Delice Paloma

De Nadir Moknèche

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De film en film, Moknèche répète sa vision d’une Algérie contradictoire, à la fois culturellement ancrée et traversée par l’ailleurs, mais que l’on ne saurait ramener à une opposition tradition / modernité. Revendiquant la conscience individuelle issue de la Renaissance européenne comme une perspective incontournable, il construit des personnages de marginaux hauts en couleurs mais déchirés par les contingences, qui se jettent à corps perdu vers un horizon libertaire encore impossible et s’en trouvent meurtris. Cette mélancolie existentielle impose ses thèmes et son rythme à des films qui démarrent souvent sur les chapeaux de roues mais se calment très vite pour épouser la respiration intime de ces femmes volontaires mais forcées à la lucidité. Car c’est chez les femmes que Moknèche puise l’énergie de la remise en cause et l’amertume des combats perdus qui traversent ses films. Ses deux actrices fétiche, Biyouna et Nadia Kaci, incarnent ainsi la dynamique complexe d’une société qui aspire au changement tout en multipliant les blocages.
Rien d’étonnant dès lors qu’après avoir appelé son précédent film Viva l’Aldjérie, il nomme cette fois Biyouna Mme Aldjéria, la chargeant d’incarner à elle seule son pays. Se décrétant « bienfaitrice nationale », elle arrange moyennant finances et en toute illégalité les problèmes de tous, des concurrences commerciales aux désirs de divorce, jusqu’à procurer sur catalogue une « escorte » à ceux qui ont besoin d’amour. Rien de très moral donc à ces affaires frauduleuses qui lui permettent d’amasser le pactole nécessaire à la réalisation de son rêve : racheter et restaurer les thermes de Caracalla fréquentées dans son enfance, du nom de cet empereur qui avait octroyé la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l’empire. C’est donc d’un retour aux sources que rêve Mme Aldjéria, de ce grand bain de jouvence qui redonnerait sa dignité au pays.
C’est tout simplement aussi de s’en tirer dans une société à deux vitesses, où les corrompus dominent ceux qui ne peuvent en profiter. On retrouve cette dureté dans la petite famille qu’elle enrôle et entretient, son propre fils, Riyad, étant condamné à servir ses magouilles pour espérer partir un jour à la recherche de son père italien. Il ne se fait pourtant pas grande illusion sur la possibilité de le retrouver mais l’exil vers l’Europe reste la seule perspective dans un monde pourri. Il échapperait aussi au joug que sa mère exerce sans partage sur son petit microcosme du 17ème étage terrasse de l’immeuble Lafayette d’où l’on voit si bien la ville blanche que le réalisateur aime tant caresser de l’œil de sa caméra.
En dehors de l’avocat retors joué par l’excellent Lyes Salem (réalisateur de Jean-Farès et Cousines), Riyad est le seul homme du clan. L’intrusion par Mme Aldjéria de la belle Paloma (interprétée par l’Argentine Aylin Prandi) dont Riyad tombera vite amoureux mettra du sable dans les rouages bien huilés des lucratives affaires. Elle déstabilisera l’énigmatique Shéhérazade qui représentait jusque là le capital séduction d’une Aldjéria toujours prompte à satisfaire les envies de ses clients.
Si le film démarre sur sa conclusion, la sortie de prison de Mme Aldjéria qui vient de purger trois ans et a, de ses propres mots, « payé sa dette », avant de dérouler son générique sur un échangeur routier, croisée des chemins qu’emprunte aujourd’hui un pays exsangue, c’est pour qu’en voix off, Aldjéria raconte son histoire intime, organisant les flash-back et captant de sa chaude voix grave l’adhésion du spectateur qui en perçoit les mobiles humains. Ce savant va-et-vient accentue la dérision de la résistible ascension d’une petite troupe qui s’essaye dans l’imitation des grands corrompus.
Avec de tels personnages, Moknèche est moins soucieux de dénoncer la manipulation et la corruption que de montrer combien elles coulent dans les veines du pays. Surtout, en rendant si proche et sympathique une Mme Aldjéria pourtant possessive et immorale, il piège les velléités de rejet éthique pour instiller une idée déjà présente dans ses autres films : sans bâtir sur son propre chaos, cette société ne pourra se définir un avenir. Autrement dit, elle doit s’accepter dans ses ombres, son Histoire et ses métissages pour, au-delà d’un discours identitaire puriste, entrer dans la modernité et trouver sa place dans le monde.
Le recours systématique au français participe dans les films de Moknèche du même raisonnement : ce n’est pas en rejetant une part de soi, fut-elle issue de temps de douleurs, qu’on peut aller de l’avant. De telles affirmations à contre-courant de l’Histoire du pays n’iraient pas sans une véritable épaisseur des personnages. Cela frise parfois le pathos ou la banalité dans certains dialogues, mais depuis les figures hystériques du Harem de Mme Osmane, Moknèche, souvent comparé à l’Espagnol Almodovar, se calme pour aller en profondeur et accueillir le pathétique de la condition algérienne. La force tranquille de la très contradictoire Biyouna / Mme Aldjéria succède à la névrose de l’Espagnole Carmen Maura / Mme Osmane. Alors que cette dernière reproduisait envers son enfant le système dont elle a été victime, Aldjéria, dans la dernière image du film, poursuit seule sa route de marginale en traversant un troupeau de moutons. Même meurtrie, elle a encore ses rêves et reste maître de son destin.
Delice Paloma est ainsi un film prenant et touchant, servi par d’excellents acteurs et certainement le plus convaincant de son auteur.

///Article N° : 5931

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