entretien d’Olivier Barlet avec Radwan El-Kashef

Montréal, avril 1999
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Vous mêlez volontiers dans votre film fable et réalité.
J’ai voulu raconter une histoire populaire telle que je l’ai entendue de ma mère ou de ma grand-mère dans mon village du sud de l’Egypte. Le mélange de la fable et de la réalité est essentiel dans l’histoire populaire. Il permet l’envol de l’imaginaire : l’imagination vient interpréter le réel d’une manière très profonde. Je voulais que dans mon film l’imaginaire ait une grande place dans la description du réel, afin d’arriver au fond des choses. Dans les histoires populaires, les portes parlent, les animaux volent… J’ai cependant dû me restreindre pour des raisons de coûts. C’est cet imaginaire qui nous permet de nous démarquer dans le cinéma et l’art en général. Les mouvements islamistes sont également mus par un imaginaire, celui d’un autre monde. Ils sont très implantés dans le sud de l’Egypte et cultivent un mythe du héros très prolifique. C’est pourquoi j’essaye dans ce film de décoder cette culture pour contrer la violence qu’elle contient.
Vous n’avez pas hésité à introduire des symboles très modernes.
La caravane qui vient chercher les Egyptiens forme un horrible mélange : chameau et voiture, masques et mercédès… Ce chaos ne révèle pas une réelle culture. Il a pourtant envahi l’Egypte dans les années 70 et entraîné l’émigration de 4 à 6 millions d’Egyptiens. Cela a pris l’aspect d’un complot pour un peuple qui n’avait jamais connu l’émigration de son histoire. Ceux qui ne partaient pas se préparaient à partir… J’ai voulu l’illustrer par ce dégoûtant cortège. Le grand chef du cortège, invisible dans le film derrière son rideau plastique, parle un arabe classique envoûtant du style mille et une nuits… C’était à l’époque le contre-coup de la défaite de 67, chargée de honte et déclenchant un sentiment de non-appartenance, et cela a fondé l’instabilité de la relation de l’Egyptien à son pays jusqu’à nos jours : il sent qu’il n’est pas loin de partir. Il a toujours un projet latent, sans qu’on sache ce qu’il représente exactement.
J’ai été très frappé par la référence à l’odeur pour représenter les racines.
J’ai beaucoup aimé Le Parfum de Süskind. Je me souviens du parfum de mon village et de celui de ses habitants ! L’odeur a une mémoire. On peut donc se souvenir d’un parfum et le suivre. Dans mon village, quand un homme arrivait, les femmes le sentaient. Pour me saluer, on me reniflait. Quand quelqu’un mourrait, on gardait ses vêtements sans les laver pour en sentir encore l’odeur. Je crois que l’on doit connaître ses racines pour mieux savoir comment on se définit intérieurement : on ne peut vivre sans mémoire. Savoir d’où je viens ne comporte aucun fanatisme envers ma culture mais une simple analyse psychique qui me permettra de trier le positif du négatif. Cela me permettra d’échanger avec d’autres cultures. Les Egyptiens, quand ils ont été confrontés à la culture occidentale, n’en ont pris que l’apparence : les vêtements, la nourriture. Ils ne sont pas allés en profondeur : les penseurs, le théâtre, l’histoire des conflits politiques… En passant à l’islam, les Egyptiens ont conservé leur racine copte, si bien qu’ils sont les seuls à chanter ainsi le Coran… Quand le christianisme est arrivé, les Egyptiens se sont battus pour conserver leur tendance copte, en harmonie avec leurs racines pharaonnes. C’est quand nous avons oublié cet assemblage que nous avons perdu nos caractéristiques culturelles et sommes tombés dans des oppositions comme Orient-Occident ! L’Egypte était un des rares pays à avoir un parlement au 19ème siècle et savait ce qu’était la culture occidentale : c’est quand il a commencé à discuter le budget que les bateaux anglais sont arrivés ! Nous connaissons trop mal aujourd’hui notre identité et ne pouvons avoir de relation positive avec une quelconque autre culture, même avec la culture musulmane elle-même : nous n’en prenons que la surface. C’est le sens de la recherche identitaire que je veux exprimer dans ce film.
« L’homme du Sud  » attendu dans le film a-t-il un aspect messianique ?
C’est le retour du conscient de ce peuple : je crois que ça va venir. Les gens se rendent compte qu’on est dans une sorte de mélange chaotique et qu’il faut redécouvrir toute une culture. Comme le disait Descartes, on va jeter ce qu’on a dans la tête et commencer à choisir. Le peuple égyptien attend moins une solution politique qu’une option culturelle. On en voit les prémisses, celles d’un retour aux racines originelles et de leur questionnement à nouveau.
D’après votre film, le retour aux racines passe par les femmes.
La relation réelle entre l’homme et la femme en Egypte me semble très civilisée. Dans mon village du Sud, la femme ne sortait pas de la maison mais elle était très forte. La culture y est un mélange profond entre le romain, le pharaon, le copte et l’islam. On y trouve à la fois l’alcool et la mosquée. C’est à partir de 52 (la révolution égyptienne) qu’on a commencé à perdre la civilisation culturelle qui ne posait aucune séparation. L’annulation des partis politiques et des syndicats a porté une seule personne comme loi. Je dis cela et pourtant, je suis un homme de gauche ! Il aurait fallu que tout cela naisse d’une réflexion sociale plutôt que de venir d’un extérieur. Nous vivons encore sur les projets de modernisation de Mohamed Ali. Toutes nos traditions viennent de cette époque ! Nous ne savons toujours pas nous gouverner.
L’esclave noire du film est supposée maintenir l’ordre des choses.
Cela m’est très personnel. Les esclaves ont hérité des droits que l’homme leur a donné et disposent ainsi de davantage de droits que les femmes. Ils sont les gardiens du secret.
On a l’impression que votre film est traversé par l’interrogation de la masculinité.
C’est effectivement tout à fait important. On exporte de la culture du Saïd une bien fausse image de la masculinité. L’homme, au Saïd, est très sentimental. Quand les trois hommes reviennent de voyage, l’un d’eux pleure sous la douche. L’autorité de l’homme intervient quand il y a conflit avec la loi générale : c’est quand tous apprennent que Shéfa a eu une relation qu’elle doit se brûler vive. Le personnage d’Ahmed représente un homme qui tente de comprendre le monde des femmes. C’est sa réelle chevalerie : il comprend leurs blessures. C’est pourquoi lorsqu’il meurt, je l’ai représenté sur un cheval.

///Article N° : 970

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