Les enjeux de la Cité de l’immigration

Entretien de Jessica Oublié avec Maureen Murphy

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Au début des années 1990, en France, des militants associatifs et des historiens (1) défendent l’idée de la création d’un lieu consacré à l’histoire de l’immigration. Leur objectif : renouveler l’approche de l’histoire nationale et donner à voir et à comprendre les apports des vagues successives d’immigration. Il y a quelques mois, la Cité de l’immigration ouvre enfin ses portes à Paris. Répond-t-elle aux premières attentes ? Saura-t-elle relever les nombreux défis qui sont les siens ? Maureen Murphy (2), chargée de mission pour les expositions, revient sur les enjeux de ce lieu culturel qui se veut résolument innovant.

Comment est né le projet de la Cité de l’immigration ?
En 1992, une association a été créée pour défendre la création d’un musée sur l’immigration. Né d’une initiative associative et d’historiens, l’idée s’institutionnalise rapidement. En 2001, Lionel Jospin, alors Premier ministre, confie une mission à Driss El Yazami, délégué-général de l’association Génériques, et à Rémi Schwartz, maître de requête au Conseil d’État, pour examiner quelle forme pourrait revêtir un tel lieu. C’est à l’issue de ce rapport que s’est décidée la création d’un Centre national de l’histoire et des cultures de l’immigration. En 2002, Jacques Chirac relance le projet d’une Cité nationale de l’histoire et de l’immigration. En 2003, le Comité interministériel décide de la création d’un Centre de ressources et de mémoire de l’immigration en s’appuyant sur un rapport commandé par le gouvernement précédant et rédigé par Driss El Yazami et Rémy Schwartz. Et le 8 Juillet 2003, cet établissement public est officiellement reconnu comme la Cité de l’Histoire et de l’Immigration.
Au lieu du terme générique de Centre, vous avez opté pour celui de Cité. Celui-ci participe vraisemblablement d’une volonté de cohésion sociale. Mais est-il possible d’élaborer un meilleur vivre ensemble sans pour autant définir ce qu’est être Français ? Ce musée ne risque-t-il pas d’enfermer l’immigré dans une essence passée en occultant son présent de citoyen français ?
Le terme de Cité renvoie à l’idée de citoyenneté. Le projet a été élaboré pour répondre, par l’Histoire et l’Art, à la situation de crise traversée par la France. La Cité veut constituer un facteur de cohésion sociale et entretient, dans ce sens, des rapports étroits avec les milieux associatifs. Dans son travail, cette institution entend retracer l’histoire des immigrations en France du XIXe siècle à nos jours et montrer comment la France s’est construite au travers du prisme de l’histoire de l’immigration. Nous souhaitons montrer qu’il n’y a pas de français « de souche » et que la France est constituée de tous ces apports extérieurs. La question de la citoyenneté française se pose donc sous l’angle de ces apports hétérogènes.
La Cité de l’immigration est-elle pensée, conçue pour un public particulier. Quelles sont vos stratégies de développement des publics ?
Nous n’avons pas de politique de prospection des publics à visée communautariste. Dans un premier temps, nous nous fondons sur le public traditionnel de musée. C’est un musée citoyen qui veut s’adresser à tous les citoyens français et à toute personne étrangère dans l’hexagone. Mais nous souhaitons élargir les publics en adressant une offre culturelle innovante permettant de susciter l’intérêt de personnes ne visitant pas généralement de musées. Cette perspective sociale de démocratisation de l’accès à l’offre culturelle sera suppléée par le réseau associatif. Le but étant d’amener les non-publics à la Cité via le soutien du monde associatif et de son réseau constitué de collectivités locales, d’élus, d’universités, d’acteurs économiques et sociaux mais aussi de professionnels de l’Éducation nationale et d’artistes qui travaillent ou souhaitent s’investir dans les questions d’histoire de l’immigration.
Barthélémy Toguo et Kader Attia exposeront leurs travaux sur la frontière et le territoire dans votre enceinte. Quelle place entendez-vous accorder aux artistes africains dans le développement de vos missions ?
La nationalité de l’artiste n’aura aucun poids dans les critères de sélection. Les œuvres sont sélectionnées en fonction de leur pertinence par rapport aux problématiques abordées par la Cité, ainsi que pour leur force et leurs qualités plastiques. Mais il est vrai que les artistes issus de l’immigration sont souvent sensibles aux problématiques d’exil, de voyage, d’identité et de migration qui nous intéressent. Ils seront donc certainement très présents au sein de nos expositions et autres événements. Mais les expositions d’art contemporain ne seront pas circonscrites à des débats culturels et essentialisant. Elles viseront à créer des liaisons et des rapports transversaux avec nos thématiques et avec nos publics.
Le choix de l’ancien Palais des colonies, Porte dorée à Paris, pour établir la Cité de l’immigration a provoqué de nombreuses critiques. Lieu symbolique du passé colonial de la France, ce Palais est aujourd’hui proclamé musée des histoires, arts et cultures de l’immigration. Les immigrés sont-ils aujourd’hui de nouvelles sortes de colonisés ? N’est-ce pas là matérialiser en un lieu toutes les contradictions de la politique française en matière de gestion de l’immigration ?
L’hypothèse de retenir ce lieu n’a pas été sans créer de débat. Dès 2003, cette idée a été soutenue par plusieurs services de l’État. Le ministère de la Culture a définitivement arrêté sa décision sur le Palais des colonies en mai 2004, à l’issue de la mission de préfiguration du Centre de ressources et de mémoire de l’immigration. Les contraintes budgétaires de l’État imposaient à la mission de réutiliser un bâtiment déjà existant. Durant la mission de préfiguration, différentes possibilités ont été émises : une partie du Palais de Chaillot, l’ex-Centre américain à Bercy, l’hôpital Laennec, l’entrepôt des Magasins généraux, à La Villette, le toit de la Grande Arche et enfin l’ancienne Bourse du commerce. Après la fermeture du Musée des arts d’Afrique et d’Océanie, le Palais de la Porte Dorée était vacant et ne nécessitait pas de travaux importants. Classé monument historique, il constituait également un lieu prestigieux, mais ce choix ne fut pas sans contestation. Certains auraient voulu que le MAAO soit transformé en musée de la colonisation.
Même si ce choix peut induire une certaine confusion dans l’esprit du visiteur en soulignant les liens entre colonisés et immigrés, il sera l’occasion, indirectement, de traiter de l’histoire de la colonisation. Un décryptage de l’histoire du bâtiment ainsi qu’un livre que je prépare sur l’histoire du Palais fourniront aux visiteurs des éléments de compréhension de ce lieu chargé de mémoire et d’histoire. L’exposition inaugurale de la Cité, temporairement intitulée « 1931 », sera également l’occasion de revisiter les liens – ou non liens – entre colonisation et immigration dans les années 1930.
Après cette première exposition, comment allez-vous constituer le reste de votre programmation ?
Cette exposition traitera de la présence des étrangers en France à l’époque de l’Exposition coloniale de 1931, à l’occasion de laquelle fut construit le Palais qui accueille la Cité. Notre principal partenaire en matière de programmation sera le Comité des historiens qui a été très présent sur le parcours permanent. Nous ferons également appel à des personnalités extérieures et procéderons à une validation interne des contenus. Nous organiserons des spectacles, sur place et hors les murs, ainsi que des colloques, des expositions temporaires, des représentations de théâtre, des projections de films, etc.
Notre souhait est d’allier la pluridisciplinarité à la diversité de nos problématiques. La Cité entend devenir une plateforme de débats, un lieu de rencontre entre milieux sociaux, artistiques et intellectuels. Sont déjà prévus pour l’automne 2007, une exposition sur les réfugiés arméniens au Proche-Orient et en France entre 1917 et 1945, une exposition des photographies d’immigrants réalisées par Augustus Frederick Sherman à Ellis Island (New York) entre 1905 et 1920 pour décembre 2007, une exposition sur l’immigration algérienne en France au XXe siècle pour janvier 2008. Un colloque a été organisé en septembre 2006 à la Bibliothèque François Mitterrand sur les rapports entre colonisation et immigration. Un nouveau colloque, prévu pour l’automne 2008, traitera de la question de la diversité culturelle.
Comment dans vos projets d’exposition et de médiation entendez-vous rendre compte de ce qui cristallise l’identité des immigrés, des expériences d’exclusion que vivent nombre d’entre eux en France ?
Une confusion est généralement faite autour du terme d' »immigré » qui renvoie, dans l’inconscient collectif français, aux personnes issues des anciennes colonies françaises, que ce soit d’Afrique subsaharienne ou du Maghreb. Or, l’immigration d’origine africaine ou asiatique ne constitue qu’une des vagues d’immigration les plus récentes et les plus minoritaires par rapport à l’immigration européenne. Il s’agira de réinscrire la perception des personnes d’origine africaine ou asiatique dans l’histoire longue de l’immigration en France, en tenant compte de l’histoire coloniale, de l’histoire des représentations et en rappelant que les Belges, les Italiens ou les Polonais furent eux aussi confrontés à des réactions de rejet et de racisme en France. Il faut rappeler qu’un Français sur cinq a au moins un grand parent né à l’étranger.
La Cité de l’immigration entend prendre en charge, en partie, l’enseignement de l’histoire de l’immigration comme facteur de construction d’une France plurielle. De façon implicite, cette nouvelle institution ne pallie-t-elle pas l’absence de cet enseignement par l’Éducation Nationale?
La Cité s’illustre plus comme un lieu de débat que d’enseignement. Il s’agira de soulever certaines questions (immigration, histoire, interculturalité, etc) via le développement d’une programmation d’expositions et de colloques. Notre souhait est d’insuffler une nouvelle dynamique autour de ces questions tout en donnant un caractère institutionnel et donc officiel à un sujet à géométrie variable.
Certes, le manque d’enseignement et d’information historique autour de l’immigration nous amènera à développer des actions ciblées en matière de recherche, mais nous n’entendons pas moins écrire l’histoire que l’illustrer à travers une muséographie permanente, une série d’événements temporaires, une bibliothèque, etc. Pascal Payeur, scénographe, propose une muséographie qui met l’image à l’honneur en utilisant beaucoup d’objets multimédias. Le parcours de l’exposition permanente se construit sur deux siècles et s’établit non pas de façon chronologique mais thématique en retraçant les raisons du départ, l’arrivée en France, la question des papiers, la citoyenneté, le rapport au pays d’origine, les questions identitaires, la religion…
Pour différencier l’Autre du semblable, vous exposerez des objets, des œuvres contemporaines, des documents, des photographies. Cela ne risque-t-il pas d’entraîner des problèmes en matière de classification ? Comment inscrire ce musée dans le paysage culturel français ?
La Cité dépend de quatre tutelles ministérielles : Culture, Éducation, Recherche et Intégration. Le musée est l’un des départements de la Cité et a débuté sans collection. Hélène Laffont Couturier, directrice du musée, a commencé à acquérir des collections il y a à peine deux ans. Cette situation constitue à la fois un formidable défi et l’occasion de repenser la nature d’une collection, ainsi que le statut des objets. L’immigration est, par nature, un phénomène impalpable, c’est pourquoi cette thématique rend notre démarche d’acquisition difficile et passionnante à la fois. Nous avons acquis des photographies, des œuvres d’art contemporain, des objets de la vie quotidienne via des appels à collecte. La nature hybride et inédite du musée la rend difficile à classer. Mais nous avons une place à défendre au sein du réseau des musées parisiens. Le point fort de la Cité sera l’organisation d’expositions qui auront pour but de susciter le débat et faire réagir les publics sur des questions de société.
L’ouverture de la Cité semble faire écho à celle du Musée du Quai Branly. Comment mettez-vous en regard ces deux institutions ?
Ces deux créations institutionnelles répondent à un état de crise de la société française mais ont des origines radicalement différentes. La création du Musée du quai Branly s’inscrit dans une histoire longue de la représentation des arts non occidentaux en France. Le Musée de l’Homme et le Musée des arts d’Afrique et d’Océanie avaient perdu leur force d’attraction (pour des raisons, entre autres, budgétaires), une restructuration s’imposait à la fin des années 1990. À l’initiative de l’ouverture du Pavillon des Sessions, au Musée du Louvre, le marchand et collectionneur Jacques Kerchache fit beaucoup pour sa création.
La Cité nationale de l’histoire de l’immigration est née, quant à elle, sous l’impulsion de milieux associatifs et d’historiens. Ces deux projets ont en commun le fait d’avoir été annoncés dans le programme présidentiel de Jacques Chirac en 2002 et d’exprimer une volonté d’ouverture vers des cultures jusque-là considérées comme périphériques. Comme beaucoup de créations institutionnelles en France, la Cité est née d’une décision étatique, ce qui ne veut pas dire qu’elle sera assujettie aux aléas de la vie politique pour autant…

1. Le 18 mai 2007, huit des douze membres du comité d’historiens et de démographes qui participaient au projet de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) depuis 2003 ont démissionné des instances officielles de cette institution. Marie-Claude Blanc-Chaléard, Geneviève Dreyfus-Armand, Nancy L. Green, Gérard Noiriel, Patrick Simon, Vincent Viet, Marie-Christine Volovitch-Tavarès et Patrick Weil protestent contre la création « inacceptable » du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale voulue par le nouveau président de la République, Nicolas Sarkozy. « Là où le pari de la CNHI était celui du rassemblement tourné vers l’avenir, autour d’une histoire commune que tous étaient susceptibles de s’approprier, ce ministère menace au contraire d’installer la division et une polarisation dont l’histoire a montré les ravages », indiquent-ils dans leur communiqué de démission publié dans Le Monde du 22 mai 2007. Les huit historiens et démographes démissionnaires affirment toutefois continuer de soutenir la Cité « tant que son esprit fondateur perdurera ».
Voir l’intégralité du communiqué sur : africultures.com
2. Maureen Murphy est historienne de l’art, chargée de cours à l’École du Louvre et à l’Université Paris X Nanterre. En 2006, elle soutient une thèse à l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne intitulée Stratification et déplacements d’un imaginaire: les arts d’Afrique dans les musées et les expositions, à Paris et à New York, des années 1930 à nos jours. Elle est aujourd’hui chargée de mission pour les expositions à la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration et chef de projet de l’exposition inaugurale « Les étrangers en France au temps de l’exposition coloniale » (mai 2008, commissariat Jacques Hainard).
Maureen Murphy est historienne de l’art, chargée de cours à l’École du Louvre et à l’Université Paris X Nanterre. En 2006, elle soutient une thèse à l’Université de Paris1 Panthéon-Sorbonne intitulée Stratification et déplacements d’un imaginaire: les arts d’Afrique dans les musées et les expositions, à Paris et à New York, des années 1930 à nos jours. Elle a travaillé au Musée du quai Branly sur l’exposition « D’un regard l’autre ». Elle est aujourd’hui chargée de mission pour les expositions à la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration et chef de projet de l’exposition inaugurale « Les étrangers en France au temps de l’exposition coloniale » (mai-novembre 2008).///Article N° : 6728

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