme j’ai choisi d’utiliser la parole comme élément théâtral de cette pièce, mes personnages ont adopté une façon de parler qui pour moi évoque la transe. La transe qui est un état d’esprit surexcitée. Pour moi, mes personnages étaient en transe. Et j’avais d’abord pensé à un autre titre :  » Les transes du Sahel « .
La transe, c’est le débordement, celui du désir de Boncana, ou de la colère qui fait dire des choses qui échappent parce que l’on ne se possède plus, comme Sista que le chagrin traverse et qui accuse l’Europe d’avoir tué son fils ou qui rejette Boncana en la traitant de putain.
On a le sentiment que la pièce s’inscrit fortement dans la réalité du fait divers, et en même temps, le personnage de Coolio a quelque chose de mythique.
Il y a une histoire de cette famille avant le retour tragique de Boutros. La mère a une certaine fortune. Mais Faney n’a jamais eu la confiance de Sista. À cause de la mort du fils, il n’a pas eu de place dans la famille. C’est à cause de Coolio que rien n’avance dans le Sahel.
Je voulais construire une légende autour de ce personnage de Coolio devenu tellement présent pour moi. Je suis parti d’une réalité, mais il y a eu ensuite comme un délire autour du personnage. Je voulais un parcours de réfugié. Avant d’écrire cette pièce, j’ai été fortement marqué en Belgique par des histoires de réfugiés. J’avais fréquenté le milieu des demandeurs d’asile, ces histoires m’ont toujours beaucoup impressionné. On m’a parlé du suicidé de Liège, de cette jeune fille morte subitement dans un avion… ce sont des éléments glanés un peu partout qui m’ont permis d’imaginer le personnage de Coolio. Et je m’étais promis de restituer quelque chose de tous ces parcours de réfugiés que j’avais rencontrés.
Mais ces histoires de clandestins prennent une ampleur quasi légendaire.
Pour moi, au-delà du voyage, c’est le questionnement qu’il y a en Afrique et au Mali notamment sur la circulation des hommes dans le monde que je voulais évoquer. Il fallait partir d’une fable très concrète, peut-être même triviale, mais avant toute concrète. On ne comprend pas en Afrique pourquoi c’est si facile aux gens du Nord de voyager au Sud, alors que le voyage des gens du Sud vers le Nord est si difficile. Bien sûr, il y a des raisons, je ne suis pas naïf, mais manifestement tous les hommes ne sont pas égaux face au voyage. Cette pièce est très collée à la réalité, c’est presque une écriture documentaire, qui prend en compte des histoires vraies. Mais je ne voulais pas rester à la surface réaliste des choses.
Ce personnage de Coolio qui meurt et finalement ressuscite a quelque chose de christique, c’est une figure de martyre.
C’est le moment où commence mon délire, ma vision fantasmée du personnage. Ce personnage qui n’a pas pu mourir au pays et a traversé plusieurs morts. Quand il est devenu démissionnaire, même se tuer, il n’a pas pu le faire, il a fallu que quelqu’un l’aide à mourir. C’est là où commence le décalage par rapport au réel, c’est là où se joue la dimension mythique et légendaire du personnage. Pour moi, il est mort plusieurs fois. Après la première mort, ce coma, il fallait le réveiller, comme s’il avait une figure de Christ. En même temps, je voulais un personnage très simple. Coolio, je l’ai vu au Mali, à Bamako. C’est ce jeune qui vend des porte-clés et qui rêve de l’Europe, c’est un personnage très commun, comme on en rencontre au coin des rues des grandes capitales africaines. Mais, petit à petit, je voulais qu’il y ait cette transfiguration et qu’il prenne une autre dimension.
Pourquoi les personnages décrochent parfois du français pour parler en anglais ?
En fait, il s’agit du chaos. Rien n’est à sa place, rien n’est à l’endroit. Au sein de l’Afrique, l’émigration, le voyage n’ont pas commencé avec le déplacement entre l’Afrique et l’Europe. Sur le continent, il y a des peuples qui se déplaçaient déjà, il y a très longtemps, avant la création des frontières. Les déplacements en Afrique, c’est aussi vieux que l’origine du continent. C’est dire que pour ces peuples le français est loin d’être la seule référence.
Il y a aussi ce fil d’Ariane qu’est le téléphone dans la pièce et qui évoque un lien aussi magique que fatal pour les personnages.
C’est un moyen qui tente de briser l’écart, de tricher avec l’absence, de jouer avec l’illusion de la présence. Il permet au fils d’être relié à sa mère. Coolio s’en sert très bien, il obtient le code pour retirer de l’argent, il s’en sert pour faire l’amour avec sa fiancée au pays, il s’en sert pour engueuler son beau-père.
Mais au bout du compte, il se perd et le fil ne le ramènera pas. Il apparaît comme un personnage floué, abusé par ses rêves et que le monstre de l’Europe finit par dévorer.
Oui, mais il n’y a aucune leçon, aucune prétention à moraliser quoi que ce soit. D’abord, il y a aussi des migrations réussies comme celle de Boutros qui a réussi à construire quelque chose. Le destin de Coolio n’est pas exemplaire, il n’est pas caractéristique du voyage vers l’Europe. C’est un personnage saisi à un moment donné et au destin singulier. Il n’y a là aucun appel aux Africains de ne pas venir en Europe. Moi-même j’y vis. Bien sûr, il y a des clandestins au destin tragique qui ont péri dans le voyage, mais à côté de cela, il y a Boutros qui est tout le contraire de Coolio et qui peut aller et venir entre l’Afrique et l’Europe. Il a vaincu l’écart entre le Nord et le Sud, l’écart géographique bien sûr, mais aussi l’écart mental entre l’Europe et l’Afrique. S’il y a peut-être une leçon à prendre, ce serait plutôt la leçon de Boutros qui a vaincu la distance. Je n’ai aucune volonté de considérer l’Europe comme dévoratrice. En réalité, c’est le frère africain qui a tué son propre frère.
Boutros a tué en somme le double de lui-même, son ombre.
C’est justement pour cela que je prends une distance par rapport à la réalité. Je voulais dépasser les histoires connues. Il y a des histoires tragiques qui circulent comme celle de cette jeune fille de 20 ans morte étouffée dans un avion qui la ramenait au Nigeria. C’est une histoire qui a beaucoup frappé les imaginations en Belgique et on entendait des soupirs d’indignation :  » L’Europe tue nos enfants ! « . Quand j’écrivais cette pièce, la mémoire de cette jeune fille m’habitait et je la lui ai dédiée. Mais je voulais aussi prendre de la distance. Bien sûr Sista, la mère, aurait été satisfaite que Boutros dise que c’est l’Europe qui a tué Coolio, c’est ce qu’attendait la famille. Et quand il balance, tout à la fin, que c’est lui qui a donné le dernier coup, la mère ne veut pas l’entendre. On ne peut pas tuer son propre frère. Ne sommes-nous pas nous-mêmes parfois nos propres fossoyeurs ? Je voulais prendre de la distance et montrer que les choses étaient plus complexes.
Coolio est dans une famille dont la mère détient finalement une fortune laissée par le père. Coolio n’avait pas besoin de partir en Europe pour faire fortune. Il y a dans la cour même une fortune enfouie, dont on ne se sert pas. La mère avait l’argent nécessaire. C’est donc au-delà de la question d’argent. Que vient-on chercher en Europe ? Il y a en fait de l’absurde dans ce voyage. C’est cette contradiction de l’Afrique que je voulais raconter.

///Article N° : 3926

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