Dialogue autour de la création artistique

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Pour dépasser le syndrome de la toile blanche, deux artistes interrogent la création comme le jeu de la vie face à un Rubiks’cube. Enigmes, intuition, mémoire… Ou simple hasard ?

KU.B.OS – Les métamorphoses du dé ou comment le cube, symbole de stabilité, décide un jour de se mouvoir. Dans ce processus de transformation, quels sont les facteurs qui établissent la transcendance de l’objet ? Afrique pensée, Afrique rêvée par l’art passant par la mémoire voilée, ou la métamorphose de l’humain en pintade, pour une liberté retrouvée ! Echange impromptu autour de la création comme lieu d’un double regard, ou d’un regard double sur l’élaboration de l’objet d’art et de son sens. Le hasard a-t-il sa place ? Les six faces du dé se déroulent comme un fil d’Ariane pour définir les moments clés de la création.
La mémoire face à l’autre, dans la création, s’établit de l’inexistant à l’existant à partir de fondements infinis.
Les dés sont jetés. Casse-tête de Rubik’s cube qui, comme la pierre, roule, tente de suivre les itinérances de l’oiseau mythique entre le visible et l’invisible.
1/ Mémoire (visible et invisible)
Muriel DIALLO :

Dé, tout a commencé « là-bas ».
Des braises, du bois, trois pierres pour entourer et contenir le feu des origines… Et la Parole ! La chaleur qui se répand jusque dans mon âme transforme aussi les pierres ordinaires en pierres de couleurs…
Rouge, Jaune, Bleu, comme Peindre, Ecrire, Conter !
Toutes des expressions de cette énergie créatrice du départ. Des expressions contenues dans un grand Rêve.
Avant de partir, et pour ne pas le perdre en chemin, j’ai accroché mon Rêve à un fil « mieux que rien », du mieux que j’ai pu. Et, au bout de ce fil « mieux que rien » ? Qu’y-a-t-il à l’autre bout de moi ?
Est-ce que mon moi « d’ici » sera le même que mon moi de « là-bas » ? Mon Rêve que je croyais grand et inaltérable se cache à présent dans un grain de riz. Ma peinture littérature peut-elle s’épanouir hors de la terre nourricière ? La patience, les silences aux bords de la Seine n’ont pas le même parfum, tout est si différent, nouveau. Les gens de cet ailleurs ne me ressemblent pas ! Et pourtant… même enfoui dans un grain de riz même pas cuit, le parfum de mon Rêve est encore suffisamment envoûtant pour me croire vivante.
Ernest DÜKÜ :
DééééÔ
La source est nourrie par une histoire d’Ô située dans l’au-delà des invisibles, elle alimente la marche des premiers pas de l’enfance bercée par les histoires racontées au clair de lune. Ce n’était pas uniquement les contes de mon ami Pierrot qui essayait tant bien que mal de me prêter sa plume pour écrire un mot. Quel mot ? Silence on développe.
Pierrot continuait d’égrainer sa chanson
Ma chandelle est morte je n’ai plus de feu
Ouvre-moi ta porte pour l’amour de DIEU…
D’autres chandelles allumaient mon feu, débouchant sur l’univers des mondes de l’invisible, pour m’ouvrir les portes d’un vaste champ de rêve dans lequel l’araignée tissait sa toile.
Survient l’appel des horizons. Aller ailleurs, quitter cette terre mienne c’était aussi partir en laissant l’invisible du monde de l’enfance, celui qui a nourri une grande part de l’éveil à la vie…
Partir suppose-t-il qu’on laisse derrière soi tous ses souvenirs tombés dans l’abîme de l’oubli ? Et si l’âme, elle, n’oubliait pas et continuait à nous parler ?
2/ Face à l’autre
Muriel DIALLO :

Dé !
Qui suis-je ? Une boîte à mémoire avec des yeux grands ouverts comme des fenêtres.
Et toi, qui es-tu ?
Que vois-tu ?
Qu’attends-tu de moi ?
Que sais-tu ?
J’en sais si peu sur toi, voire rien du tout, que ce qu’on a bien voulu me rapporter ? Préjugés !
Oserai-je faire le premier pas ? Je suis, nous sommes des inconnus face à face. Et pourquoi ce ne serait pas à toi de le faire ? Histoire, histoire, voici que l’Autre et Moi nous nous racontons nos échos !
Cette rencontre au sein de ma peinture littérature débouche tel un virage surprenant dans mon exil. Etonnamment alimenté par une source qui rejoint la mienne, j’y découvre aussi comment les rêves s’éteignent… Tant que tu vis, vis, penses, devient !
Quelque chose me dépasse. Face à l’autre, je tente de survivre. Je dois peindre, écrire, me conter de nouveau pour éviter que mon grand Rêve s’éteigne lui aussi. Etre MOI pour mieux apprécier l’autre. J’aime cette idée de recevoir sans pour autant renier la trace de mon empreinte. Mes mots, mes maux, mes couleurs recomposés redeviennent des codes de vie. Ne dit-on pas « on ne peint pas seulement avec des couleurs, on peint avec des sentiments » ?
Ernest DÜKÜ :
DéééÔ
D’où me viennent ces sentiments, ne sont-ils pas nourris par l’incarnation de l’utopie mienne ? Face à l’autre je m’interroge, surgissent alors les questionnements essentiels.
Qu’ai-je gardé du fil de ma matrice, à cause de l’éloignement ? Le sens du rêve originel opère une nouvelle phase de requête, alors s’installent les premiers instants de doutes, du dialogue avec soi-même, de l’appel des temps mémoriels et la nécessité du dialogue silencieux avec l’autre, apprendre, prendre sans se corrompre. On observe, on sonde sa raison d’être et le sens de nos codes qui semblaient immuables. Dans quel devenir artiste suis-je ?
Mais alors, je crée pour qui ? Dans quel sens inscrire la portée des utopies naissantes, celles que le dialogue a instaurées ?
Il se manifeste en moi ce rappel essentiel gravé dans les codes de l’utopie mienne « l’araignée reprend le tissage de sa toile à l’endroit même où on l’a coupée ».
3/ La création
Muriel DIALLO :

Voilà que les faces du dé se mettent à bouger…
Formes encore floues dans mon esprit ! Quelque chose sort de moi, qui vient de loin, de ma mémoire et de celle de l’Autre. Tenir compte de mon existence me donne envie de me recomposer. Rassembler les mots et les couleurs éparpillés, fouiller dans les profondeurs, pour retrouver les paroles oubliées du ventre.
Ernest DÜKÜ :
Ces paroles du ventre, comme un rappel des chroniques ancestrales gravées dans la pierre. Des signes, des symboles pour raconter la vie, ils sont inscrits dans le code OAO – ONGH ANKH ONG comme une matrice pour explorer les infinis.
4/ Existant et Inexistant
Muriel DIALLO :

Dé !
« Les Traces d’une rencontre », une exposition personnelle au Sénégal. Des passants ordinaires deviennent des colosses sur la toile, mes « Hommes de valeur » ! Passant ou passeur d’émotions, briseur de chaînes, porteur de nouvelles ? Je n’ose pas marquer mes personnages, ils attendent pourtant d’être habillés d’une mémoire. J’aurai dû me douter que les pieds inexistants donnant l’impression d’images flottantes, aériennes, inachevées, recherchaient un port d’ancrage.
Bien plus tard, un récit m’est venu comme une évidence : « Le mineur et le boulanger », album illustré par des peintures illustrations. Contraints de se rencontrer pour faire le point, les personnages, « le Noir et le Blanc », se retrouvent, comme par enchantement, enfermés dans une grotte ancienne. Retour dans le ventre ! Sous la lueur de la lampe de Diogène, les personnages ne sont plus que des ombres identiques. Seul subsiste le rêve gravé autrefois dans la pierre. Recomposer ce qui a été démoli, oublié, voire perdu, ressemble, presque, à un jeu d’enfant ainsi conté et pourtant…
Les personnages retrouvent leurs sens dans l’échange… La toile fragmentée, inachevée du début, s’habille d’images colorées : passage obligé de l’acceptation passive du monde à la capacité de le critiquer, à l’engagement pour le transformer. Face à l’autre, une histoire commune, qui au départ semblait différente, commence. Au fil des bouts de tissus, des morceaux de journaux, entre touches de peinture et d’encre, les mondes se côtoient, se réorganisent, les coutures soudent ignorant la fragilité du papier, on gratte et on frappe aux portes !
Ernest DÜKÜ :
DééééÔ
Une porte s’ouvre par un nouvel appel, tel un cri, c’est « Le temps des signes » ce titre éponyme d’une exposition instaure la trame des problématiques nourricières de mon travail.
Quels sont ces signes ? A l’intérieur du cube se trouvaient enfermés plusieurs signes symboles et même un os, celui d’Ishango.
Il y a aussi le signe des traces laissées par les différentes mémoires individuelles, et celles de ces mémoires sociétales qui dessinent les contours de l’histoire.
J’opère par un travail de synthèse, un cheminement vers les autres existants. Je n’oublie pas de reprendre mon fil à l’endroit ou celui-ci a été rompu.
Quelques titres des œuvres de cette expo traduisent l’idée du proverbe lié à la vie de l’araignée qui, pour construire sa toile, la reprend à l’endroit ou celle-ci a été rompue.
Ces titres de tableaux s’égrainent tel un rappel, entre lieu de mémoire et projection vers le futur :
ADJA – l’héritage – la clameur des temps mémoriels.
RENCONTRE
DANS TOUTE PAROLE IL Y A LA VERITE.
Deux titres pour annoncer que les modes opératoires du dialogue ont installé leur part de vérité qui est devenue mienne. Ne dit-on pas que la vérité a plusieurs visages ?
LE FIL DE LA VIE
LE PASSAGE
MAMY WATTA
Interrogeaient la voie du milieu, la question du spirituel dans l’art « où est la source » des pistes pour répondre à mon ami PIERROT, à l’idée de son appel pour l’amour de DIEU. Ou sont passés nos Dieux ?
Puis suivent les évocations nostalgiques, l’interpellation des références.
KERMA BLUES
MEROE BLUES
NAPATA BLUES
Traduisent l’appel à aller puiser dans la mémoire historique ?
SANKOFA THOT
Va-retourne-chercher ou comment enraciner l’être dans son substrat ancestral.
5/ Fondements.
Muriel DIALLO :

Dé !
Que fait cet oiseau dans mon sillage ? Corbeau ? Combassou du Sénégal ? Il est prêt à prendre son envol. Si je rajoute à son plumage noir des points blancs, il devient pintade. Qui peut compter les marques de la pintade ? Grains de sable !
L’oiseau ouvre ses ailes, c’est un aigle. J’étale sur la toile de la poussière ocre, et sur une autre page, le bleu du ciel. Comme un jeu de puzzle je recompose le tout. La tête à l’envers je parle, j’écris, je raconte, je trace, je gratte dans la terre… jusqu’à ce qu’un souvenir me saisisse : un parfum, familier, qui sent bon le savon noir, le beurre de karité et la fumée du foyer ! Pagne de femme.
Ernest DÜKÜ :
DééééÔ
Le fil de l’araignée se révèle, garde les couleurs de l’âme, trace de nouveaux signes avec une palette située dans les limites des extrémités noir et blanc de la robe de notre oiseau mythique… la pintade. Originaire d’Afrique, cet « oiseau nègre » (1), dont les premières figurations en forme de signe symbole se laissent voir dans les hiéroglyphes des tombes sacrées d’Egypte, est un animal difficilement domesticable…. « Bavarde », la légende nous dit qu’elle parle ainsi aux DIEUX. A-t-elle conversé avec le Dieu de notre ami Pierrot ? Symbole de liberté, la pintade m’offre le point d’ancrage dans ma matrice nourricière et me permet de raconter avec liberté mon regard sur le monde, et les métamorphoses de l’humain en devenir.
6/ Infinis
Muriel DIALLO :

Dé.
Le temps est venu de jeter les dés. Pas pour questionner vainement le hasard, mais pour me replacer dans l’essentiel, afin de recentrer le grand Rêve (la prise de conscience) au cœur de mon art. Trop de fioritures, trop de paroles emprisonnées dans des carcans de logique formelle, de schémas préconçus, et si on décidait de montrer un peu de l’intérieur du cube ? « Etre ou ne pas être » comme disait l’autre, je choisis d’Etre. Avec ce qui me caractérise : la plume, le pinceau, le couteau à palette, la réflexion, mon visible et mon invisible.
Ernest DÜKÜ :

Ô DééééÔ
Les dés sont jetés pour révéler le contenu des métamorphoses de notre cube.
L’acte de création de l’artiste doit pouvoir garder en son sein l’idée de cette métamorphose, ne pas installer, ni instaurer l’antagonisme des différences, afin de lutter contre les conflits et les préjugés.
Trouver sa voie dans les nouveaux chapitres de ce « monde – art » peut se faire, pour l’artiste, par un retour sur ses besoins personnels, la foi personnelle, pour explorer les infinis et lui rappeler que l’exploration de l’invisible dans lequel gisent les « métamorphoses du hasard » ne doit pas être la voie pour dilapider l’héritage des cultures.
La création, comme une histoire d’ouroboros inachevée.

1. L’Oiseau nègre, l’aventure des pintades dionysiaques, titre d’un ouvrage de Jean-Marie Lamblard, Paris, Imago, 2003.///Article N° : 9662

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