« La vie est une migration »

Entretien d'Ayoko Mensah avec Abd Al Malik

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Abd Al Malik fait beaucoup parler de lui. Né de parents congolais, Régis Fayette Mikano grandit dans une cité, dans la banlieue de Strasbourg. Dans son autobiographie, Qu’Allah bénisse la France, il retrace son parcours singulier : De la délinquance au soufisme en passant par le rap.

Vous êtes né à Paris en 1975 puis avez vécu votre petite enfance au Congo avant de revenir avec vos parents dans la région parisienne. Vous avez donc vécu très tôt l’expérience de l’émigration. Est-ce pour cela que ce thème traverse votre expression, qu’on le retrouve aussi bien dans votre livre Qu’Allah bénisse la France que dans votre dernier album intitulé Gibraltar ? Vous l’abordez d’ailleurs sous l’angle du témoignage, de l’expérience vécue, de l’intime… Que vous évoque l’expression « migrations intimes » ?
Nous avons tous un cheminement, une quête. Beaucoup de personnes cherchent quelque chose… Finalement, elles se rendent compte qu’elles étaient juste en quête d’elles-mêmes. C’était là, juste à côté, il n’y avait pas besoin de voyager. « Migrations intimes » m’évoque une quête initiatique, un voyage intérieur… La vie est une migration.
Plus que par les migrations géographiques, votre vie semble marquée par l’expérience du voyage intérieur…
Oui, mon histoire est celle d’une transformation : passer du paraître à l’être, de l’extériorité à l’intériorité. Entre l’image que les gens ont de nous et ce que l’on est véritablement, il y a un voyage à faire. Ma vie entière est ainsi faite : c’est un cheminement, une migration intime. Dans cette société française où j’ai grandi, j’ai dû sortir des ghettos géographiques mais aussi intérieurs.
Quel rapport avez-vous aujourd’hui à l’Afrique, en tant que territoire mais aussi en tant que culture et imaginaire ?
Je me rends souvent au Maroc. Mon maître spirituel vit à Fez. Mais, je ne vais pas assez au Congo. En fait, je n’y suis encore jamais retourné. Chaque année, mes frères et moi, nous envisageons d’y aller mais, à chaque fois, cela n’aboutit pas…
Ce n’est pas que je redoute ce retour. Mais je sais qu’il y aura un avant et un après. Un arbre sans racines est voué à la mort. Mes racines viennent de là. C’est de là que je puise la possibilité d’être ce que je suis. J’ai peu vécu au Congo mais ma mère a su incontestablement nous transmettre sa culture.
Cette transmission est pour moi essentielle. Elle n’a pas été artificielle. Grâce à ma mère, aux histoires de son enfance qu’elle nous racontaient, je comprends plusieurs dialectes congolais. Ces racines continuent d’exister en moi même si elles sont enfouies. On ne les voit pas mais elles sont essentielles. Si ces ramifications souterraines n’existent pas, tu meurs. En ce sens, cela nous dépasse : c’est puissant, fort et profond. Et pourtant, cela n’a rien de phénoménal, ça ne saute pas aux yeux.
Au départ, j’ai expérimenté la force de ces racines de manière inconsciente. Ce n’est qu’après, lorsque j’ai grandi, que j’ai commencé à analyser et à me rendre compte de l’importance de mes origines.
Dans mon livre, j’ai voulu écrire cela. Chez moi, on vivait en harmonie. Tout tournait autour de ma mère. Aujourd’hui, si je suis ainsi, si j’ai le sens des responsabilités, cela vient des valeurs que ma mère m’a inculquées.
Cette transmission de valeurs dans les familles immigrées, de parents à enfants, vous semble-t-elle avoir changé aujourd’hui ?
Des choses changent, se grippent. Un soufi égyptien du 12e siècle dit ceci : « Le début détermine la fin. » Pour moi, le fait d’avoir vécu enfant au Congo a été déterminant. En bas âge, tu assimiles comme une éponge. J’ai eu ce qui a manqué à d’autres jeunes de la cité : ce voyage vers ses propres origines. Lorsque j’étais enfant, avec mes amis, je savais déjà que c’était un plus, par exemple dans la manière d’aborder les adultes. Pour moi, la personne âgée est celle qui va m’apprendre. Pour eux, ce n’est pas le cas. Au contraire, il leur faut se révolter contre leurs aînés.
Le fait d’avoir été élevé par des femmes me paraît aussi très positif. De mon point de vue, l’homme a une force extérieure tandis que la femme possède davantage une énergie intérieure et essentielle. L’éducation de ma mère et de mes tantes m’a donné une double force, une capacité d’adaptation plus importante que les autres. Cela fait de moi l’homme que je suis.
J’ai passé toute mon enfance à la recherche de mon père, d’une identité. Avec le recul, ce qui était un handicap m’apparaît aujourd’hui une force. Je l’ai réalisé lorsque je suis devenu moi-même père. J’ai compris la force de transmission des femmes…
En regardant en arrière, il me semble d’ailleurs ne pas avoir eu de quête identitaire mais plutôt spirituelle. En vérité, mon identité a été établie d’entrée par le biais de ma mère.
Il y a aujourd’hui un véritable malaise, pour ne pas dire un ras-le-bol, chez de nombreux jeunes Français d’origine africaine. Est-ce votre cas ?
Il y a un vrai problème aujourd’hui dans ce pays mais je refuse de céder au défaitisme. La France a une plaie béante liée à son histoire qu’elle refuse d’assumer. Tant que cette part sombre ne sera pas acceptée et dépassée, les choses ne pourront pas changer, la plaie ne pourra pas cicatriser. Aujourd’hui, les victimes souffrent encore, les jeunes des cités ne trouvent pas leur place dans ce pays. Tandis que les héritiers du colonialisme n’arrivent pas à reconnaître les erreurs passées. Au contraire, les politiques ont voulu faire passer une loi pour enseigner le rôle positif de la colonisation. Il y a vraiment un problème. C’est pourtant simple de dire : on a fauté mais aujourd’hui regardons devant ! Non, tout le monde regarde en arrière. La France actuellement n’est pas en paix avec elle-même. Nous devrions tous regarder devant, ne pas rester bloqués sur le passé… Il faut que la plaie cicatrise. La trace sera là pour que l’on se souvienne mais elle ne nous fera plus souffrir…
Les migrants clandestins venant du Sud vers les pays européens sont de plus en plus stigmatisés. Aujourd’hui, ils sont assimilés à des criminels… Vous avez intitulé votre album Gibraltar. Pourquoi cette envie de parler de ces jeunes qui veulent absolument atteindre l’Europe, tel un eldorado ?
Nous sommes tous pareils. Nous avons tous besoin d’épanouissement. Au nord, il y a un confort matériel, mais on doit donner une âme à la mondialisation. En ce sens, l’Afrique peut nous apprendre l’essentiel :mais ce n’est pas clinquant… Les politiques doivent créer d’autres rapports nord/sud. Ils parlent de commerce, de biens matériels, de cerveaux mais jamais des cœurs. Je reste persuadé que par la culture, par l’art, on peut créer ces ponts, ces liens. Arrêtons de ne montrer que de pauvres âmes qui échouent sur les rivages européens ! L’Afrique possède des talents artistiques, littéraires, musicaux qui ont beaucoup à nous apprendre sur nous-mêmes ! Les politiques doivent changer. Mais nous-mêmes déjà, en tant que citoyens, nous pouvons jeter des ponts, des passerelles entre le Nord et le Sud, être des détroits de Gibraltar : entre les générations, les couleurs, les peuples. C’est ce que je tente de faire humblement à travers ma musique… Je souhaite qu’elle donne envie à chacun de jeter ses propres passerelles, là où il se trouve…

///Article N° : 4610

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