Crise coloniale – crise mondiale

Rencontre avec Edouard Glissant

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On trouvera ici la transcription intégrale de la rencontre avec Edouard Glissant organisée par le TOMA à la Chapelle du Verbe Incarné durant le festival d’Avignon, le 13 juillet 2009.

Marie-Pierre BOUSQUET :
Bonjour. Merci d’être toujours aussi nombreux pour accueillir Edouard Glissant. J’excuse Greg Germain qui est retenu dans une réunion et je ne prendrai pas la lourde tâche de présenter Edouard mais en tout cas de l’accueillir, de le remercier de sa présence fidèle. Il y a quelque temps, lorsque nous avons parlé de cette matinée de la semaine du Tout-Monde, on souhaitait, nous à la Chapelle du Verbe Incarné, parler de ce qui s’est passé aux Antilles cet hiver et Edouard nous a dit qu’il souhaitait pouvoir réfléchir avec vous à ce qui s’est passé là-bas, ce qui continue, à la situation particulière qui a soudainement envahi nos postes de télévision, vos postes de télévision, en apportant un regard différent sur, peut-être, sur ce que vous avez pu penser des Antilles auparavant, et Edouard a voulu ouvrir sa réflexion et l’avancer plus loin sur le monde avec vous. Voilà, donc Edouard, merci à toi. Je te laisse la parole.
Edouard GLISSANT :
Merci Marie-Pierre.
Je dois d’abord remercier Marie-Pierre Bousquet, Greg Germain, la Chapelle du Verbe Incarné, à qui je suis fidèle mais qui me sont fidèles aussi. Et je vais essayer de discuter avec vous d’un problème politique. C’est toujours compliqué de discuter de problèmes politiques, étant donné que beaucoup d’entre nous ont des positions partisanes, c’est-à-dire, ont déjà une idée du parti qu’ils doivent prendre dans leur pays et dans le monde et c’est toujours difficile de réunir plusieurs opinions et plusieurs tendances de pensées.
Ce que je voudrais essayer, c’est de dépasser ces positions pour voir ce qui se passe en fonction de la dimension au monde. Parce que le monde s’impose aujourd’hui à nous comme une dimension nouvelle. Je ne dirai pas que nous le voulions ou non, parce que ce serait embêtant de dire cela. Le monde s’impose à nous comme dimension et heureusement, parce que ça change nos perspectives et, quelles que soient notre opinion ou nos positions politiques, ça change notre conception de la manière d’aborder et de concevoir le politique.
Alors, vous connaissez ma position que j’essaierai de partager avec vous, qui est que le politique n’est valable que s’il ressort d’une poétique. C’est une idée tout à fait nouvelle, parce que quand on dit une poétique, tout le monde pense « ah, il écrit des poèmes, comme les jeunes gens qui, à 17 ans, font des poèmes parce qu’ils veulent exprimer leur être, etc. ». C’est un peu ça, parce qu’il ne faut pas mépriser cette naïveté, mais ce n’est pas seulement ça. La poétique, c’est une intuition du monde et ça, c’est beaucoup plus grave que la diction, l’écriture, la récitation de poèmes ou de poésies, etc. La poétique, c’est l’intuition et la divination de notre rapport à nous-mêmes, à l’autre et au monde. Pourquoi on appelle cela la poétique et pas, par exemple, le politique ? Parce que le politique fait intervenir une dimension sociale, de vie en société, de vie commune qu’il faut mettre ensemble, qu’on le veuille ou non -alors là, on peut dire, qu’on le veuille ou non. La poétique relève d’une situation particulière aux humanités d’aujourd’hui, qui est la solitude fondamentale de chacun de nous en face de la nécessité du rassemblement dans la mondialité.
Pourquoi y a-t-il une solitude fondamentale ? Parce que la constitution dans l’Histoire des communautés humaines s’est faite à partir d’un certain nombre d’accords tacites qui sont, par exemple, la religion, la conception de l’Etat, etc. qui déterminaient les morales. Aujourd’hui, il y a une individuation fondamentale, c’est-à-dire chacun de nous est un peu ramené à une sorte de solitude ; je ne dis pas à une solitude sur tous les plans mais en face des problèmes éthiques, moraux et sociaux. Par exemple, si on est catholique, on n’est pas obligé d’avoir la même opinion sur la question de l’avortement, de l’emploi des préservatifs, est-ce que les prêtres doivent être mariés ou non, etc. Il y a une dissociation du choix moral qui n’est plus rassemblé par l’unanimité du sentiment religieux ou civique. Par exemple, on n’est pas d’accord sur la laïcité. Il y a des conceptions presque religieuses de la laïcité, c’est-à-dire, intolérantes : on ne doit pas faire ça parce que c’est contraire à la laïcité, etc. Et chacun de nous est ramené à cette individuation. Ce qui caractérise les temps modernes, c’est que plus nous connaissons le monde et plus nous sommes ramenés à une espèce de nécessité qui est de décider par nous-mêmes, au fond de nous-mêmes, sans l’aide d’aucun système, religieux par exemple. Ca ne veut pas dire qu’on n’est pas religieux, ça veut dire que l’unanimité religieuse ne marche plus. Ce qui marche, c’est la foi personnelle et dans ce cas, il nous reste l’intuition et la divination de notre rapport à nous-mêmes, à l’autre, à autrui qui peut être notre voisin mais aussi à l’autre lointain, encore inconnu et que peut-être nous ne connaîtrons jamais mais qui est là, présent à nos consciences, à notre inconscient et au monde.
Alors, le monde, c’est quoi ? Le monde, c’est une vision, une intuition de ce qui s’est passé dans les histoires des humanités, et qu’est-ce qu’il s’est passé ? Il s’est passé deux choses : il s’est passé que les communautés se sont constituées les unes contre les autres ou avec les autres, d’où les guerres nationales, continentales, etc., et en même temps, avec un sentiment de rapprochement, ce qui a déterminé l’apparition de notions plus ou moins vagues sur lesquelles on ne peut pas mettre un contenu réel, comme par exemple, en Occident, la notion d’universel. On dit qu’il y a de l’universel pour nous rassurer parce qu’en même temps que les sociétés occidentales conquièrent le monde, avec tout ce que ça peut supposer comme ravages, comme massacres, etc., elles ont besoin de se justifier et par conséquent, elles vont dire : « on apporte la civilisation au monde. » Pourquoi ? Parce qu’il y a un universel que nous prenons en charge et que nous assumons, etc. Et cet universel nous permet de dire qu’on civilise les Africains, qu’on fait évoluer les populations nouvelles des Caraïbes et des Amériques et que, par conséquent, on a collectivement une responsabilité, chapeautée par un certain nombre de notions comme celle d’universel mais aujourd’hui, ça ne marche plus. Chacun de nous est seul devant la chose. On ne peut plus dire : « en tant que Français, je participe d’un mouvement de civilisation du monde, etc. » On ne peut plus le dire et on est obligés de se retourner sur son individuation pour essayer de considérer comment vivre, c’est-à-dire, connaître et respecter en même temps le monde. Non pas seulement d’un autre lieu à un autre point du monde, mais dans les rapports de tous les points du monde à tous les points du monde ; c’est ça qui est nouveau. Ce n’est pas de Paris à Jérusalem, comme écrivait Chateaubriand – je crois que c’est lui qui a écrit Itinéraire de Paris à Jérusalem ; ce n’est pas d’un lieu à un lieu, aujourd’hui, c’est de tous les lieux possibles à tous les lieux possibles et ça crée une espèce de vertige en nous ; la connaissance du monde est un vertige. Ce n’est plus une projection, ce n’est plus de Paris à Jérusalem, c’est de partout à partout et cette dimension nouvelle fait que nous sommes obligés de réfléchir à la chose suivante : d’où ça vient ? Comment ça s’est fait ? Comment sommes-nous passés d’une conception de projection de ma communauté dans le monde à une espèce de divagation totale du monde ? On est tous les jours à Beyrouth, au Congo, en Amérique latine, dans les Cévennes, à Marseille, à Ouagadougou… On est tous les jours partout. Et il nous en vient ce vertige qui fait que nous sommes obligés de prendre notre temps : c’est ce qui s’appelle une individuation. Même si c’est une individuation partagée.
Mais de prendre notre temps, de balbutier, de chercher nos idées, de n’avoir aucune certitude préalable à tout, c’est la chose nouvelle aussi. On peut dire que par exemple, en Occident, le XVIe siècle, c’est la Renaissance, les idées nouvelles, le XVIIe, c’est le classicisme, la rationalité, le XVIIIe, c’est le siècle des Lumières, le XIXe, c’est la sensibilité du monde, c’est le romantisme, etc. En Occident, chaque période a sa ligne de force bien précise. Le rationalisme cartésien et classique n’a rien à voir avec les Lumières, Rousseau et Voltaire du XVIIIe ; ça peut être en continuité, ça peut être en opposition mais ça n’a rien à voir. Aujourd’hui, c’est impossible : nous ne pouvons pas définir une ligne de force de notre rapport au monde. Nous ne pouvons pas dire : « c’est comme ça » et de toute manière, si nous le disons, nous nous trompons parce que le monde est imprévu et nous surprend chaque jour. Chaque jour, nous essayons de comprendre ce qui s’est passé et chaque jour, nous sommes surpris.
Alors, ce que je voudrais étudier avec vous, non pas étudier mais ce que je voudrais discuter avec vous, c’est pourquoi cet imprévu, pourquoi cette surprise, pouvons-nous vivre dans l’imprévu. C’est-à-dire pouvons-nous concevoir que nous puissions agir dans l’imprévu. Parce que si nous ne pouvons pas agir dans l’imprévu, c’est quand même assez désespérant, c’est un peu, on se laisse aller, on est là, le monde est imprévu alors je me laisse aller, je ne fais plus rien, etc. Ce n’est pas ça, donc il y a un problème grave. Comment agir et assumer des responsabilités dans l’imprévu, dans l’inextricable du monde, dans cette chose qui nous vient de partout à la fois et qui fait que nous ne pouvons plus définir un territoire. Quel est le territoire dans lequel nous sommes maintenant ? C’est le territoire d’Avignon, de la France, de l’Europe, de la Méditerranée ? Nous ne pouvons pas définir avec rigueur notre situation dans le monde et ça, c’est aussi une donnée nouvelle. Le politique, c’était traditionnellement ce qui nous rassurait, c’est-à-dire, il y avait un combat pour la démocratie, par exemple en Angleterre, pour le système démocratique, il y avait le combat pour le rationalisme, le combat pour la conception providentielle et religieuse du monde, le combat pour les libertés nouvelles et le socialisme… alors, maintenant, pour et contre, et il y avait toute cette série… Mais aujourd’hui, même si nous continuons ces combats-là, nous savons qu’ils n’intéressent plus directement le sort et la situation du monde.
Alors, quels combats peut-on mener dans le sort et la situation nouvelle du monde ? Je vais essayer, comme je vous le répète, avec une pensée balbutiante, tremblante, pas sûre d’elle-même, qui me semble être la seule forme de pensée possible pour l’approche du monde… On ne peut pas approcher le monde avec des pensées systématiques, idéologiques ; on a essayé et on a vu les catastrophes que ça a entraîné, – il faut palpiter du palpitement même du monde, comme disait Aimé Césaire, il faut trembler du tremblement même du monde, pour essayer de comprendre et de voir ce qui se passe en nous, autour de nous et avec nous.
Alors, je conçois d’abord une totalité des lieux, puisque ça nous vient de partout. Et ce que j’ai essayé de construire jusqu’ici, c’est d’abord une poétique de la relation : ça nous vient de partout et il faut que nous établissions la relation entre partout et partout, entre tous les lieux et tous les lieux. Non pas entre un lieu qui serait le nôtre et d’autres lieux vers lesquels nous nous projetterions, mais entre tous les lieux du monde. C’est pourquoi je dis que cette poétique de la relation que j’essaie de défendre est intransitive ; ça veut dire qu’elle n’a pas d’objet particulier, elle va de tous les lieux à tous les lieux, et que chaque lieu est un différent. Alors ça, c’est une idée qui m’est très chère et que, je crois, je vais essayer de vous faire partager : c’est que le tissu du vivant et la toile des cultures ne sont pas imbriqués de semblable mais de différent. Et ça, c’est une notion très précieuse, parce que quand on imbrique le semblable au semblable, on clone, c’est un clonage ; ça veut dire que l’entité à qui on ajoute son semblable n’avance pas, n’évolue pas, ne change pas et que le changement, c’est la loi même du vivant. Par conséquent, nous sommes obligés de dire, de considérer que le tissu du vivant et la toile des cultures sont constitués d’imbrications de différents ; c’est ce qui est différent qui permet d’avoir comme résolution une troisième donnée. Alors, c’est quoi dans la chaîne, dans le tissu du vivant ? C’est le métissage. Il n’y a pas d’autre considération que celle-ci ; le métissage a des degrés infinis, il est entre une rive du fleuve et l’autre rive, entre une rue d’une ville et une autre rue, entre un pays et un autre pays, entre une race et une autre race, etc. Le métissage, c’est tout ce qui est différent quelle que soit la valeur de l’écart entre les différents et ce n’est pas seulement un métissage de races. Le métissage, c’est le métissage de tous les différents et si nous continuons, si nous essayons de concevoir ces métissages des différents, nous arrivons à quelque chose que j’appelle la colonisation.
La colonisation, c’est la rencontre et le choc, l’harmonie de différents qui s’attirent, se repoussent, se combattent, s’harmonisent, etc., avec un résultat inattendu. C’est l’inattendu, l’imprévu du monde, avec un résultat inattendu, imprévisible et qui dépasse les éléments constituants originels. Alors, ça, c’est extrêmement important parce que c’est absolument ce que le raciste n’accepte pas. Le raciste peut accepter que vous soyez dans votre semblable à côté de lui mais il n’accepte pas le mélange. Il n’accepte pas le fait de vous considérer comme un différent qui s’accorde avec sa différence ; ça, c’est le vrai racisme. Et c’est une des conditions absolues de notre monde, parce qu’il faut dire que la propension au racisme va augmentant dans le monde, que le refus de l’autre et, on peut dire, la haine de l’autre augmentent dans le monde au fur et à mesure que les racistes considèrent qu’ils sont menacés, c’est-à-dire, que la colonisation progresse. Toutes les villes du monde qui étaient des villes de colonisation, de Sarajevo à Beyrouth, etc., toutes les villes où il y avait des contacts, des communions, des rapports entre races, entre religions, entre cultures différentes ont été systématiquement prises comme cibles par toutes sortes d’intégrismes dans des camps différents, parce que le raciste a peur de la résolution nouvelle qui pourrait surgir des colonisations. Et cette situation fait que nous considérons aujourd’hui que ce sont là des éléments fondamentaux de ce qu’on appelle la mondialisation. On ne peut pas considérer la mondialisation si on ne la considère pas sous le double angle qui a amené les racismes en même temps qu’il a amené les colonisations, sous le double angle des colonisations et des capitalismes.
Les colonisations, d’une manière inconsciente, involontaire, ont amené la totalité monde : ce sont les colonisations qui ont ouvert le monde, qui ont fait qu’on a connu l’Asie, l’Afrique, etc., et c’était souvent à sens unique, parce que l’Afrique n’a pas connu l’Europe, l’Asie n’a pas connu l’Europe alors que l’Europe connaissait l’Afrique et connaissait l’Asie. C’était à sens unique ; mais ce sens unique n’était pas gênant du point de vue qui nous intéresse, du point de vue d’une poétique du monde, parce que les cultures africaines et les cultures asiatiques, les cultures américaines ont pressenti, ont eu l’intuition de l’Europe, de l’Occident, ont voulu d’ailleurs, le plus souvent, répéter, imiter l’Occident. Ce qui fait que les colonisations ont constitué la totalité monde. C’est ce qui permet qu’aujourd’hui, moi, je puisse être dans la même salle que vous. Ce sont les colonisations qui ont donné ça, et les capitalismes parce que les capitalismes, c’était la mise en évidence des richesses du monde, l’exploitation de ces richesses et leur transformation en produits de consommation pour « tout le monde ». Vous pensez bien que quand je dis « pour tout le monde », ce n’est pas vrai mais ça veut dire que des produits, disons, des choses jolies, l’avocat, le clou de girofle, n’étaient pas connus ; la pomme de terre, ce n’était pas connu, et ça a été transporté par les capitalismes et c’est devenu produit de consommation, c’est-à-dire, entré dans le quotidien des peuples. Et ça, c’est quelque chose qui a permis une espèce de généralisation de la mondialisation. Alors, ces richesses arrachées, extorquées au monde avec le prix d’une pollution effrayante sur le monde, avec tout ce que ça entraîne comme déforestations, comme mort des rivières et des fleuves, etc., ces richesses sont transformées par les capitalismes et les techniques les plus modernes en produits de consommation. Le produit de consommation, c’est ce qui a en premier lieu – c’est la mondialisation – unifié les habitants de la Terre ; c’est-à-dire qu’un habitant privilégié du Danemark ou de la Méditerranée est devenu un consommateur aussi bien qu’un Africain dépouillé, affamé, etc., parce que même dépouillé et affamé, il est potentiellement devenu un consommateur.
Ce que nous pouvons dire, c’est que dans la mondialisation d’aujourd’hui, nous sommes tous des habitants possibles mais pas des habitants réels. Nous sommes tous des habitants possibles, parce que nous avons tous au-devant de nous quelque chose à réaliser que nous n’avons pas encore réalisé, c’est-à-dire, un partage du monde que nous n’avons pas encore fait. C’est-à-dire qu’il y a une partie du monde qui profite du monde et une partie du monde qui est opprimée par le monde, mais comme nous sommes tous oppresseurs ou opprimés ou neutres, parce qu’il y a une partie du monde qui est neutre effectivement, qui n’opprime ni n’est opprimée, nous sommes tous des habitants possibles et non pas des habitants réels parce que nous ne sommes pas encore entrés dans cette poétique de la relation, dans cette poétique du monde, dans cette intuition et cette divination de la capacité monde qui est en nous, et que nous en restons encore au stade de la non-consommation obligée ou de la consommation passive. Et à l’heure actuelle, nulle part dans le monde il n’y a une poétique du rapport de l’Homme aux richesses du monde, nulle part, que ce soit dans les pays capitalistes ou socialistes, etc. Il n’y a nulle part dans le monde une conception du rapport des humanités aux richesses du monde, un rapport véritable des humanités aux richesses du monde.
On a deux possibilités, là : revenir aux idées a priori, c’est-à-dire aux idéologies, qui étaient formidables – les idéologies avaient une grande possibilité d’idéaliser le monde ; pensez au nombre de communistes, des millions et des millions, qui ont donné leur vie pour un idéal qui était représenté par des tyrans comme Staline, pensez au nombre de gens qui ont donné leur existence, leur vie par idéal… Quand on dit : « Bon, les communistes… », mais pensez aux vingt-cinq millions de Russes qui sont morts pour ça, pensez à tous les Chinois, des millions et des millions, qui sont morts par idéal. Devant ça, qu’est-ce qu’on dit ? On se dit : « Mais ce n’est pas possible, que des gens aient pu sacrifier de manière si totale leur existence, l’existence de leur famille, de leurs enfants, etc. » pour quelque chose dont nous pensons même aujourd’hui que c’était monstrueux. Et on se dit, il y a là quelque chose qui est ceci : il y avait une idéologie du monde mais il n’y avait pas une intuition du monde, il n’y avait pas une poétique du monde, parce qu’une poétique du monde qui détermine une politique du monde permet d’échapper aux rigueurs, aux fixités et, souvent, aux atrocités de l’idéologie comme concept. Et quand je réfléchis à cette situation, au fait que nous sommes tous des habitants possibles de la Terre et non pas des habitants réels, ça ne veut pas dire que nous sommes des zombies, des fantômes, etc., ça veut dire que nous n’avons pas encore assumé dans notre imaginaire le rapport réel au monde ; ça veut dire que nous sommes encore, chacun… chacun a ses problèmes, c’est vrai, non seulement ses problèmes individuels mais aussi ses problèmes collectifs : quand il faut réparer le système de répartition de l’eau dans une commune, eh bien il faut réparer le système de l’eau dans une commune, là on ne va pas dire une poétique, une intuition du monde ; il faut le faire, c’est un truc concret. Mais à partir de là, il faut faire autre chose : il faut faire non seulement un système de conduite d’eau dans une commune et puis que ça ne donne pas l’occasion à un vol, etc., mais il faut faire l’autre chose : mon rapport à toutes les communes du monde, pas mon rapport à toutes les communes de mon pays mais mon rapport à toutes les communes du monde, mon rapport à toutes les communes impossibles, à toutes celles qui n’ont même pas un puits dans un désert et mon rapport à toutes les communes, et si je ne fais pas ça, mon travail pour l’installation de l’eau dans ma commune, c’est très bien mais ça me coupe de mon travail de conception de ce que c’est que le monde dans lequel je vis. Et le monde dans lequel je vis n’est plus régi par des grands courants de volontés poussés par des civilisations conquérantes, c’est ça la nouveauté du monde. Les Etats-Unis sont la plus grande puissance du monde mais ils sont aussi fragiles que l’empire soviétique, ça peut s’effondrer en une journée, de même que l’empire soviétique s’est effondré en une journée parce que les empires ne sont pas éternels.
Alors, là, je viens de bric et de broc, j’en viens à quelque chose qui m’est cher : la seule alternative au fascisme qu’il y avait aux Etats-Unis, – parce qu’il y avait une naissance du fascisme : n’oubliez pas qu’à la veille de l’entrée en guerre des Etats-Unis à la Seconde Guerre Mondiale, 78 % des Américains pensaient qu’Hitler n’était pas si mal que ça et que s’il n’y avait pas eu Roosevelt, les Etats-Unis ne seraient probablement pas entrés en guerre, et…comment il s’appelle, celui qui a traversé l’Atlantique… Lindbergh. Lindbergh était un fasciste. La seule alternative au fascisme, parce qu’il y avait une forme de fascisme quotidien, domestique, paisible et d’autant plus terrifiant aux Etats-Unis, c’était la colonisation ; c’était le métissage, c’était le produit inattendu, imprévu et nouveau. Et ce produit inattendu, imprévu et nouveau, c’était Obama ; il n’y pas à sortir de là. La seule possibilité pour cette énorme puissance de ne pas verser dans le fascisme, c’était d’aller du côté de la colonisation. Je dis ça depuis un an à mes amis Noirs Américains et ils me disaient, le plus souvent : « No way, no way » ; ils ne veulent pas parce qu’ils pensaient qu’Obama n’était pas assez noir, de même que les Blancs pensaient qu’Obama était trop noir. Et la réalité, c’est que la seule possibilité d’esquive de cet énorme corps collectif des Etats-Unis, c’était ça, la colonisation, qui n’était pas encore faite et acceptée. Nous disons tous les jours, entre Little Italy et Chinatown, il y a une rue et que depuis deux siècles, cette rue n’a jamais été traversée par personne. Il n’y a personne qui est allé de l’autre côté et que, par conséquent, ce n’était pas la colonisation, c’était la juxtaposition de communautés qui partageaient le même idéal : le drapeau américain, le président des Etats-Unis, la Constitution, les Pères Fondateurs, etc., d’accord, qui partageaient cela mais qui ne se mélangeaient pas. Ma femme et moi nous avons vécu à Fort Lee, à côté de New York, dans un quartier où nous étions les seuls à ne pas être Coréens ; tout le quartier était coréen et c’était extrêmement paisible, parce qu’il y avait une mafia coréenne qui faisait la loi, alors personne ne vous attaquait dans les rues. Comme à Harlem, comment il s’appelle…Farrakhan, à un moment, a fait la loi. Mais, c’était des juxtapositions et maintenant, les Etats-Unis sont entrés dans la connaissance de l’imprévisible d’une colonisation parce que, qu’est-ce qui entre à la présidence des Etats-Unis, quelqu’un qui est né aux Etats-Unis mais dont le père est kényan, dont la mère est blanche ; qui a fait ses études en Asie, en Indonésie, etc. ; qui a vécu en Afrique, qui a vécu aux Etats-Unis… c’est la colonisation du monde, non seulement la colonisation raciale mais aussi la colonisation culturelle. Et je pense que c’est un évènement fondamental de l’histoire des humanités d’aujourd’hui.
Je suis un peu déçu des dernières déclarations d’Obama, parce que nous avons écrit un livre avec Patrick Chamoiseau qui s’appelle L’intraitable beauté du monde et qui étudiait le phénomène Obama, mais nous avons dit qu’il se pourrait que la fonction même de président des Etats-Unis pervertisse la qualité de l’homme Obama. C’est possible, qu’à exercer une fonction aussi importante et aussi absolue, on prenne de mauvaises habitudes. Mais ce qui est important, parce qu’il dit maintenant que ce n’est pas l’Occident qui a fait qu’en Afrique il y ait des soldats enfants, qu’il y ait la misère ici ou là…ce n’est pas vrai du tout ! C’est la colonisation… C’est embêtant ; mais ce qui est fondamental, c’est que l’élection d’Obama est un phénomène.
Ce n’est pas un acte politique, l’élection d’Obama, c’est un acte poétique, c’est-à-dire que c’est un acte par lequel la communauté des Etats-Unis cesse de vivre sur un non-dit fondamental qui était terrifiant, à savoir que les grands héros, les fondateurs de cette Histoire, – Washington, Jefferson… – étaient des possesseurs d’esclaves et que quand ils disaient : « Tous les hommes naissent libres et égaux », les Nègres n’étaient pas dedans. Parce que c’était des possesseurs d’esclaves et que Jefferson, sur son lit de mort, a refusé de libérer, d’affranchir ses esclaves, sans doute dans l’intention louable de ne pas faire du tort à ses héritiers, de ne pas leur enlever leur héritage. L’homme qui a fait la Déclaration des Libertés aux Etats-Unis a refusé d’affranchir ses esclaves sur son lit de mort. Et il y avait là un non-dit de l’Histoire américaine qui était fondamental ; une nation ne peut pas vivre avec ça éternellement et il est certain que l’élection d’Obama est une manière de rattraper l’Histoire américaine, de la compléter, de rattraper le non-dit et de compléter réellement cette Histoire américaine.
Ce que je veux dire, c’est qu’aujourd’hui l’Histoire, le mouvement du monde ne se fait plus avec de grands continents qui envahissent le monde, qui le réalisent comme les capitalismes et les colonisations ont réalisé la totalité monde, et qui l’exploitent, etc. Les grandes civilisations aujourd’hui se transforment en des multitudes de cultures et ce sont des cultures limitées qui font mouvoir le monde, et non plus des grandes civilisations. Je dis depuis longtemps que la Chine va s’archipelliser, que les républiques à la périphérie de la Chine vont se séparer du corps central – ça commence ces jours-ci-, et que les Etats-Unis vont s’archipelliser : déjà, la Californie est la septième puissance économique du monde, en dehors des Etats-Unis ; le Texas va sûrement avoir une sorte de volonté de se séparer. Ca ne veut pas dire qu’ils vont être séparés, opposés, ça veut dire que le continent, que les Etats-Unis vont s’archipelliser, la Chine va s’archipelliser et ce qui se passe, c’est que l’Europe s’archipellise. L’Europe s’archipellise, d’une part parce que des nations comme l’Allemagne ont toujours été des nations archipellisées et que, d’autre part, des nations comme la France s’archipellisent aussi. De plus en plus, il y a des réalités culturelles fondamentales ; il y a des réalités méditerranéennes, bretonnes, occitanes, catalanes, corses, etc. qui vont constituer des éléments et ce sont des petits pays. Je crois à l’avenir des petits pays. Si nous voulons résister aux méfaits globaux du capitalisme…
Pourquoi les capitalismes sont néfastes ? Parce qu’ils produisent tellement de revenus à partir de l’exploitation des richesses du monde que ces revenus donnent lieu à des spéculations financières. C’est ce qui s’est passé aux Etats-Unis, c’est ce qui s’est passé moins en France, c’est pourquoi elle a un peu échappé à la crise mais ce qui s’est passé dans la crise, c’est que les bénéfices accumulés à partir de l’exploitation des richesses du monde ont donné lieu à des jeux financiers, à des paris financiers qui ont marché, ont marché, ont marché, ont marché, ça a produit, ça a produit et puis un jour, ça s’est cassé et je mets au défi qui que ce soit de dire pourquoi ça s’est cassé. Parce que le système capitaliste, comme tous les systèmes mondiaux à l’heure actuelle, vit dans l’inextricable, dans l’inattendu et l’imprévisible. Je suis très amusé quand les pseudo-économistes les plus grands disent : « Dans un an, ça va s’arranger. » Ca, c’est la bêtise la plus totale ; ça peut s’arranger demain matin, mais ça peut rester comme ça pendant vingt ans parce qu’il n’y a plus de décision prévisible, on ne peut plus prévoir ce qui va se passer et, à mon avis, notre seule possibilité de vivre dans cet imprévu et cet inextricable du monde, c’est d’organiser l’existence des petits pays. A mon avis, les petits pays ont plus d’avenir que les grands. Les grands pays sont producteurs de catastrophes et les petits pays sont peut-être amenés à être producteurs de vie, accordés à la vie du monde ; au fond, on peut dire la chose de la manière suivante : les grands pays sont des producteurs de catastrophes et les petits pays peuvent être des producteurs de réparations écologiques, de coexistence et d’harmonie avec le monde. Je crois que c’est ce que j’appelle une poétique de la mondialité réelle et je crois que c’est notre espoir, à l’heure actuelle. Merci.

transcription : Maud Blachier///Article N° : 8940

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