Une décolonisation sans grande rupture

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Jacques Chevrier

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Dans ses livres comme dans cet entretien, Jacques Chevrier propose un panorama de l’ethnologie à l’envers, montrant ainsi combien les Africains peuvent eux aussi avoir des clichés sur les Blancs.

On remarque un intérêt accru des chercheurs ainsi que des éditeurs pour la littérature coloniale. Pierre Halen, publie Le petit belge avait vu grand (1993), Jennifer Yee Clichés de la femme exotique. Un regard sur la littérature coloniale française entre 1871 et 1914 (2000), Jean-François Durand et Jean Sévry dirigent les trois tomes de Regards sur les littératures coloniales (1999) auxquels vous avez participé. Une volonté de revisiter l’histoire coloniale ?
Je n’ai pas pris le train en marche puisque le texte que j’ai donné pour ces trois tomes, Un Français à la cour du roi de Ségou au XIXe siècle : premières images du Soudan français, je l’avais écrit il y a bien longtemps à l’occasion de mes nombreux séjours au Mali en tant qu’expert de l’U.N.E.S.CO. J’avais lu un grand nombre de textes. Des récits de voyage, notamment le Voyage de Tombouctou de René Caillé, mais également un récit écrit par Eugène Mage, militaire envoyé par le ministère de la Marine avec une mission ambiguë. Il s’agissait de faire des relevés topographiques, de ramener des observations sur la faune, sur la flore, sur les populations, etc. Mais c’était également l’occasion de signer des traités avec les rois, avec les chefs de canton africains. On sentait une arrière pensée de conquête, mais elle n’était pas planifiée au sens où elle ne correspondait jamais à une politique africaine. Certains voulaient clairement s’implanter en Afrique, créer des comptoirs, notamment à cause de la concurrence avec les Anglais. Eugène Mage avait séjourné deux ans à Ségou, où il avait été retenu prisonnier. Il est arrêté. Furieux au départ, il se fait une raison et observe comment fonctionne autour de lui la cour du roi de Ségou. On trouve aussi les récits des campagnes des militaires. Tout cela contribue à donner une image nuancée, mesurée, de l’Afrique. Il y a bien sûr les oublis volontaires ou involontaires, conscients ou inconscients, comme si on voulait évacuer les choses gênantes. Mais ces choses finissent par resurgir, et je crois qu’on a besoin périodiquement de réévaluer le passé, à la lumière du présent. Je crois qu’on est dans cette période qu’il faut appeler devoir de mémoire, ou de souvenir. Il y a manifestement, une redécouverte d’un corpus vite oublié et enterré.
Cela signifie aussi que l’histoire littéraire mérite d’être revisitée.
Il y a eu une période de terrorisme intellectuel où, pour être politiquement correct, il y avait des choses qu’on pouvait dire et d’autres non. Cela a joué surtout pour les Antilles. Quand on parlait de l’esclavage, il était hors de question de rappeler que si la traite avait pu connaître une telle ampleur, c’est que les négriers qui débarquaient sur les côtes africaines avaient des intermédiaires. Ce fut pendant longtemps un sujet tabou. Progressivement, on lève les tabous…
Le stéréotype est très présent dans la littérature coloniale. Vous avez publié Les Blancs vus par les nègres (1999), qui décrit les stéréotypes des Africains sur les Blancs, et au passage, vous égratignez Orphée noir, la célèbre préface de Jean-Paul Sartre à l’Anthologie de la poésie nègre et malgache (1948).
Je n’égratigne pas Jean-Paul Sartre. Simplement, en relisant Orphée noir, je me suis dit qu’il n’a pas été suffisamment perspicace quand il oppose la poésie de la négritude au regard blanc. Il écrit entre autres (je le cite de mémoire) que pendant des siècles, les Blancs ont regardé les nègres sans être regardés. Je crois que c’est inexact aussi bien du côté de la littérature traditionnelle que moderne, parce qu’en relisant ces littératures, on se rend compte que dès le départ, il y a eu des représentations du Blanc, notamment dans la littérature orale. Ici, le récit se constitue autour d’un mythe de fondation, où on explique pourquoi il y a le Noir, le Jaune, le Blanc, le Rouge etc. Et là, on se rend compte qu’il y a déjà une première fabrique, pas forcément un stéréotype, mais en tous cas une représentation de l’homme blanc. Celle-ci va se développer dans toute la littérature écrite moderne. Ce qui est tout à fait normal, puisque les écrivains qui sont souvent des observateurs avertis de la société coloniale voient évoluer des Européens, dont ils donnent des portraits un peu stéréotypés, un peu caricaturaux. Je ne crois pas que ce type de stéréotypes soit lié à la représentation proprement dite. Je crois qu’il est plutôt lié au statut de ces personnages dans la société coloniale, parce qu’ils sont très visibles : ils disposent du pouvoir. Ce sont les commandants, les policiers, les missionnaires repérables par leur soutanes, bref les auxiliaires de l’administration coloniale, les gens qui portent l’uniforme permettant de les identifier. Dès qu’ils apparaissent dans le paysage social de l’Afrique – paysage lui même modifié par la colonisation -, on voit se développer une relation très étrange : d’une part la curiosité, et d’autre part la volonté de nommer. Amadou Hampâté Bâ le rend bien dans son roman L’étrange destin de Wangrin (1972). Lorsque les autochtones voient une canotier sur le fleuve, ils transposent. Pour eux, un canotier c’est un bateau, un bateau c’est une pirogue. Mais une pirogue d’un genre particulier, puisqu’il y a de la fumée. Cela devient une pirogue à fumée. Et il y a ainsi toute une série d’images, de métaphores par lesquelles les Africains décrivent dans leur propre langue ce qu’ils voient. Ce que j’ai voulu faire en écrivant ce livre, c’était inverser la démarche ethnologique, faire de l’ethnologie à rebours, parce qu’il y a des livres qui donnent des images. On a étudié l’image du Noir dans la peinture, la littérature, etc. Mais on avait très peu étudié l’image du Blanc dans la littérature africaine. Je crois qu’il est très intéressant de transformer ces observateurs africains en une sorte d’ethnologues. Bernard Dadié dans Climbié (1957) dit a peu près ceci : pour les Blancs, tous les nègres se ressemblent. En revanche, les Noirs connaissaient les curriculum vitae de tous les Blancs de la colonie. Leurs vies privés étaient mises à jour, d’autant plus qu’ils ne se cachaient pas, ayant un profond mépris pour ces nègres, parfois ravalés au rang d »animaux. On ne se gêne pas devant un chien. On retrouve cela dans le roman de Ferdinand Oyono, Une vie de boy (1956), avec le fameux épisode des petits sacs en caoutchouc (les préservatifs) que la femme du commandant jette sous le lit. Les boys disent qu’au fond, ces Blancs n’ont aucune pudeur et font comme si les Africains n’étaient pas des hommes. Je pense que cela persiste encore, parce que la tendance de l’esprit humain est de fonctionner par stéréotypes, par clichés.
Vous dites d’Oyono que sa littérature participe dans une certaine mesure de la littérature coloniale.
Tout écrivain, au moment où il décide d’écrire, le fait dans un environnement. Tout écrivain est avant-tout un lecteur, qui ce soit à l’école ou par ses choix personnels ; il a été influencé par nombre de textes. Indépendamment de cela, il écrit en relation avec ses compatriotes. Quand Ferdinand Oyono écrit, il est au courant de ce que font d’autres intellectuels africains, de ce qui se passe chez Présence Africaine, etc. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il est asservi à cet environnement. Il peut très bien réagir, il peut décider de faire autre chose. Et sa réaction elle-même sera la preuve qu’il a été influencé. Je crois qu’à l’époque où Ferdinand Oyono écrivait, c’était très clair. Le critique sénégalais Mohamadou Kane a bien montré qu’entre la littérature coloniale et le premier texte de la littérature africaine, il n’y avait pas de rupture, mais au contraire une continuité. Simplement, le point de vue change. Dans la littérature coloniale, le point de vue peut-être sympathique, subversif, paternaliste ou franchement pro-colonial. L’écrivain africain s’inscrit forcément dans une continuité, mais dans un système politique en train de changer. Même si c’est encore un système colonial, on sait dans les années 50 que la décolonisation est proche. Cela change le regard. Ferdinand Oyono est un très bel exemple de cette transition.
Vous indiquez également que cette génération de transition d’écrivains entretenait des rapports très étroits avec certains administrateurs coloniaux. Des relations parfois fraternelles, par exemple dans la franc-maçonnerie.
Disons que l’appartenance à ces sociétés dites secrètes ne s’étale pas sur la place publique. Des solidarités s’étaient sans doute créées à travers la franc-maçonnerie, mais aussi dans les partis politiques. Rappelez-vous que la Constituante en 1946 a envoyé au Palais Bourbon un certain nombre de députés qui sont allés s’asseoir pour la plupart sur les rangs de la gauche, au parti communiste ou à la SFIO, ancêtre de l’actuel parti socialiste. Entre 1946 et 1960, les Africains ont influencé la vie politique française, mais aussi la vie politique et intellectuelle de leurs pays. Pensons au rôle joué par Félix Tchicaya, le père du poète U Tam’si au Congo-Brazzaville. Là aussi, il ne faut pas voir les choses de façon manichéenne. 1960, c’est incontestablement un tournant. Mais fondamentalement, on substitue un système à un autre en douceur, sans grande rupture et souvent avec les mêmes hommes. Les commandants de cercle se retrouvent agents de la coopération, conseillers techniques, etc. En 1960, les cabinets présidentiels et ministériels africains sont truffés d’experts de la coopération, très souvent des anciens de l’école coloniale. Lorsqu’elle s’appelait l’école de la France d’Outre-mer, des gens comme l’écrivain malien Seydou Badian ou le romancier sénégalais Cheick Hamidou Kane ont côtoyé des administrateurs coloniaux avec lesquels ils ont entretenu des relations de promotion. De même, dans la vie politique française, hommes de droite et de gauche ont fait les mêmes écoles, comme l’E.N.A (Ecole normale d’administration) : ils sortent du même moule, ils ont la même façon de penser.

Agrégé de Lettres modernes et Professeur, Jacques Chevrier dirige le Centre international francophone à l’université Paris I-Sorbonne. Il est auteur de plusieurs livres sur la littérature africaine, notamment La littérature nègre (1974, rééd. 1999), Les Blancs vus par les Africains (1998), Littérature africaine (2000).///Article N° : 55

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