Disgrâce

De Steve Jacobs

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Quinze ans après la fin de l’apartheid et l’avènement de la démocratie en Afrique du Sud, les écrans français nous offrent sur ces sujets parmi les meilleurs films de l’année, qu’il s’agisse d’Invictus, de District 9 ou de Disgrâce. Le premier est entièrement ancré dans l’histoire tandis que le deuxième est un film de science-fiction, allégorie des relations Nord-Sud et de la logique de marginalisation et d’oppression dont l’apartheid n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. À son tour, Disgrâce examine comment les relations personnelles sont déterminées par le politique et marquées par l’histoire. La relation centrale du film, entre le professeur blanc déchu, David Lurie, et l’ambitieux fermier noir Petrus qui a racheté des terres à sa fille Lucy Lurie, est explicitement décrite ainsi. Lorsque Lucy propose à son père d’aider Petrus à construire sa maison contre un salaire qu’il devra négocier, David s’amuse du « piquant historique » de la chose. Plus tard, lorsque Lucy est enceinte d’un enfant métis, son père mesure la portée historique de cette grossesse et furieux, crie à Petrus les répercussions dans le temps de ce fait accompli. Les actes de David, Petrus et Lucy sont déterminés par un passé dont on ne parle jamais, celui de l’oppression systématique des Noirs du temps de l’apartheid, désormais abolie, laissant place à d’autres formes de violence tout aussi implacables.
Davantage encore que le chef-d’œuvre dont il est adapté, Disgrâce fait un portrait féroce d’une société de contrastes, où les droits démocratiques parmi les plus avancés du monde sont bafoués par la violence, les inégalités, le poids du passé, les secrets, les non-dits. Bien malin celui qui discernera le bien du mal, bien astucieuse celle qui saura surmonter les assauts de ceux dont l’ego a été malmené.
Le film comme le livre (à lire avant ou après, rien de l’un n’empêchant d’apprécier l’autre) est indéniablement « dérangeant », c’est le mot qui viendra à la bouche de tous et de toutes. Campé par un John Malkovich débordant d’intellect, David Lurie entretient un rapport aux femmes aussi décomplexé que malsain. Aucun élément ne permettra de déterminer s’il est coupable ou non du viol dont il accepte l’accusation de manière bien trop désinvolte pour être sincère. La scène d’introduction pose le personnage : humilié par une prostituée froide et professionnelle qui repousse sa demande en mariage, David Lurie, professeur de littérature vieillissant, va être amené à revoir ses théories de poésie romantique appliquées à la vie réelle. Si le livre est entièrement tourné sur David Lurie, le film offre davantage d’entrées sur les interprétations opposées que les personnes qu’il affecte peuvent avoir non pas tellement de lui, mais du monde qu’il prétend cerner.
David Lurie est trompé autant qu’il est trompeur. « Lure » en anglais signifie « leurrer », ou « leurre », et plus le film avance, moins on croit comprendre ce qui est montré. Les non-dits des relations entre Blancs et Noirs, entre ces hommes et ces femmes dont les rapports sexuels ne sont désormais plus interdits, sont relayés par les ellipses narratives et visuelles. Impossible de trancher si le rapport sexuel pour lequel Lurie est jugé par ses pairs est irrévocablement condamnable, le scénario laissant peu entrevoir des manoeuvres du professeur. La victime ne s’exprime jamais, l’accusé se refuse à tout commentaire direct. Il défend son droit animal à assouvir ses désirs et invite ses arbitres à croire la victime sur parole, un poète ne s’abaissant pas à justifier de ses instincts. Il ne regrette rien et qualifie l’expérience d’enrichissante. Mais que pensera-t-il lorsqu’il sera lui-même indirectement victime d’une attaque tout aussi violente dont, encore une fois, on ne verra que très peu : les prémices, l’acte occulté, le silence qui le suit ?
Banni par sa communauté, David Lurie choisit l’exil auprès de sa fille Lucy, « toujours lesbienne », comme il le précise à un ami au téléphone, mais désormais célibataire, isolée en campagne, partageant le terrain familial avec Petrus, qu’elle a sans doute toujours connu et qui profite des subventions économiques du gouvernement pour investir, irriguer sa terre et construire une maison à la sueur de son front. Contrairement à Lucy, David soupçonne fortement Petrus de chercher sournoisement à inverser l’histoire et à coloniser la terre et l’esprit de sa fille, qu’il estime en phase progressive d’aliénation. Petrus et sa famille regagnent lentement mais sûrement le terrain que les immenses plans de la ferme isolée dans les paysages magnifiques de l’Afrique du Sud suggèrent qu’il ne leur a jamais tout à fait échappé. Lucy est amoureuse de la beauté de son pays natal qui la retient prisonnière. Pourtant, contrairement aux générations d’Africains envahis par les Afrikaners et les Anglais, elle n’est pas sans ressources, sa mère peut l’accueillir en Hollande et Lucy a la liberté légale de s’enfuir. Mais elle semble trop bien comprendre sa condition pour souhaiter y échapper.
Pourquoi David Lurie choisit-il de piquer ce chien auquel il s’est attaché, plutôt que d’attendre encore quelques jours qu’il soit peut-être adopté ? Est-ce parce qu’il pense désormais, comme la responsable du chenil, que l’acte de mise à mort par une âme compatissante a plus de sens que la violence quotidienne infligée de sang-froid ? Les chiens de Lucy, également victimes de l’attaque, illustrent l’animalité des rapports humains que Lurie avait si bien théorisés dans une scène précédente : il comparait sa condamnation pour viol à la frustration d’un chien que son maître torture chaque fois qu’il exprime un désir sexuel, jusqu’à rejeter sa propre nature. Comme pour justifier du viol qu’il a commis, Lurie constate que dans la violence, la nature humaine est animale. Les chiens et les hommes vivent la même tragédie, le geste humain étant d’y mettre fin, tout en portant le deuil de cette perte.
À travers la chute d’un homme dont le monde s’écroule et par là même, s’élargit dans l’exil géographique et professionnel, Disgrâce offre le spectacle d’un homme blanc qui comprend le rôle qu’il a joué en s’imposant aux femmes et plus généralement. On l’imagine bien avoir été foncièrement anti-apartheid, mais la conscience d’une injustice n’empêche aucunement d’en perpétuer d’autres. Lurie observe la déchéance psychologique de Lucy en lien direct avec l’oppression qu’elle subit, et qu’elle comprend comme directement liée à celle que ses agresseurs ont subie pendant des générations. L’improbabilité de sa résignation alors qu’elle a le choix de partir donne la mesure de la force de l’oppression psychologique qu’un groupe peut exercer sur un autre et dont le viol, raccourci syntaxique de la viol-ence, en est aussi le raccourci idéologique : un homme viole pour se venger d’une prostituée qui repousse ses avances, d’autres violent pour se venger de l’inégalité économique gigantesque à laquelle l’abolition de l’apartheid n’a pas mis fin en un jour. Lucy, dont le prénom évoque peut-être la lucidité qui manque à Lurie, accepte l’oppression comme seule façon de vivre dans « ce pays, l’Afrique du Sud ». Un constat amer, tragique, avec pour seul espoir l’expiation finale de Lurie, inattendue de théâtralité, tel un point final d’interrogation.

///Article N° : 9152

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