Le Maghreb des films : rencontre différée ou ambivalence ?

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Ce compte rendu à deux mains du Maghreb des films s’intéresse aux films présentés mais aussi à la problématique du rapport au public, vu les difficultés de l’événement à le mobiliser, malgré l’engagement sans faille de ses organisateurs.

Première soirée froide d’un automne jusque-là très clément. 20h50. La projectionniste, termine une cigarette devant les portes du Trois Luxembourg, discute avec sa collègue qui tient la caisse. Nous échangeons quelques mots, elle s’interroge sur le travail de projectionniste qui l’éloignerait peut-être des films qu’elle aimerait voir. Quelques rares spectatrices discutent sur le trottoir des films qu’elles ont vus, de ceux dont elles se souviennent, de ceux qu’elles auraient tant voulu voir… Le cinéma comme lieu de sociabilité, un cinéma qui se vit dans l’entre-deux de l’engagement fort et des contraintes de la vie ordinaire qui rongent les activités culturelles quelles qu’elles soient. L’air est piquant, ce jeudi soir…
Les festivals sont aujourd’hui devenus l’un des rares lieux publics qui témoignent et donc permettent d’entrevoir, sinon de comprendre, les termes de la rencontre entre des spectateurs et des films issus de cinématographies méconnues, repoussées en dehors des réseaux de la distribution commerciale. Ils représentent un pari risqué pour les exploitants, l’économie des petites salles étant déjà fragile. Ce Maghreb des films, initié par l’association Coup de soleil, organisatrice du maintenant respecté Maghreb des livres, est également l’aboutissement d’une amitié entre un exploitant engagé, Gérard Vaugeois, un temps animateur de ciné-clubs, un temps gérant d’un réseau de salles indépendantes, encore distributeur à ses heures, et Mouloud Mimoun, un autre cinéphile, un temps rédacteur en chef à FR3 de « Mosaïque » qui n’a jamais cessé de croire au pouvoir de la culture. Il ressentait l’urgence de rendre accessible à un public dans les diasporas un ensemble de représentations largement ignoré par l’organisation de plus en plus standardisée des réseaux classique de distribution commerciale.
Au mois de juillet encore, la lettre d’information de Coup de soleil à ses adhérents laissait augurer du pire, les financements prévus s’évaporaient dans les replis d’administrations sous pression. Pourtant, après une souscription lancée par Bernard Gentil, et surtout la relance tenace des pouvoirs publics, la Mairie de Paris et l’Acsé soutiennent le projet. Même si le budget est loin des sommes initialement escomptées, il a permis la tenue d’un premier événement qui pose des questions fondamentales sur les enjeux de telles manifestations.
I – Le pari de la difficulté et de la complexité
Comme tout festival, ce Maghreb des films offrait son cocktail d’inédits, de classiques des trois cinémas nationaux, un éclairage thématique sur la musique au Maghreb, un hommage à un homme de cinéma et de télévision, Serge Moati, et une rétrospective de l’œuvre du réalisateur tunisien Nouri Bouzid.
La manifestation aura creusé le sillon de la difficulté en se donnant des objectifs multiples. Il a tout d’abord éclaté l’événement entre différents lieux et donc tenté d’attirer différents publics, à la fois au cœur de la cinéphilie parisienne, au cinéma les Trois Luxembourg, mais aussi dans des salles de la périphérie, le Jacques Prévert à Gonesse, le Ciné 104 à Pantin, et Les Cinémas du Palais à Créteil, et enfin dans quelques salles en province, Tourcoing, Lyon et Vaulx-en-Velin.
Le pari de la difficulté n’est pas seulement celui d’une programmation éclectique. Il réside aussi dans le fait de convoquer des représentations qui mettent en cause les visions globalisantes, privilégient la nuance et l’épaisseur des ressentis dans l’exploration des contradictions caractéristiques de la situation coloniale et de ses ramifications postcoloniales…
Le Maghreb des films a ainsi choisi de montrer des productions qui sondent le vivre ensemble des communautés musulmanes, juives, pieds-noirs et d’appelés, et cela dans des documentaires comme dans des fictions cinématographiques et télévisuelles, en particulier l’hommage à Serge Moati avec L’Eté de tous les chagrins (1989) et Des feux mal éteints (1994) ou encore Villa Jasmin (Boughedir 2008). C’est étrangement à travers un film produit par TF1, Les Jasmins de la véranda (1979), une entreprise narcissique et impudique comme le note la voix off de l’auteur, que transparaît une certaine poésie, celle du retour de Moati en Tunisie, jusqu’à la maison familiale dans laquelle il n’ose rentrer, tant la douleur d’une enfance déracinée en quelques mois par la perte des deux parents ne peut être exorcisée. La méditation d’un homme qui traverse un présent, le monde froid d’institutions et d’espaces publics occupés par des hommes, à la recherche d’un passé qu’il ne retrouve pas et dont sa sœur n’accepte qu’à contre cœur de lui livrer quelques bribes.
D’autres productions plus didactiques, comme Bons baisers de la Goulette (2007) de Lucy Caries, nous content l’histoire de la migration de la communauté juive tunisienne de la Goulette vers Belleville, ses valeurs. Le festival intégrait aussi à sa programmation, Algérie, histoires à ne pas dire (2007), le documentaire de Jean-Pierre Lledo déjà sorti en salles, et mettait à l’honneur, Où vas-tu Moshé ? d’Hassan Benjelloun (2007). Les questions, récits de vie et souvenirs encore à fleur de peau évoqués lors du débat avec Hassan Benjelloun trahissent le désir fort des spectateurs présents de se retrouver dans des représentations de soi qui revisitent un passé assez rarement vu en images.
Le grand intérêt de la trilogie documentaire de Mehdi Lallaoui est de sortir pour évoquer la guerre d’Algérie des angles d’approche habituels. En finir avec la guerre convoque le traumatisme des appelés français et leurs tentatives de rédemption d’un passé qui les hante. Jacques Charby porteur d’espoir rend, en retrouvant les membres du réseau Jeanson et notamment le Juif Jacques Charby, un vibrant hommage aux porteurs de valises qui prenaient de gros risques pour convoyer vers le FLN le produit des cotisations auprès des immigrés des bidonvilles. Quant à Les Parfums de ma terre, il montre combien les métissages tissent des liens qui transcendent les conflits.
Construits à partir d’entretiens et d’illustrations d’archives, ces trois films adoptent une facture très classique mais aident à dépasser la dualité agresseur / agressé pour mieux intégrer la pluralité des engagements et des facteurs humains. Le titre du premier volet, En finir avec la guerre, apparaît dès lors comme un manifeste.
Les représentations sont également le lieu d’une interrogation de l’histoire. La force de conviction de 9/3 vient de la méthode de Yamina Benguigui : elle allie une rigoureuse enquête de terrain à une écoute des protagonistes profondément humaine car elle tient du partage. Elle l’avait explicité dans l’entretien (cf. [article n°181]) que nous avions eu à propos de sa magnifique trilogie Mémoire d’immigrés : en instaurant un dialogue où elle parle elle-même de son expérience, ses interlocuteurs s’ouvrent en disant « moi aussi ». Seule une personne qui a cette expérience commune peut aboutir à cette libération de la parole immigrée. Elle gomme ensuite sa présence au montage sans pourtant disparaître : la relation est telle qu’on la sent dans le hors champ, mais c’est la parole des gens concernés qui est privilégiée.
Faire l’histoire de la Seine St Denis, à qui l’on a attribué le numéro 93 qui était celui du département de Constantine, c’est ainsi mettre en perspective la chronique impitoyable de la constitution d’un ghetto et la dimension humaine de la catastrophe qui débouchera en 2005 sur les émeutes déclenchées par la mort par électrocution de Zeyed et Bouna auxquels le film est dédié.
Il faut voir 9/3 pour comprendre comment on en est arrivé là. On y a concentré les industries polluantes pour protéger l’Ouest de Paris, les vents dominants soufflant dans la direction opposée, si bien qu’aujourd’hui encore, le sous-sol et les nappes phréatiques sont contaminés. On y a concentré les plus démunis et, pour mieux les neutraliser, on a concentré les communistes dans cette « ceinture rouge ». Après y avoir exploité les enfants espagnols, on y parquera les rapatriés d’Algérie les plus pauvres. C’est également là que se retrouveront les Antillais lors des migrations organisées dans les années 60. Et lors des grands travaux destinés à résoudre la crise du logement face aux 200 000 taudis de la région parisienne, la Seine St Denis concentrera 28 des 36 implantations de grands ensembles.
Même s’il est édifiant, 9/3 n’est pas un réquisitoire. Yamina Benguigui y aborde ce sentiment de noblesse de la condition ouvrière qui faisait qu’on acceptait l’absence de lycée dans les années 60. Ou bien les solidarités et les initiatives qui ressoudent les liens et permettent d’échapper à la noirceur du tableau. Le film se termine même sur toutes ces célébrités de la diversité qui, de Rachid Bouchareb à Roshdy Zem, en sont issues. Mais le ton général est quand même celui d’un grand gâchis humain, souligné par les chansons mélancoliques de Rokia Traoré ou de Souad Massi.
L’écroulement de la barre de la Cité des 4000 de La Courneuve n’a pas ouvert une nouvelle ère, tant les erreurs se sont accumulées, comme le rappelle une responsable de la politique de la ville. Et l’on sait aujourd’hui que, malgré l’urgence, les émeutes de 2005 ne l’ont pas davantage révolutionnée.
9/3 est un nouveau cri d’alarme, qui ne laisse aucun doute sur la nécessité de l’action.
Pourtant, des historiens ont remis en cause la véracité du film et ses choix historiques, lui reprochant de falsifier les faits pour « faire de ce département un territoire martyrisé » (cf. [leur article sur le site Mediapart]). On retrouve entre l’engagement citoyen d’une cinéaste et la complexité revendiquée des historiens une vieille opposition qui traverse le cinéma politique dont le rôle reste cependant de provoquer le débat !
Simplification pour servir une thèse ? Peut-être. Mais ce que perçoivent rarement les historiens, c’est le ressenti des populations, au-delà de la véracité des faits, qui s’exprime dans leurs prises de paroles et leurs actions. C’est leur vérité à elles que la cinéaste met ainsi en avant et c’est peut-être là que réside l’essentiel.
II – Pour une redéfinition du cinéma
S’ils sont fragiles, les festivals offrent une opportunité rare de comprendre les termes de la construction d’une culture par la mise en perspective d’inédits et de films qui appartiennent au patrimoine. Ils sont aussi le lieu d’une expérimentation de l’image et du son dans des formats, des supports, des durées très divers puisqu’ils se détachent du produit standard autour duquel se structure le marché du cinéma, le long-métrage de fiction. Ils interrogent par cette approche la distinction entre cinéma et audiovisuel, remettent en cause les hiérarchies culturelles et le rapport des spectateurs aux œuvres.
C’est ainsi qu’ouvrir certaines projections par les mini-fictions réalisées par Zangro (Sylvain de Zangroniz) avec Amine Boyabene, Ernesto Oña, ou Hassan Zahi, postées sur Internet, en dit long sur la mutation technologique, économique et culturelle en cours. Ces vignettes en quelques plans de la vie quotidienne dans les banlieues, fondées sur le comique de situation, retournent avec plus ou moins de bonheur mais une grande conviction nos préjugés. Elles sont autant de courtes entrées dans un quotidien dédramatisé qui se joue des symboles sans pour autant ignorer l’impasse. Les titres choisis par les collectifs auteurs de ces mini-séries se chargent de nous la rappeler : « En attendant demain… », « A part ça, tout va bien… ».
La place du patrimoine
Le Maghreb constitue peut-être une réalité géographique, historique, culturelle, mais il est aussi le lieu d’imaginaires largement construits en dehors de lui. Goha le simple (1958) de Jacques Baratier, nous laisse entrevoir la façon dont le cinéma a pu lui aussi conter les valeurs d’un Orient mythique. Jolie fable d’un amour contrarié par les puissants oublieux des lois du désir humain, le film nous dépeint un monde naïf, vaniteux et archaïque dont la rédemption ne peut venir de ceux qui ne se laissent happer par les chimères d’un ordre social allant contre la nature et le savoir. Par un détour, il nous rappelle aussi comment la colonisation traverse les trajectoires personnelles et professionnelles des personnels du cinéma. On a entendu ainsi Jacques Baratier, maintenant âgé de 91 ans, se remémorer la production du film, et vu la naissance de deux carrières d’acteurs, Omar Sharif dont c’était l’un des premiers rôles, ou encore Claudia Cardinale à qui le réalisateur aurait aimé confier le premier rôle.
Ce Maghreb des films, qui fait aujourd’hui partie d’un petit ensemble de manifestations cinématographiques consacrées au Maghreb, nous donne matière à penser. (1) Les rapports entre cinémas et Maghreb posent question puisque regrouper dans une seule catégorie trois cinémas nationaux, revient le plus souvent à mettre en avant des thématiques transversales à ces trois cultures nationales, la condition des femmes, les migrations, la liberté d’expression, la montée de l’Islamisme, etc., aux dépens d’histoires nationales du cinéma, d’esthétiques, d’économies, d’industries, et de pratiques distinctes. Ainsi, les cinémas du Maghreb sont généralement envisagés, non pas à partir d’une conception partagée du cinéma mais, bien davantage, par la prédominance accordée au rapport entre les films et la culture (commune) représentée. Il s’agit le plus souvent de la culture arabo-musulmane que les films explorent et dont ils interrogent les travers, (2) même si les films ne sauraient être réduits à cette tâche… Aller voir un film sur la culture maghrébine (sic) peut invisibiliser non seulement le film mais toute une diversité des cultures…
Si le Maghreb des films évite ces pièges, c’est qu’il rend compte de regards pluriels tout comme des spécificités autoriales, nationales ou régionales de ces cinématographies, tant dans l’esthétique, la narration, les genres prisés ou les rapports des publics aux films.
Lors de l’avant-première en février dernier, le Maghreb des films nous avait conviés à la découverte de plusieurs films berbères, et nous y avions découvert un cinéma soucieux de construire une identité à travers la production d’images de soi, Ayrouwen (2007) de Brahim Tsaki ou Mimezrane (2007) d’Ali Mazaoui, et un autre cinéma soucieux de conquérir son public national par le cinéma de genre le plus populaire, la comédie. C’est ainsi qu’à Number One (2006) de Zakia Tahiri, une comédie marocaine sur les rôles sociaux et de sexe, répondait Cinecitta (2008), d’Ibrahim Letaïef, à la fois histoire de cinéma et comédie tunisienne légère, florilège de citations et clins d’œil à la culture cinématographique en Tunisie.
Cette édition d’octobre était construite autour de patrimoines nationaux qui mettent également en avant la comédie, ce sont au Maroc les films très populaires de Mohamed Abderrahman Tazi, comme A la recherche du mari de ma femme (1994) et Lalla Hobby (1996), et en Algérie, Les Vacances de l’inspecteur Tahar (1972). Ce dernier film nous rappelle d’ailleurs que l’Algérie avait un temps conquis son public national. Mostafa Ben Boulaïd (2008) d’Ahmed Rachedi, fresque didactique à la belle image et vision héroïque de l’histoire nationale, ne ramènera sans doute pas ce grand public au cinéma même si le débat qui suivit la projection, en l’absence d’Ahmed Rachedi, a révélé des spectateurs très sensibles à la construction de cette histoire.
Le patrimoine tunisien tient au festival dans une rétrospective des films de Nouri Bouzid dont la carrière s’étale sur vingt-cinq ans et qui incarne un des pans les plus reconnaissables des cinémas du Maghreb. Son passé de militant politique victime de la répression, son intransigeance dans la dénonciation de l’oppression des individus par le politique, par l’Etat, sa condamnation d’un ordre culturel archaïque, en font à raison une des figures de proue mais aux dépens sans doute d’autres auteurs restés dans l’ombre, Ridha Behi ou Abdellatif Ben Ammar dont certains films mériteraient une plus grande attention. Les deux premiers longs-métrages saisissants de Bouzid, L’Homme de cendres (1986) et Les Sabots en or (1988), malheureusement sortis en France des années plus tard dans une indifférence presque totale, lui ont conféré une stature internationale. Depuis, il s’est attaqué sans relâche aux rapports économiques Nord-Sud qui détruisent la culture « d’accueil » dans Bezness (1992), un film rarement programmé qui traite de front du tourisme sexuel et révéla Abdellatif Kéchiche, à la condition des femmes dans Tunisiennes (1997), au sort des enfants livrés au servage dans Poupées d’argile (2002), à la montée de l’intégrisme… Son dernier film, Making of (2006), conte le cheminement d’un danseur hip-hop confronté au mépris de tous, qui au fil des frustrations et des brimades, se transforme en Islamiste, dans une mise en abyme du travail d’acteur. Making of, distribué par Gérard Vaugeois, est d’ailleurs sorti en octobre 2009 sur les écrans français.
Le Maghreb des films a choisi de mettre également le projecteur sur la musique, un art populaire à travers une série de documentaires sur la musique arabo-andalouse, les gnawas du Maroc, et d’autres plus inégaux, consacrés à des figures tragiques, Lounes Matoub, Cheb Hasni « le chanteur aux deux cassettes par jour », Dhikra Mohamed ou Dhikra, l’Egyptienne, une chanteuse tunisienne ayant trouvé la reconnaissance en Lybie avant de devenir une star du monde arabe assassinée dans des conditions assez mystérieuses.
De l’enjeu d’un Maghreb des films
Et soudain, au hasard de la programmation, par une après-midi consacrée aux documentaires, nous découvrons Trésors de scopitones arabes (1999) d’Anais Prosaic et Michèle Collery, et avec lui, le scopitone, cet appareil qui permettait de diffuser les minis clips filmés de chansons de variétés et qui a prêté son nom aux clips. Cette entreprise fut, nous dit-on, peu rentable jusqu’à ce qu’on suggère à l’entrepreneur hardi de produire des clips pour la génération d’immigrés qui peuplait les cafés à la sortie du travail. Dans une esthétique télévisuelle soignée, le documentaire fait renaître une mini-industrie culturelle et nous fait découvrir un pan totalement méconnu et surprenant du métissage culturel lié aux migrations postcoloniales.
Ces images secouent, transgressent de nombreuses idées reçues sur le rapport à l’image et l’exclusion des communautés immigrées. Elles renversent par l’autodérision exoticisante les clichés occidentaux sur les cultures « d’origine » au Maghreb. Elles mettent en scène Slimane Azem, Kamel Hamadi, un trio algérien, « Les Golden Hands », Idir, et bien d’autres dans des décors très kitsch, des formes géométriques et des couleurs années 60. Elles révèlent par des plans rapprochés, des plongées et contre-plongées suggestives, une jeunesse immigrée rebelle qui arbore les costumes de velours à pattes d’éléphants, les lunettes de soleil, et séduisent des femmes en minijupes aguicheuses, cuissardes ou pantalons moulants. Nous sommes mis face à une jeunesse qui chante son rapport à l’alcool, évoque ses flirts et en filigrane une sexualité qui se vit dans le pays d’accueil.
Qu’un tel documentaire ait été réalisé pour la télé il y a dix ans nous met face à certaines questions sur les lieux possibles de la constitution d’un héritage culturel qui puisse rendre compte de la dimension postcoloniale de notre culture contemporaine. Il est alors ironique de constater que c’est la télévision, média si souvent décrié pour sa propension à alimenter la passivité consommatrice des masses, qui se soit engagé dans cette production. L’existence même de ce documentaire nous oblige à reformuler les questions de notre propre rapport à la culture dans le sens où notre ignorance ne serait pas seulement liée à l’absence d’images mais aussi aux hiérarchies, aux préoccupations et pratiques qui structurent ce rapport. (3)
III – D’un regard l’autre ?
Le Maghreb des films nous oblige ainsi à penser notre rapport aux cultures à travers le jeu des constructions identitaires par les images, dans les entrelacs de mini-fictions internet, de documentaires qui, dans les allers et retours France Maghreb, nous amène de la quête narcissique d’une enfance tôt disparue, à la déchirure de l’émigration loin d’une terre natale remémorée comme un paradis perdu, jusqu’au pari déchirant de la traversée clandestine, seule issue contre l’annihilation de l’être. Sans oublier les fictions cinématographiques ou télévisuelles, qui nous content dans des histoires et des vies, la corruption, le désespoir des candidats à l’émigration, l’oppression ou les conservatismes culturels. Ce sont les deux générations d’après les indépendances qui nous donnent à voir leur Maghreb, le plus souvent depuis la France. Ce sont ces mêmes générations qui sont venues y chercher les clés d’une histoire qui s’épaissit, se complexifie et s’enrichit dans le dire et le redire.
De toutes ces images ressort donc une grande inconnue, celle du public… qui construit au fil de la pensée, à la sortie de la salle, lors du retour en métro, ou dans les débats qui suivent les projections, une histoire ou bien oublie… L’attachement fort exprimé lors des débats par des spectateurs à ces images ne saurait tout à fait occulter le public très clairsemé des après-midis documentaires, ni le peu d’écho des films projetés dans les salles de banlieues. Gérard Vaugeois souligne la plus grande difficulté de faire événement à Paris qu’en province du fait de l’offre abondante de cinéma, certes. Il indique également que les Trois Luxembourg ne sont pas un lieu vers lequel pourraient converger des publics de banlieues, il argumente enfin qu’amener le public est une affaire de budget de communication. Son expérience fait loi. Bernard Gentil évoque, quant à lui, l’indifférence de la presse nationale qui, mis à part l’Humanité, a ignoré l’événement. Pour autant, pouvons-nous réduire le chiasme entre l’absence des foules et l’enthousiasme résolu des spectateurs présents, à une question de communication ? Difficile à dire, aller au cinéma ne va pas de soi, la programmation dans quelques salles en banlieues est louable, encore faut-il que l’information et la promotion soient véhiculées par des relais qui fassent que des publics se sentent concernés.
D’autant qu’il demeure une plus grande inconnue encore, celle des publics à venir… Mis à part quelques têtes plus jeunes présentes lors des inédits, les jeunes générations étaient largement absentes des projections. Est-ce à dire qu’un certain cinéma d’auteur et/ou thématique ne les intéresse plus ou qu’il ne constitue pas un vecteur privilégié d’accès à des représentations qui les concernent ? Ou que ces mêmes générations ne se reconnaissent pas dans les représentations proposées ? Les réponses à ces questions relèvent de la spéculation et peut-être faudrait-il plutôt évoquer les modifications de comportement dans la consommation même des images et les lieux de socialisation qu’ils se choisissent. Les pratiques du cinéma s’individualisent, se privatisent et se soustraient ainsi aux regards, ceux des publics collectifs, ceux de l’industrie et des experts.
Mais si le cinéma peut et veut encore être le lieu d’une pratique partagée, nous ne saurions oublier que la construction de l’histoire à laquelle il aspire contribuer, ne peut s’écrire qu’avec le regard de spectateurs dans leur diversité sociale, sexuée, culturelle, générationnelle, de spectateurs désireux de se confronter ensemble à des images de soi et de l’autre. Les lieux de la construction dialectique de ces histoires entrelacées sont rares… plus rares encore que les images qui, elles, existent déjà si l’on en croit les trésors des scopitones arabes. Si cette absence inquiète, la constance de l’engagement de Gérard Vaugeois et Mouloud Mimoun en impose.

1. Nous noterons ainsi la manifestation « Si loin, si proche » qui depuis une douzaine d’années se déroule dans quelques villes autour de Carcassonne, le Panorama des Cinémas du Maghreb a l’Ecran de Saint-Denis qui en sera à sa troisième édition en avril 2010.
2. Cf. 50 ans de cinéma maghrébin, de Denise Brahimi (Minerve, 2009).
3. Il existe des ouvrages très intéressants produits sur certains aspects de la culture francaise pendant la décolonisation qui n’ont pas suscité un grand intérêt en France… en particulier Aller plus vite, laver plus blanc par Kristin Ross, traduction d’un remarquable ouvrage initialement publié en 1995 (Fast Cars, Clean Bodies : Decolonization and the Re-ordering of French Culture, MIT Press).
///Article N° : 9017

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