Le dernier texte de Mongo Beti*

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Dans un discours percutant prononcé à l’université de Yaoundé en mars 2001, l’écrivain Mongo Beti tente de distinguer langue française et francophonie. Vingt ans plus tôt, Sony Labou Tansi avait abordé le même sujet à l’université de Brazzaville.

Un mot ou deux d’abord sur la situation de ce texte, indispensables si l’on veut en saisir la force performative jusque dans ses tenants et aboutissants les plus implicites. Un texte donc à l’origine oral, prononcé le 19 mars 2001 à l’université de Yaoundé I, plus précisément dans le prestigieux amphithéâtre 700. C’était à l’occasion de la rituelle  » semaine de la francophonie « . Le service de coopération et d’action culturelle avait organisé une table ronde réunissant un  » panel  » composé des sommités universitaires présumés incontournables sur la scène francophone camerounaise : Tabi Manga, Mendo Ze, Ndjoh Mouelle, Eboussi Boulaga. Jeté au milieu de cet illustre aréopage, le nom de Mongo Beti, malgré son statut de plus grand écrivain camerounais francophone, figurait un peu comme celui du parent pauvre dans la famille académique nationale. C’est du moins ainsi que sa personne le ressentit, et le fit sentir.
Arrivant comme un cheveu sur la soupe (francophone), il allait cracher dedans ; refusant de s’abreuver à la mare, il allait y jeter son pavé… Un vrai empêcheur de francophoner en rond, ce Mongo Beti. Il avait à parler – le premier ! – sur le sujet mis à l’ordre du jour de cette table ronde,  » La francophonie et la diversité des cultures « . Fade remake de l’exception culturelle, ce thème fort consensuel ronronnait en effet dans l’air du temps, déjà embouché par les premiers trompettes de la francophonie, de Jean-Marie Meissier à Jacques Chirac, lequel avait en 2001 fixé la vulgate :  » …préserver la diversité des langues et des cultures comme on préserve les espèces.  »
Mongo Beti n’en dit mot, pour ne point paraître consentir à de tels présupposés. Fuyant  » comme la peste « , toute cette rhétorique de genre épidictique, il porta sans tarder le fer dans la plaie, au demeurant plus camerounaise que francophone en général. Ce qu’il appelle ici  » malentendu « , n’est qu’un euphémisme pour différend.
Le différend politique
Il faut croire que la plaie est encore à vif d’avoir été exposée publiquement par le justement nommé  » exposé  » de Mongo Beti, puisque le magazine (1) qui en publia la version écrite sous la prudente rubrique  » opinion « , crut bon aussi de l’amputer de sa partie liminaire la plus acide, la plus virulente, sans doute, donc, la plus dissidente. Il convient donc de restituer ici cet avertissement :
 » Il m’arrive à l’occasion de classer les Camerounais en deux catégories : le petit peuple qui souffre en silence sur le terrain et dont je me sens solidaire, d’une part, et d’autre part, les gens qui se réunissent pour faire de grands discours. Jamais de passerelle entre les deux mondes, bien entendu : je ne me souviens pas avoir jamais observé qu’un de ces discours se transformait en une action concrète sur le terrain. Moi, j’ai toujours voulu être un homme de terrain. C’est pourquoi je déteste la parole qui ne transforme pas en actes. C’est pourquoi, habituellement, je m’abstiens de participer à ce genre de débats, que je fuis même comme la peste. J’ai aujourd’hui l’occasion d’expliquer mon attitude, en présence d’hommes et de femmes de bonne volonté, qui peut-être s’en étonnaient. Je vais aborder le problème qui nous occupe en homme de terrain, c’est-à-dire avec pragmatisme, ce qui devrait me permettre de dissiper certains malentendus. J’avais d’abord intitulé mon exposé ‘le mal francophone’. Je préfère, après réflexion, ‘Langue française et francophonie sont-elles compatibles ?’  » (2)
Un avertissement en effet crucial pour comprendre la stratégie de Mongo Beti dans ce contexte qu’il estime piégé par une sorte de double contrainte : à cette table (ronde comme le cercle dit vicieux), il est aussi impossible de se taire (chaise vide) que de discourir (fauteuil plein). Reste l’entre-deux (chaises), strapontin voire siège éjectable. Mal à l’aise de se trouver placé sur cette tribune politico-universitaire qu’il n’a cessé de fustiger et où il ne saurait être ni solitaire ni solidaire, il méta-communique sur son malaise présent. Ce faisant, il le communique subrepticement à ses commensaux. D’où le changement tactique et d’intitulé et surtout de destinataire. Double énonciation, double jeu, ruse de l’oblique…
Le titre d’abord. En changer n’est pas un tour de passe-passe innocent. Et le dire, encore moins. Passer de la simple affirmation du  » mal francophone  » à sa mise en question paradoxale par la langue française, c’est dire qu’on ne s’attaque pas au mal face à face, mais en le traquant jusque dans ses racines. C’est prendre les  » radicaux  » à revers : à leur propre piège, la radicalité. Le paradoxe inclus dans la question titulaire n’est donc pas une illusion pour amuser la galerie. C’est une vraie question de fond, non pas fausse mais faussement naïve, candide à la manière de Voltaire débusquant les préjugés, posée à la manière de Socrate pour contester le présupposé. Bref : une ironie.
Quant à savoir à qui cette feinte question est adressée, le jeu de dribble de Mongo Beti est encore plus retors. Il lance sans doute sa mise en garde à l’intention de ses voisins de table, mais en prétendant s’adresser plutôt au public de la salle où il espère trouver ces  » hommes et femmes de bonne volonté « , soit une improbable troisième catégorie de Camerounais qu’il invente pour les besoins de l’occasion. Une façon de se mettre à table qui équivaut à en sortir.
Par cet acte de langage indirect, il réussit à sortir du piège, la tête haute et les principes sains et saufs, avec, en fameuse prime, le plaisir de voir, en temps et lieu réels, l’effet boomerang à l’endroit de ces  » gens qui se réunissent pour faire de grands discours « . À eux de se trouver à présent sur la sellette.
La différence littéraire
En dehors ou en plus de l’intérêt affectif que l’on ne peut s’empêcher d’attacher rétrospectivement à ce texte posthume, on trouvera ici à l’œuvre un Mongo Beti au mieux de sa forme de polémiste – virulent, incisif –, au mieux aussi de son fond d’intellectuel lucide et lumineux. Au lieu de jouer de la posture attendue de l’intellectuel supposé savoir ou, comme on dit ici, de  » long crayon « , il déjoue d’entrée de jeu les possibles accusations d’imposture en prenant position, une position solide d’homme de terrain qui ne s’assure que de la seule théorie qui vaille en la matière : le pragmatisme.
Le terrain sur lequel il prend ainsi une position inexpugnable, c’est sa propre expérience, qui est triple : écrivain de langue française, enseignant de français, libraire à Yaoundé. Il passe directement à l’offensive, ouvrant successivement trois fronts, lesquels correspondent chacun, grosso modo, à un de ses trois métiers : l’enseignant s’affronte à la francophonie, le libraire aux  » élites africaines « , l’écrivain aux  » radicaux africains « .
Passons sur les deux premiers combats, bien connus. Mongo Beti lui-même les expédie assez vite, en quelques formules sèches et définitives, comme si l’affaire était entendue et réglée pour solde de tout compte. Le troisième, en revanche, donne lieu à un développement plus nourri. On y sent surtout la jubilation de l’écrivain à se jouer d’un adversaire trop alourdi par son armature académique pour répliquer à armes égales. Mongo Beti le frappe en effet à coup sûr, en usant tour à tour de toutes les armes de la panoplie du pamphlétaire : argumentation serrée, traits d’ironie, art de glisser l’anecdote, de placer le coup de grâce :  » J’ai peur de devoir attendre longtemps.  »
Il faut dire que la blessure initiale remonte à quelque vingt années. À Brazzaville, se souvient Mongo Beti, où il fut  » conspué par dans un amphithéâtre que les intégristes de l’africanité linguistique avaient massivement occupé « . Et où, comble d’infamie, il fut  » traité de nouveau Senghor  »
Un petit détour par la capitale congolaise s’impose, là où un jeune écrivain nommé Sony Labou Tansi s’était fait prendre à partie, lui aussi, sans doute par les mêmes  » talibans  » anti-francophones (3). Il s’en défendit, lui aussi par une attaque préventive, dans une intervention prononcée à l’occasion d’un colloque organisé en 1981 et portant sur  » L’enseignement des littératures africaines à l’université « .
Sony Labou Tansi qui vient de publier à Paris, au Seuil, son premier roman, La Vie et demie, fait alors figure de jeune étoile montante dans la littérature africaine francophone qu’il bouleverse et renouvelle de fond en comble. Assumant son rôle d’outsider iconoclaste, il fait face à la critique universitaire qui reprochait toujours à l’écrivain africain de ne pas écrire en langue africaine. Son texte publié à Brazzaville dans la série  » Colloques de la faculté  » sous le titre  » L’écrivain face à la polémique  » est effectivement lui-même très polémique, non seulement sur le fond du problème (la langue d’écriture), mais d’abord et surtout sur la forme du discours oral dans laquelle l’université lui demanderait de se couler.
Il met ainsi en évidence la contradiction qu’il y aurait pour les  » intellectuels  » à exiger, d’un côté, des créateurs qu’ils écrivent en langue africaine, mais à pratiquer, de l’autre, une sorte de langue de bois académique, en  » gros français « , en tout cas très éloignée de la langue du peuple qu’ils souhaitent voir adopter par les créateurs. C’est donc en tant qu’artiste que Sony attaque d’emblée et brutalement sur la question cruciale :  » Je crois qu’on me demande de faire une conférence à votre intention. Pour trois raisons, je dis non. La première de mes raisons est que les conférences sont des ‘machins’du XXe siècle. Et si je devais parler au lieu et place de l’Afrique, je dirais que même l’Afrique n’est pas au XXe siècle. Mesdames et Messieurs, Camarades, c’est une honte, notre honte à tous, mais il faut appeler les choses par leur vrai nom, car c’est là que commence ma démarche de créateur.  »
Déjouer les  » engins « 
Le vrai nom de conférence est  » machin « , c’est-à-dire une sorte de piège innommable dans lequel il faut se garder de tomber, soit très exactement un  » engin « . Dans une version manuscrite la pointe assassine qui doit dégonfler le terme est encore plus violente et acérée sous le trait métaphorique :  » Et des engins comme les conférences, les symposiums, les communications me semblent des engins de pêche dans les eaux de la culture : on peut pêcher des têtards et même rentrer bredouille.  » Juste après ces premiers mots offensifs chargés de nettoyer la situation verbale, il enchaîne sur la question primordiale :  » Je vais vous donner la raison principale pour laquelle j’écris…  »
Sony se met donc à la table de conférence. Sans doute moins pour  » bouffer la culture  » que pour tenter de ne pas y être dévoré comme produit de consommation culturelle :  » Mesdames et Messieurs, quand on m’a proposé de faire une conférence aux Universitaires de votre Département, je me suis dit : ça y est, ils ont faim et ils veulent un casse-croûte ! Une phrase que j’ai lue au mur dans un campus m’est revenue à l’esprit : ‘On cherche des auteurs pour cannibales’. Vous voyez bien l’ambiguïté. Mais entre nous soit dit, si vous avez faim, si vous avez vraiment faim, vous vous êtes trompés de casse-croûte.  »
Pour échapper à ce qu’il appelle  » l’ambiguïté « , autrement dit au piège de la double contrainte (impossibilité de faire une conférence et impossibilité de ne pas la faire), l’écrivain joue sur les mots. En jouant le rôle du trickster dont la ruse vise à décevoir l’adversaire qui veut le bouffer, il imagine qu’il ne fait pas une conférence (au sens négatif de machin, d’engin ou d’ustensile de cuisine), mais quelque chose dont les connotations positives lui permettront de reprendre l’avantage en décevant l’attente du public.
Refusant le nom, il nomme autrement :  » Nous allons parler non pas de conférence, mais simplement d’adresse, d’état civil si vous voulez : je vais vous donner mon état civil et mon adresse au camp de la polémique. (…) En tout cas, au lieu d’une conférence comme vous l’avez souhaité, nous allons parler de mon exercice de la lucidité. Ce mot a pour moi une grande importance parce que je crois que l’art, c’est le pur et simple exercice de la lucidité. L’art, c’est le contraire de l’exercice de la polémique, c’est tout le contraire de l’exercice de la culture.  » L’art, c’est l’exception, la culture, la règle.
Mais revenons à Mongo Beti. Par contraste avec son cadet, on le discerne mieux, jusque dans son distinguo paradoxal entre langue française et francophonie. Dans un  » exposé  » tout de même construit, argumenté selon les règles du genre dissertatif en vigueur à l’université, il défend la langue française, son universalité et même sa sacralité pour laquelle il vaut la peine de se sacrifier : l’enseigner est un  » sacerdoce « , la propager un devoir  » sacré « . Il y a là, si on y songe, un étonnant chassé-croisé avec Sony, entre deux réalismes, entre deux piétés. Pour celui-ci, pragmatique en cette affaire, la langue est chose contingente. Il est seulement locataire d’une langue, il paye son loyer. On peut en changer comme on déménage. Professeur d’anglais, il aurait aussi bien écrit dans la langue de Shakespeare. Pour se faire entendre. Pour réveiller les mots, ces  » cadavres qui aspirent à la résurrection « . Pour accomplir ce miracle, peu importe la langue, il n’en est point d’élue. Sony Labou Tansi est un écrivain prophétique, son écriture est hors langue, relève d’un autre langage qu’il invente, tout seul. Sa lucidité provient d’une lumière sacrée qui perce au cœur des ténèbres. Mongo Beti, lui, croit aux bienfaits de la compagnie des livres : le commerce avec les livres est le seul qui vaille pour libérer l’humanité de l’obscurantisme. Il reste un intellectuel des Lumières. Le dernier ? Sa librairie reste ouverte.

Notes
* Une première version de ce texte a été publiée dans la revue Rupture-Solidarité, n°4, Karthala, 2003.
1. Le francophone, N° 01, janvier–février 2002, pp.15-17. Ce  » magazine international d’informations générales de la francophonie » est une publication de l’ONG APAF (Association des passionnés de la francophonie). Je les remercie d’avoir autorisé la reproduction dans Rupture de ce texte certes passionné mais si peu pour la francophonie…
2. Je cite ici d’après la version intégrale publiée par un autre journal de la place, Patrimoine, N°25, mai 2002, pp.12-13. Notons que ce  » mensuel de la culture et des sciences sociales  » maintient le titre  » Le mal francophone « . D’une étrange familiarité avec La malédiction francophone (Yaoundé : CLE, 2000) d’Ambroise Kom, le compagnon de route de Mongo Beti. La francophonie serait-elle la maladie infantile du camerounisme ? Ou encore la maladie sénile du colonialisme ? Quoi qu’il en soit, il serait intéressant de comparer de manière plus approfondie les positions des deux intellectuels camerounais à ce sujet. Je ne suis pas sûr par exemple que le professeur et l’écrivain seraient d’accord en tous points (et jusqu’à quel point ?), notamment sur le distinguo radical entre francophonie et langue française établi par Mongo Beti. Car une radicalité peut en cacher une autre…
3. Notons qu’en 1984, au centre culturel français de Bamako, Tchicaya U’Tamsi avait dû essuyer les mêmes critiques de la part des étudiants. Sur la dissidence des écrivains congolais par rapport à Senghor, voir notre  » Nègre ou ne pas être : le rendez-vous manqué de Senghor et de Sony Labou Tansi  » (Sociétés africaines et diaspora, n°7, Paris : L’Harmattan, pp. 91-109).
Nicolas Martin-Granel, enseignant-chercheur en anthropologie et en littérature dans des pays d’Afrique diversement francophones, notamment à Bamako, Nouakchott, Brazzaville et Yaoundé, est actuellement responsable à Madagascar d’un projet d’appui au bilinguisme. Auteur d’articles et d’ouvrages relatifs au Congo et à Sony Labou Tansi, il a coordonné, entre autres, la publication de L’Autre Monde et de L’Atelier de Sony Labou Tansi (éditions Revue Noire, 1997 et 2005).///Article N° : 4136

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