Le More cruel

De Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil

Un drôle de monstre théâtral à découvrir
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C’est en effet un curieux monstre que le théâtre de Nanterre-Amandiers a accueilli dans ses murs en septembre 2009. Un monstre du répertoire théâtral français tombé dans les filets de Christian Biet, éminent spécialiste du XVIIe siècle, qui traque depuis longtemps les tragédies baroques de la cruauté, mais surtout un monstre magistralement dompté par deux jeunes metteurs en scène de l’Opéra français de New York.

Loin d’être un bel animal aristotélicien comme en produiront les temps classiques, La tragédie française d’un More cruel envers son seigneur nommé Riviery, gentilhomme espagnol, sa damoiselle et ses enfants, (1) pièce au titre exponentiel prometteur en sensations fortes et qui fut sans doute jouée à Rouen vers 1605-1610, est un vrai monstre dramatique, d’abord pour son esthétique baroque de pièce cruelle aux effets sanglants assurés avec femme violée et pourfendue, enfants précipités d’une tour et mis en bouillie, maître contraint de s’amputer lui-même le nez, le tout orchestré par un esclave noir, un More épouvantable. Cependant, au-delà de l’épouvante et des effets spectaculaires destinés à glacer le sang des spectateurs, cette tragédie est la première pièce de théâtre française et quasiment l’unique jusqu’à la Révolution à traiter de l’esclavage des nègres et des violences corollaires à l’iniquité qu’il représente. Curiosité donc que cette tragédie, première œuvre dramatique à dénoncer l’esclavage comme une pratique dangereuse dont les retours de bâton seront terribles pour les puissances occidentales. Toutefois, ne nous emballons pas trop vite. Pas d’exaltation humaniste dans ce théâtre ! L’ironie veut que cette pièce contre l’esclavage ne condamne pas l’inhumanité des maîtres, mais l’inhumanité des esclaves qui inévitablement feront courir un grand danger aux maîtres si ceux-ci persistent dans cette pratique, car aucun regret, aucune pénitence, ni même l’affranchissement au final ne sauraient rattraper le mal et empêcher la vengeance la plus abominable.
Tirée d’un fait divers qui serait survenu dans une île espagnole, Majorque peut-être, et raconté notamment par Matteo Bandello, l’histoire est celle d’un seigneur espagnol abusé par son esclave qui a résolu de se venger des coups qu’il a reçus et invoque son Dieu Mahomet à son aide. Le maître regrettant sa violence et faisant repentance décide d’affranchir le More en dépit des conseils de son épouse qui a fait un rêve prémonitoire et le met en garde face à la nature meurtrière des Mores. Le gentilhomme ne l’écoute pas et comme on peut le lire dans l’argument liminaire, gardant « sous voile d’oubli les vieilles rancoeurs de son esclave », il « le met en pleine liberté », ce qui permet au More de préméditer son crime. Comme le seigneur souhaite partir pour la chasse, il confie à son More sa femme et ses enfants que celui-ci a pour mission d’accompagner jusqu’à son château fort construit au bord de la mer. Mais une fois dans la place, le More s’enferme dans la forteresse viole l’épouse et menace ses enfants. De retour de la chasse, le seigneur se retrouve impuissant, chassé hors de sa propre maison, à la merci du More qui lui demande de se couper le nez s’il veut récupérer sa femme et ses enfants. Le seigneur s’exécute, mais le More n’a pas de parole, il précipite les enfants du haut des remparts, poignarde la femme et se jette à son tour à la mer.
Grâce à l’énergie et la détermination de Christian Biet, professeur à l’université de Paris Ouest-Nanterre et chercheur passionné par le théâtre du XVIIe siècle, cette pièce improbable et restée anonyme, vient de revoir le jour sur un plateau. Et quel plateau ! puisqu’elle a été jouée dans les Ateliers du théâtre de Nanterre-Amandiers et sera reprise au Théâtre national de Bordeaux du 8 au 23 octobre 2009. Ce sont deux jeunes metteurs en scène directeurs artistiques de l’Opéra Français de New York, Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil, qui ont eu l’extravagance de monter cette tragédie avec la complicité de Christian Biet aux manettes dramaturgiques et celle de Christophe Pitoiset pour éclairer l’inquiétant dispositif scénographique conçu pour le projet. Et leur extravagance est une réussite ! Le dispositif installé dans les anciens studios de cinéma imaginés par Patrice Chéreau à l’époque où il dirigeait les Amandiers nous laisse entrevoir ce que pouvait être l’ambiance des représentations théâtrales au temps d’Henri IV dans une France qui sortait des guerres de religion et n’allait pas tarder à s’engager dans la traite négrière transatlantique. Le public debout autour d’un échafaud tel qu’il se dressait à l’époque se voit comme téléporté dans la pénombre d’un vaste jeu de paume, sombre tripot où les comédiens de ce temps élisaient domicile quand ils ne jouaient pas en place publique.
Un travail esthétique minutieux
La réussite du spectacle s’appuie d’abord sur un travail esthétique minutieux. Des costumes simples, d’une rare efficacité scénique, qui supportent la proximité des spectateurs, et dont la densité surtout résiste à l’œil contemporain et parvient à ramener le temps passé sans effet de faux. Cette épaisseur des costumes, dus à l’invention de Thibaut Welchin, contribue à crédibiliser et à asseoir la langue très archaïque des alexandrins du texte que les comédiens nous font entendre avec une maestria remarquable. Et cet aspect du défi n’était pas des moindres. L’historicité de la mise en scène fonctionne parfaitement grâce à la reconstitution scénographique des temps baroques : un échafaud central très surélevé et une situation de foule dans les ateliers de Nanterre quasiment transformés en jeu de paume ; grâce aussi à une ambiance sonore hispanique subtilement soutenue par les inflexions de la guitare de Yann Dufresne. Mais, les metteurs en scène n’ont pas hésité aussi à se laisser inspirer par les pratiques scéniques des mystères religieux tels qu’ils occupaient les places de la Renaissance. Et autour de l’échafaud central, sont distribués d’autres espaces de jeu. Ici le billot associé à l’espace de la chasse, avec les trophées : deux têtes de sangliers et une de cerf y sont accrochées ; là un tableau noir espace de la préparation du forfait, où le More prémédite son crime et griffonne à la craie son stratagème ; là un escalier et une passerelle dans la hauteur des cintres, espace de prière où la Damoiselle psalmodie et à l’abri duquel le maître fait pénitence dans les règles, la tête dans un cornet blanc et le dos cinglé sous les coups de flagellation qu’il s’impose ; là encore l’appartement de la famille avec l’intimité des amours du couple et des enfants. Et au cœur de cette machine à jouer, tant pour les acteurs que pour les spectateurs qui suivent l’action en accompagnant le déplacement des comédiens, comment rendre l’exhibition de la violence sur laquelle repose la théâtralité même de ce théâtre dont les effets spectaculaires riment avec mortuaire ? Un autre enjeu et pas des moindres : comment verser le sang et jouer les exactions du More terrible avec les artifices du théâtre, comment rendre la violence, mais sans le réalisme cinématographique, autrement dit avec les seuls effets de la scène. Les enfants sont des poupées, le viol ne découvre aucune nudité, le seigneur ne se coupera pas le nez « pour de vrai » !
Les metteurs en scène ont travaillé sur des effets de contrepoint, des procédés de cristallisation de l’imaginaire et une gestion de l’espace d’une vraie belle créativité. Le registre de la bestialité et de la chasse à laquelle s’adonne le seigneur amène naturellement un lapin suspendu et écartelé, crucifié comme le sera le seigneur par le mal que lui inflige le More, tandis que le More fourbit ses armes mystérieuses et magiques, amas sanguinolents de peau, de poils, de sang dans un chaudron qu’il présente au ciel tout en faisant des imprécations au beau milieu de l’attroupement des spectateurs, tandis que le seigneur sur la scène périphérique aiguise le couteau qui prépare le dépeçage de la bête et ce dépeçage se fera en même temps que le viol de la damoiselle que le More violente avec la tête de lapin sanguinolente. Le spectaculaire construit ainsi mentalement une image plastique de violence, qui convoque le sang et la bête du sacrifice et non une reproduction réaliste des exactions. Mais ce qui permet vraiment au spectateur d’entrer dans l’univers de ce théâtre et d’accepter l’extravagance est de toute évidence la qualité de jeu des comédiens et la performance qu’ils déploient pour convoquer une tension tragique qui reste sur le fil du rasoir et ne bascule jamais dans le ridicule ou le grand guignol. Babacar M’Baye Fall, dans le rôle du More, a une présence et une subtilité de registre sans pareille, Jeanne Brouaye joue les saintes martyres avec une conviction qui parvient à émouvoir et Éric Bougnon en seigneur aveuglé est exaspérant à souhait.
Une tragédie du marronnage
Étonnante à plus d’un titre, archétype du théâtre de l’échafaud et de la tragédie irrégulière pour Christian Biet, cette pièce participe aussi au débat d’idées autour de l’esclavage qui traverse la société du temps. C’est en effet à la même époque, dans la première décennie du XVIIe siècle que des armateurs français expérimentent les premières expéditions négrières emboîtant le pas aux Portugais et aux Espagnols qui la pratiquent déjà depuis près d’un siècle. Ce sera Louis XIII qui finira par donner l’autorisation de ce commerce, après avoir subi des assauts incessants pour le libéraliser dès son arrivée au pouvoir en 1610. La morale finira par céder le pas aux affaires et à l’appât du gain avec une légalisation accordée par un édit de Louis XIII autorisant la traite négrière en 1642.
L’originalité de la pièce tient aussi au personnage de More qu’elle met en scène. Un « More cruel envers son seigneur nommé Riviery« , comme l’annonce le titre programmatique, donc un More esclave, un More « mis au cadène », selon la formule de l’époque. Or en ce tournant du XVIIe siècle les hommes originaires de la Négritie, de ces territoires subsahariens voués aux monstres et chimères n’occupent la scène française que sous forme de masques dans les ballets et divertissements de cours. « Faire le More » est un rituel amoureux que prisent les seigneurs. Ils y apparaissent comme des Ambassadeurs d’Afrique de la plus grande distinction, malheureusement carbonisés par le soleil, autant que par les rayons de beauté des femmes de la cour qui les attirent et les détruisent dans le même mouvement. Artifice du discours amoureux, le More n’a pas d’autre présence scénique que celle d’un travestissement et il ne s’associe pas à l’esclave. Depuis un arrêt, datant de 1571, la terre de France ne reconnaît pas le statut d’esclave et de fait tout esclave sur son sol recouvre la liberté. L’esclavage est une affaire lointaine, mise à distance, qui concerne le nouveau monde et avec lequel le royaume de France ne veut pas avoir affaire. L’occultation est radicale, tout est fait pour que l’ordre esclavagiste qui régit les îles du nouveau monde et le commerce de la traite dans lequel, prospère bientôt l’ensemble des grandes puissances maritimes de l’Europe, ne soit pas mis en débat à la cour et portée ouvertement à la connaissance de l’opinion publique.
L’argument du More cruel est inspiré de la XXXIe histoire tragique de Matteo Bandello adaptée en français par François de Belleforest au tout début du XVIIe siècle et qui stigmatise la nature meurtrière du More que l’on dénonce alors comme le descendant de Caïn : la preuve en est la couleur de sa face, signe que Dieu lui imposa pour qu’on le reconnaisse ! On retrouve l’anecdote dans le Théâtre tragique de Pierre Boitel (2) qui défie les puissants de prendre des Mores à leur service en dénonçant la nature rebelle, vindicative et meurtrière qui est la leur et conclut son récit par « Autant d’esclaves sont autant d’ennemis ». La pièce cruelle jouée à Rouen, n’est pas dénuée d’un certain discours de propagande, n’oublions pas qu’elle s’adresse à la société normande, à des seigneurs, bourgeois et notables du Nord, engagés dans les affaires maritimes. La situation est telle qu’il n’est plus possible de revenir en arrière. Affranchir les esclaves, assumer sa repentance et mettre fin à l’ordre esclavagiste est devenu impossible. La pièce met de manière pragmatique l’impasse en question. Cette tragédie fonctionne comme un conte dissuasif suffisamment impressionnant pour convaincre les Français que les pratiques esclavagistes des Espagnols sont périlleuses. Prendre des esclaves c’est introduire le loup chez soi. L’histoire du seigneur Riviery se veut exemplaire et tout à fait allégorique. Publiée vers 1610, avec un frontispice en début de chaque acte, on sent combien l’enjeu est de frapper les imaginations avec les éléments emblématiques de l’histoire, telle qu’elle est résumée dans l’argument liminaire, qui semble d’ailleurs davantage le résumé d’une représentation que celui du texte, et apporterait bien la preuve que la pièce a été jouée, comme la couleur noire des mains et du visage obscur du More, qui apparaissent sur les gravures alors que la question de la couleur de l’esclave n’est jamais évoquée dans le texte. L’image du château fort avec ses remparts et son pont-levis illustre avec force le pouvoir pris par l’esclave qui finit par chasser le maître hors de son territoire et anéantit sa fortune.
L’ordre esclavagiste n’a pu s’installer sans répression et terreur du côté des esclaves, mais il repose en même temps sur une contradiction fondamentale, comment confier sa progéniture et la protection de sa femme à ceux que l’on aliène et contraint sans craindre des représailles. L’ordre esclavagiste repose sur une constante angoisse ourdie, celle de la vengeance des nègres, de leur feintise et des dangers que court la plantation de l’intérieur. Voués à une résistance faite de faux-semblant et de feinte, les esclaves n’auront d’autre choix que d’entretenir cette menace, la menace de l’esclave marron qui retourne à l’état sauvage dès qu’il recouvre sa liberté. Plus qu’une tragédie de la vengeance, Le More cruel est une tragédie du marronnage, de l’impossible « fiance » à accorder au More, qui comme le chien méchant qu’on croyait fidèle, mord son maître dès qu’on lui lâche la bride.

1. La pièce est publiée dans le recueil : Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France (XVI-XVIIe siècle) sous la direction de Christian Biet, collection « Bouquins », Robert Laffont, Paris 2006.
2. Pierre Boitel, « D’un Seigneur de l’île de Majorque qui vit mourir sa femme et ses enfants par la cruauté de son esclave », in Le Théâtre tragique sur lequel la fortune représente les divers malheurs advenus aux hommes illustres…, Toussaint du Bray, Paris, 1622.
Le More cruel
Texte : Anonyme – vers 1610
Mise en scène : Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil
Dramaturgie : Christian Biet
Lumières : Christophe Pitoiset
Costumes : Thibaut Welchin
Guitare : Yann Dufresne
Avec Éric Bougnon, Jeanne Brouaye, Babacar M’Baye Fall, Michel Theboeuf.

Théâtre de Nanterre-Amandiers
Coproduction TNB en Aquitaine, Théâtre Nanterre-Amandiers, Office Artistique de la Région Aquitaine et Le L@B

Tournée :
Du 8 au 23 octobre 2009 au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine///Article N° : 8956

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