La leçon de cinéma de Mahmoud Ben Mahmoud

Hergla, Tunisie, le 22 juillet 2008

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Cette leçon est introduite par Mohamed Challouf, cinéaste tunisien et animateur des Rencontres cinématographiques de Hergla, qui insiste sur l’importance de Mahmoud Ben Mahmoud et de Djibril Diop Mambety dans son propre parcours pour se débarrasser des préjugés envers l’Afrique subsaharienne.
La rencontre est animée par le critique tunisien Hassouna Mansouri qui révèle que Les Siestes grenadines l’ont aidé à changer son regard sur les cinémas africains. Il présente Mahmoud Ben Mahmoud comme « le cinéaste de la frontière », tant dans ses documentaires que dans ses longs métrages de fiction.

Hassouna Mansouri : cette question de la frontière et de la relation à l’Autre est-elle en lien avec ton vécu ou bien est-ce un choix plus idéologique ?
Mahmoud Ben Mahmoud : Avant de te répondre je tiens à remercier les participants et les organisateurs, et ne vous cache pas que le terme de « leçon de cinéma » m’avait un peu effrayé car je n’ai de leçon à donner à personne ! Je salue aussi le travail de titan de Mohamed Challouf et de Hassouna Mansouri et suis fier de participer à ces Rencontres qui visent à faire renouer la Tunisie avec son africanité comme avec son appartenance à l’espace méditerranéen. Renouer avec ma propre africanité n’allait d’ailleurs pas de soi, de par mon histoire et le regard ambigu porté sur l’Afrique en Tunisie. L’Afrique a toujours été une sorte de slogan conjoncturel qui réapparaît lors des JCC ou lorsque la Tunisie préside l’Union africaine. Pour le reste, nos rapports avec notre continent et surtout avec notre passé esclavagiste sont généralement passés sous silence pour n’être éventuellement connus et assumés que dans le cadre marginal de l’université. Même le fait d’avoir été le deuxième pays au monde à avoir aboli l’esclavage (en 1846), ce qui constitue en soi un temps fort de la renaissance tunisienne, n’a connu aucun retentissement à l’extérieur de l’université.
Mais pour l’heure je vais essayer de répondre à ta question sur la notion de frontière qui s’est toujours posée à moi aussi bien dans sa dimension géographique que mentale. Mon premier film, Traversées (1982), est issu d’une expérience des frontières que j’ai vécue dans ma chair. A l’époque, quand on arrivait en Europe, il n’y avait pas encore l’espace Shengen et les frontières étaient bien là. A ce jour, La Grande-Bretagne n’est d’ailleurs jamais entrée dans l’espace Shengen. Et c’est justement à la frontière britannique que j’ai connu la première véritable entrave à la liberté de circulation pourtant si chère aux Européens J’y ai été refoulé alors que j’allais passer comme chaque année le réveillon à Londres au prétexte que mes papiers n’étaient pas valables. J’ai rencontré à cette occasion un immigré slave qui avait franchi clandestinement le rideau de fer et traversé de multiples frontières pour se retrouver refoulé sur ce bateau qui nous avait ramenés vers le continent. Une fois en Belgique, le Slave a été empêché de débarquer alors que j’ai pu moi-même rentrer sans encombres. L’idée du film a vu le jour dans le train qui me ramenait à Bruxelles : un Arabe et un Slave enfermés sur un bateau, que peut bien signifier leur rencontre ? Et c’est là qu’intervient la dimension mentale des frontières, autrement dit celles qu’on a dans sa tête. Traversées a été pour moi l’occasion de poser la question de la territorialité, celle dans laquelle le slave était enfermé de par son héritage idéologique mais dont l’arabe (qui se présente comme un voyageur et non un immigré) s’est libéré pour accéder à une pensée poétique. La confrontation entre ces deux personnages s’est essentiellement déroulée sur ce terrain-là. C’était aussi l’époque où je pensais beaucoup à mon statut de minoritaire en Belgique et c’est à travers les rencontres avec les autres minoritaires que compte une ville aussi cosmopolite que Bruxelles que la question de la cohabitation avec l’autre s’est imposée à moi. Mon passé, mon enfance en Tunisie parmi les communautés italiennes, juive, maltaise ou française (quoique cette dernière fût de type colonial), sont peu à peu revenus à la surface et ont pris place dans ma réflexion. Je me suis retrouvé à mon tour dans la peau d’un immigré, donc d’un minoritaire vivant en Belgique à côté d’autres minorités. Cette prise de conscience s’est installée au coeur de ma vie ainsi que dans mon activité intellectuelle. Dix ans après Traversées, Poussière de diamants (Chichkhan) est venu évoquer la coexistence entre l’identité arabo-musulmane et les traces italiennes dans la société tunisienne. La tournure nationaliste prise par notre pays au lendemain de l’indépendance n’a malheureusement plus laissé de place pour l’Autre qui ne sera plus alors incarné que par le touriste, et plus jamais par ce voisin de quartier, qui parle la même langue que vous mais avec son accent, qui a sa façon de se vêtir, de prier, de manger. Mon enfance s’était déroulée dans ce chromatisme ethnique, religieux et linguistique qui, au nom de la décolonisation, a été entièrement laminé au lendemain de l’indépendance. C’est comme si en chassant la France coloniale, on s’était empressé de jeter le bébé avec l’eau du bain (j’entends toutes les autres communautés étrangères) pour installer une société unitaire avec ce que cela suppose de pensée unique et de vision monolithique.
Mais on ne pouvait enlever cette mémoire métissée à ma génération. En faisant Chichkhan, avec ma conscience de minoritaire en Belgique et un regard que j’avoue nostalgique sur cette enfance plurielle, j’ai tenté avec Fadhel Jaïbi le coauteur du film, d’adresser une mise en garde à tous ceux qui au nord comme sud croient pouvoir construire des sociétés modernes sans l’expérience de l’altérité et les multiples enrichissements qui sont liés à sa présence. Chichkhan a d’ailleurs été très vite suivi par un documentaire « Italiani dell’atra riva » dans lequel j’ai tenté avec Mohamed Challouf de sauver de l’oubli la mémoire des derniers survivants de la communauté italienne qui avaient tant fait pour notre pays. Ce film est constitué d’une série de témoignages de vieilles personnes a survécu miraculeusement chez nous. Il a d’ailleurs été programmé plusieurs fois sur les chaînes italiennes et permis au public italien de découvrir jusqu’à l’existence même de cette communauté dite des « italiens de Tunisie » qui avait compté au début du XXème siècle jusqu’à 200.000 ressortissants ! La Tunisie par contre n’a jamais présenté le film sur une chaîne nationale. J’ajoute pour clore ce chapitre qu’après « Italiani dell’atra riva » j’ai poursuivi la série sur les minorités en consacrant des documentaires aux « Russes de Bizerte », à « Albert Samama Chikli », le cinéaste de confession israélite qui fut le contemporain des Frères Lumière et récemment aux « Beys de Tunis » (la dynastie qui régna sur la Tunisie pendant deux siècles et demi) et que l’on peut presque considérer comme une minorité dont l’histoire a été occultée.
Les Siestes grenadines
a poursuivi la même interrogation sur l’altérité mais cette fois sur une minorité encore plus occultée, à savoir la communauté noire La culture italienne, on ne peut l’oublier à Tunis : elle est présente dans la cuisine, l’architecture, la langue etc. Mais la culture noire, elle, n’a quasiment pas survécu. Sa trace se signale cependant encore dans certains de nos comportements aux relents racistes. C’est Mohamed Challouf avec son festival de Perugia qui m’a permis de rencontrer des cinéastes africains et de découvrir à travers leurs films un continent que dans mon fors intérieur je résistais à considérer comme mien. Cela m’a ouvert les yeux sur une dimension refoulée de moi-même. La Tunisie est pourtant le pays qui a donné son nom à l’Afrique !
Les Siestes grenadines qui a été mon dernier long métrage de fiction (1999) a témoigné de cette reconnaissance tardive d’une culture noire qui avait été si présente dans notre pays mais que l’histoire officielle a quasiment effacée de notre mémoire L’idée du film était de regarder son propre pays à partir du Sud du Sahara à travers l’expérience du retour d’Afrique noire d’un père tunisien et de sa fille, celle-ci ayant grandi dans un environnement sénégalais. Le père a décidé de la ramener en Tunisie pour l’empêcher de retourner vivre avec sa mère en France. L’enjeu était alors de voir si on peut vivre aujourd’hui en Tunisie avec un héritage africain pleinement assumé. Les Siestes grenadines estun film sur la différence, un test pour savoir si notre pays est capable de l’accueillir. Si Chichkhan représente un pont jeté vers l’Europe dont nous partageons volontiers au moins l’héritage méditerranéen, Les Siestes grenadines est une main tendue vers l’Afrique noire et une invitation à moins d’arrogance vis-à-vis de ce continent. Mais le contentieux séculaire entre les Tunisiens et leur africanité ne peut être réglé par un film. Nos concitoyens s’accordent d’ailleurs trop facilement à penser qu’elle n’a plus d’actualité.
Comme vous le voyez, la notion de frontière a toujours été au centre de mes films, qu’elle ait été géographique, ethnique, religieuse ou linguistique. Dans tous les cas, cette frontière devait être franchie, traversée. C’est ce que j’ai essayé de faire car je considère que cette démarche est essentielle pour tout homme libre comme pour tout artiste.
Hassouna Mansouri : Traversées est méconnu.
Mahmoud Ben Mahmoud : Parce qu’il s’agit d’un film paradoxal. Traversées est un film tunisien parlant anglais. On y parle également le wolof, le russe, l’arabe, le français et le flamand. J’ai choisi de le tourner en anglais parce que l’anglais est la langue des voyages, ce qui correspond à l’histoire du film qui se déroule sur un bateau, entre deux frontières, dans une espèce de No man’s Land. Le choix de l’anglais fut d’ailleurs mal perçu en France qui avait mis de l’argent dans la production En Tunisie, l’expérience était si rare qu’on n’a même pas su dans quelle langue sous-titrer le film, en arabe ou en français. Il a finalement été diffusé sans sous-titres et n’est resté que deux ou trois jours en salle alors qu’on avait refusé 500 personnes lors de la première aux JCC. Mais le film continue à être très demandé à cause de sa valeur intemporelle.
Hassouna Mansouri : Les mille et une voix approche aussi cette question de frontière autour d’un concept qui couvre une grande partie du monde.
Mahmoud Ben Mahmoud : Arte avait commandé une trilogie sur les expressions musicales des trois grandes religions du Livre : il fallait compléter les liturgies orthodoxe et juive par un film sur les musiques de l’islam. Omar Amiralay, le cinéaste syrien, empêché de le faire, avait proposé mon nom pour le remplacer en indiquant que j’étais sans doute le seul cinéaste arabe à avoir un background religieux. L’islam soufi est un courant mystique qui comporte une expression artistique alors que l’islam traditionnel est plus austère. : Le chant, la musique, la danse, la transe sont les moyens d’expression privilégiés des soufis. Ce film me donnait également l’occasion de parler de mon père et revêt ainsi un côté autobiographique. Mon père était un des chefs de file des Chadhilya en Tunisie, une confrérie dont le fondateur était venu du Maroc au XIIIe siècle, et il est mort en Egypte. J’ai grandi dans cet environnement soufi. Je suis donc parti de cet héritage paternel pour aller à la rencontre d’autres expériences mystiques à travers leurs expressions musicales. De l’Egypte, je suis parti en Inde et de là vers la Turquie, repassant pat l’Egypte pour aller au Sénégal chez les Bay Fall car il me fallait impérativement faire une place dans ce film à l’influence’animiste qui a nourri de façon substantielle l’expression soufi, notamment au sud du Sahara. Et j’ai finalement atterri en Tunisie où les rites soufis sont malheureusement devenus les plus pauvres alors que plusieurs fondateurs de ce courant viennent d’ici. Ayant eu le privilège de tourner le film en pellicule, le festival de Venise m’a encouragé à en faire une version cinéma avec le titre Wajd qui veut dire la passion (au sens mystique du terme) qui fut présentée en sélection officielle en 2001.
Rachid Zaki : vous avez un pied en Belgique et un autre en Tunisie
Mahmoud Ben Mahmoud : En réalité je n’ai qu’un orteil en Tunisie !
Rachid Zaki : Comment arrivez-vous à avoir ce contact avec le pays qui change avec seulement cet orteil ?
Mahmoud Ben Mahmoud : Mes racines sont en Tunisie et c’est dans ce pays que je continue à puiser mon inspiration. « Les Siestes grenadines » était un film très ancré dans la réalité tunisienne bien qu’il ait été écrit à Bruxelles. C’est bien la preuve que le recul géographique peut donner à un cinéaste de l’exil une pertinence que n’ont pas toujours ceux qui vivent sur place. Mon regard aurait dû s’exercer de façon encore plus aiguë dans « Pantelleria », le film que devaient me produire Les Frères Dardenne et qui est malheureusement tombé à l’eau. Je tiens à préciser pour la vérité historique que les raisons de cet échec sont de la seule responsabilité du producteur tunisien qui n’a pas été en mesure d’honorer ses engagements financiers et ce en dépit d’un soutien substantiel de l’Etat. Quoi qu’il en soit, je considère qu’avec « Pantelleria » ou des projets similaires j’ai engagé un nouveau virage dans ma carrière. Je ne serai plus seulement le cinéaste de la mémoire ou celui de l’altérité mais celui qui se préoccupera de questions de citoyenneté. De ce point de vue, J’ai de nouveaux défis à relever. C’est d’ailleurs tout notre cinéma qui a besoin d’un renouvellement majeur pour renouer avec son public, et retrouver une crédibilité. La femme, l’immigration, le colonialisme, la mémoire : on en a fait largement le tour et les questions qui passionnent aujourd’hui nos compatriotes, celles, disons-le, qui fâchent ont été gardées au placard. Il y a une nécessité impérieuse à franchir cette nouvelle étape sachant qu’il y aura forcément un prix à payer. Selon moi, il n’y aura pas de salut pour le cinéma tunisien en dehors de nouvelles audaces et prises de risque. Mon prochain film si j’arrive à le concrétiser incarnera je l’espère ce cinéma qui veut prendre ses responsabilités. Bien sûr, La citoyenneté n’appelle pas qu’un traitement sérieux et coincé, on peut également en parler avec humour et de façon décalée. Les Siestes grenadines, malgré ses défauts, c’était quand même plus de 100.000 spectateurs tandis que trois ans plus tôt Mohamed Zran avait fait 450 000 spectateurs avec Essaïda. Aujourd’hui, en l’absence de tels films Les salles ferment et le public s’amenuise. Chaque génération de cinéastes a fait son devoir pour faire progresser l’espace des libertés. Je pense y avoir pris ma part comme Nouri Bouzid, Fadhel Jaïbi et quelques autres. Distribuer Traversées en Tunisie au début des années 80 n’était pas une formalité car il fallait que la censure autorise une scène d’amour dans ce film : il est d’ailleurs toujours passé amputé de 20 minutes à la télévision. Aujourd’hui, les défis sont d’un autre ordre, ils sont politiques, sociétaux. Nous n’avons d’ailleurs pas le choix car en faisant du cinéma d’auteur nous sommes condamnés à avoir un regard critique sur ce qui nous entoure. Le public a toujours attendu du cinéma qu’il soit en phase à l’époque et surtout qu’il produise du sens là où tous les autres discours publics restent étrangement muets. A défaut de cela, notre cinéma va plonger irrémédiablement.
Wasis Diop : en Afrique on dit qu’on mange avec la bouche mais c’est avec le ventre qu’on digère. Les citoyens d’un pays en sont souvent les meilleurs connaisseurs quand ils sont extérieurs au pays.
Mahmoud Ben Mahmoud : Les Siestes a été à deux doigts d’être interdit mais le ministre de l’époque a eu le courage de le laisser passer et il ne l’a pas regretté car beaucoup d’observateurs y ont vu un signe d’ouverture. D’un autre côté, certains cinéastes m’en ont voulu car je franchissais des limites qu’eux-mêmes n’osaient pas franchir. On a même dit que si j’ai pu faire ce film c’est parce que j’avais un passeport belge. On l’a attaqué sur sa forme, ses écarts de langage, sa construction et certaines questions dont on ne voulait pas entendre parler comme le racisme ou la corruption, etc. mais jamais sur le fait que je ne connaîtrais pas le terrain. Comme quoi L’Etat en me laissant m’exprimer a été plus sage qu’une partie de l’intelligentsia et n’a jamais exclu les cinéastes de l’émigration de la cinématographie nationale. La légitimité de mon regard n’a jamais été mise en doute. Le film n’était pas toujours très abouti parce qu’il était boulimique à cause du nombre de problèmes que je voulais y aborder et de façon parfois trop frontale, je vous le dis franchement. Le recul permet de voir les choses de façon moins passionnelle.
Suis-je avantagé sur ceux qui vivent ici ? Ma condition d’émigré me permet d’avoir du recul et de garder des liens avec des espaces populaires qui étaient les miens quand je vivais ici. L’embourgeoisement de certains cinéastes vivant sur place les empêche d’être en contact avec ces endroits et en fait des déracinés de l’intérieur. Comment voulez-vous dans ces conditions tenir un discours de vérité dans les films ? Quand j’ai fait Les Siestes, je suis venu en Tunisie quatre mois avant le tournage et j’ai testé le scénario sur la réalité. Il y a un moment où le scénario doit sortir de l’ordinateur pour être confronté au réel. Un cinéma de témoignage qui se substitue à des médias défaillants se doit de vivre avec les gens. Ce n’est pas moi qui vis à l’étranger qui vais déroger à cette règle. La confrontation avec le réel est un exercice obligatoire, une épreuve de vérité par laquelle le scénario doit impérativement passer. Seul un cinéaste comme Nasser Khémir peut se passer d’une telle confrontation parce qu’il possède un univers qui lui est propre et ne fait pas un cinéma réaliste.
Baba Diop : La tradition plastique de la mosaïque vous a-t-elle influencée ?
Mahmoud Ben Mahmoud : J’ai fait des études d’histoire de l’art à Bruxelles pour parfaire mes études de cinéma qui étaient trop limitées à l’aspect technique et donc insuffisantes en matière de formation du regard. Le meilleur moyen que j’ai trouvé pour combler cette lacune était de m’inscrire en histoire de l’art. C’est donc plutôt la peinture occidentale (Caravages, De Latour etc…) qui a influencé mon travail de cinéaste et pas du tout la mosaïque. Je ne connais d’ailleurs pas beaucoup de cinéastes tunisiens dont les œuvres portent une influence picturale. Seul Nacer Khemir est dans ce cas parce qu’il est dans la culture et dans le travail plastique. En général, dans le cinéma tunisien Le rapport à l’art est davantage le clin d’œil personnel du chef opérateur qu’une volonté du réalisateur. Dans La Noce du Nouveau Théâtre tourné en noir et blanc dans les années 70 et qui était inspiré de la Noce chez les petits bourgeois de Brecht on sent la référence à l’expressionnisme du regretté Habib Masrouki, un chef opérateur formé à l’IDHEC, avec des clins d’œil assez appuyés à Fritz Lang. C’est le seul film tunisien que je connaisse qui ait des références franches à un style artistique.,
Wasis Diop : si vous étiez à la place du président, auriez-vous un programme ?
Mahmoud Ben Mahmoud : Je n’ai pas cette prétention ! Chacun doit rester à sa place. J’ai des idées pour mon propre secteur qui est le cinéma et cela peut se faire avec le président actuel pour autant qu’on fasse appel à mes services. Feu Bechir Ben Trad, qui était directeur du cinéma au ministère de la Culture m’avait associé aux réformes qu’il voulait mettre en route, mais il le faisait presque en secret à cause de certaines résistances corporatistes qui voulaient maintenir le statu quo. Avec Béchir nous avons travaillé sur trois pistes : l’investissement dans le scénario qui reste le maillon faible du film tunisien, l’incitation des cinéastes à écrire des films à petits budgets pour ne pas se retrouver confrontés au problème insoluble du financement et devoir faire des longs métrages ambitieux avec le quart de leur budget et enfin à un projet d’exonération fiscale pour les entreprises qui accepteraient d’investir dans le cinéma, à l’instar de ce qui se fait dans les pays développés. Participer à une réflexion sur des réformes structurelles, voilà un cadre où je serais toujours prêt à servir. Je reste avant tout un citoyen qui a la fibre patriotique (comme tous les immigrés) mais je ne fais pas de politique. C’est seulement à travers mon apport de cinéaste que je pourrais être crédible ! Je ne revendique pas d’autre statut. Quand je dis que la question de la citoyenneté doit devenir centrale dans mon travail, c’est en tant que cinéaste que je la réclame mais je ne changerai pas pour autant de casquette !
Baba Diop : et votre environnement soufi ?
Mahmoud Ben Mahmoud : L’héritage soufi est réapparu tardivement dans ma vie malgré l’influence qu’il a toujours exercée sur ma famille. Curieusement, Il est revenu avec l’apparition de l’islamisme : C’est la confrontation de notre époque avec ce phénomène qui m’a reversé dans mon islamité, presqu’à mon corps défendant. Certes, J’ai toujours eu la foi mais elle n’avait pas d’influence visible sur ma vie. J’enseigne dans une université laïque, ma femme est européenne et laïque et la culture musulmane n’intervient quasiment pas dans notre couple. Et c’est donc l’actualité qui a réanimé en moi l’islam soufi, pour être une parade, une alternative possible à l’obscurantisme. J’ai alors réalisé que l’éducation musulmane libérale que j’ai reçue était quelque chose de très étonnant par les temps qui courent alors que jusque-là je la jugeais anachronique, voire archaïque.
Et un des legs les plus précieux de cette éducation c’est le soufisme. Mais sans l’islamisme, je n’aurai sans doute jamais cherché à revendiquer cet héritage. Mes études chez les pères blancs, mon départ en Europe, le choix d’une carrière dans le cinéma ont été autant d’événements qui devaient me séparer définitivement de l’islam. C’est l’actualité et la commande d’Arte qui me demandait de prouver avec ce film que l’islam n’est pas ce qui se dit, et notamment à travers la musique, qui m’a poussé à me replonger dans cette culture soufi. Le film est devenu une sorte de référence et il a même fait une carrière aux Etats-Unis. Maintenant que l’Islam a repris cette place dans mes préoccupations, je peux vous annoncer que je travaille sur un projet de long métrage sur la question de l’islamisme en Belgique
Thierno Ibrahima Dia : Et votre film sur Albert Samama Chikli
Mahmoud Ben Mahmoud : Ce documentaire était également une commande. Frédéric Mitterrand qui avait été chargé par Arte de faire une soirée sur la Tunisie, m’a demandé de lui proposer quelque chose. Il fallait trouver un personnage qui parle aux Européens. Le nom d’Albert Samama Chikli s’est immédiatement imposé à moi. Etait-il normal que l’un des premiers cinéastes au monde, sous prétexte qu’il n’est pas né américain ou européen reste aussi longtemps inconnu du grand public ? On évoque bien Albert Samama Chikli dans l’histoire du cinéma de Georges Sadoul mais pour le reste personne ne le connaissait ! Le film que je lui ai consacré s’adressait à l’origine au public français mais il a profité également aux tunisiens qui ne connaissaient pas plus leur histoire. Ce phénomène s’est d’ailleurs produit avec tous mes documentaires historiques. Le dernier en date est un film sur la monarchie (« Les Beys de Tunis ») qui se vend comme des petits pains sur le marché noir à Tunis alors qu’il était destiné à la France !
Le patrimoine cinématographique de Samama Chikli, quand il n’a pas disparu, était malconservé par sa descendancei : Attaqué par les moisissures et non répertorié, un incendie dans les années 60 en a emporté une grande partie. ! On a même appris que des films entiers avaient été jetés à la rue après le départ des Français. On trouvait des bobines entières qui se déroulaient au belvédère de Tunis car c’est là qu’on les avait protégées des bombardements allemands, dans les grottes. L’ignorance et le feu. On était aux environs du centenaire du cinéma et pour faire ce film j’ai trouvé un soutien en France. J’ai retrouvé des films à partir de photos : Chikli faisait des films pour les actualités dont il extrayait des photos pour les journaux. Il était également reporter de guerre et a fait 14-18 avec l’armée française Je supposais l’existence de films disparus car il en existait une trace photographique. Les cinémathèques régionales, les greniers, les brocantes ont répondu à nos appels. Des colis sont arrivés à Bois d’Arcy avec des petits sujets tournés aussi bien en Tunisie qu’en Europe et dont j’ai réussi à attribuer la paternité à Albert Samama Chikli. Ce travail n’avait jamais été fait auparavant. Chikli était par ailleurs le caméraman attitré de la famille royale tunisienne. Il a couvert les règnes de quatre Beys successifs et est mort sous le cinquième, Ahmed Bey II. en 1933 des suites des gaz inhalés en 14-18 car il ne pouvait conserver son masque pour pouvoir filmer !
Ce film a permis également de donner la parole à sa fille Haydée qui était encore vivante : elle était sans doute la première femme scénariste de l’histoire, avant 1918 ! C’est elle qui écrivait les scénarios pour son père et faisait les découpages techniques de ses deux films de fiction. Elle est devenue sa muse, son actrice, etc. La descendance de Chikli m’a donné accès à tous les documents sauvegardés. J’aurais tellement voulu fêter le centenaire du cinéma en Tunisie avec une version longue de mon film sur Samama Chikli mais je n’ai pas été entendu !
Nabil Mahieddine : Quel est votre regard sur le cinéma maghrébin et ses perspectives ?
Mahmoud Ben Mahmoud : Comme je l’ai dit tout à l’heure Je considère que le cinéma tunisien est en crise, surtout en panne de sens. Par contre Il y a un renouveau au Maroc, au niveau de l’industrie, des talents et des thématiques mais on parle déjà de nuages à l’horizon. Je connais moins bien la situation algérienne. Ce qui est regrettable c’est que chez nous On se refuse à faire un bilan franc et sincère. Lisez les articles sur notre absence à Cannes : « On est passés de mode, on complote contre nous, il y aurait des partis pris voire un lobby sioniste ! » : personne n’est prêt à balayer devant sa porte. Encore une fois La crise de notre cinéma est d’abord due à la futilité de nos sujets, et à la faiblesse chronique de nos scénarios. Prenez le cinéma belge que je connais assez bien. Six films belges étaient à Cannes cette année car une nouvelle génération de cinéastes est apparue ancrée dans sa réalité mais ouverte sur l’universel. Grâce à elle, une nouvelle identité du cinéma belge francophone est en train de se dessiner. La bonne qualité des scénarios n’est évidemment pas étrangère à ce renouveau. Elle est certes de la responsabilité des auteurs mais aussi des producteurs qui sont devenus plus exigeants et ne se jettent plus comme des morts de faim sur le premier projet qui se présente sous prétexte qu’il a une promesse de subvention. ! En Tunisie, si on veut avancer On ne peut pas se soustraire à une telle remise en question. C’est mon diagnostic personnel.
Baba Diop : on sent un renouvellement des cinématographies belge et française avec de jeunes cinéastes.
Mahmoud Ben Mahmoud : Oui, ce sont les jeunes cinéastes qui apportent un sang neuf à une cinématographie nationale. Un terrain favorable a été créé en Belgique pour que des jeunes issus du métissage culturel apportent la fraîcheur de leur regard et ce ton décalé qui souvent les caractérise. Tout film est une rencontre avec l’Autre et cet autre fait désormais partie intégrante du paysage belge mais pour cela il a fallu une évolution des mentalités et des législations.
Rachid Zaki : la fiction a-t-elle enrichi pour vous le documentaire ?
Mahmoud Ben Mahmoud : Ce que je dois à La fiction c’est qu’elle m’a permis d’affiner la qualité de mes prises de vues dans les documentaires mais c’est surtout dans l’autre sens que cela a joué. L’immersion dans le réel m’a permis de découvrir une nouvelle approche et du coup je n’aborde plus la fiction de la même façon. Jusque-là j’avais une démarche très « studio » mais aujourd’hui j’intègre dès le départ la dimension imprévue et combien enrichissante du réel. Si je change d’orientation, on peut dire que c’est en partie à cause du documentaire. Déjà sur Traversées, il y a eu des incursions de comédiens amateurs et de figurants à qui j’ai fait confiance pour jouer de petits rôles : j’ai vu ce que ça pouvait apporter comme surprise, comme vérité, comme « cadeau » comme dirait Lelouch. Chichkhan était coréalisé avec un homme de théâtre, Fadhel Jaïbi, et donc très écrit. Mais j’ai renoué avec la spontanéité du plateau dans Les Siestes. « Pantelleria » le projet abandonné était parti d’une enquête sur les milieux clandestins en Italie. Si j’avais pu le faire il aurait gardé jusqu’au bout sa veine documentaire car je pensais y mêler beaucoup de scènes « volées », prises sur le vif.
Un participant : faut-il attendre le changement politique pour faire des fictions dans un environnement libre ?
Mahmoud Ben Mahmoud : Il ne faut pas spéculer sur des changements politiques pour prendre ses responsabilités. Je suis persuadé qu’Il reste des marges de manœuvre pour les artistes qui ne sont pas explorées. J’en veux pour preuve Junun et Khamsoun, les deux dernières créations théâtrales de Fadhel Jaïbi. C’est aussi le cas de « Making off » de Nouri Bouzid qui est un film politique. Je sais que Fadhel a dû se battre pour que « Khamsoun » obtienne le visa de censure, mais c’est bien la preuve que la possibilité existe dans ce pays de faire de l’art engagé sans que cela nuise à l’ordre public. Je crois que les Tunisiens sont assez mûrs pour voir de telles œuvres. Avoir un peu de courage tout en faisant des choses responsables. Je pense qu’en la matière il y a encore de quoi faire.
Rachid Zaki : Chichkhan est un film très théâtral. Etait-ce du fait de Fadhel Jaïbi ?
Mahmoud Ben Mahmoud : L’unité de lieu et une certaine théâtralité dans le film ont été trop vite attribuées à Jaïbi puisque c’est lui qui dans le duo venait du théâtre. En réalité, c’était un accord entre nous de travailler dans un décor principal notamment à cause de la faiblesse de nos moyens. Quant au jeu des acteurs il a surtout profité du professionnalisme de Fadhel qui reste un immense directeur d’acteurs. Il suffit de voir les résultats étonnants auxquels nous sommes arrivés avec le comédien Gamil Ratib. Ceux qui avaient l’habitude de le voir dans les feuilletons égyptiens ont eu de la peine à le reconnaître.

propos recueillis par Olivier Barlet, relus et corrigés par le cinéaste///Article N° : 8073

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