Des Ruines

De Jean-Luc Raharimanana

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Après 47 et Les Cauchemars du Gecko, Thierry Bédard met une nouvelle fois en scène les mots de Jean-Luc Raharimanana. Des Ruines explore les thèmes chers à l’auteur que sont la mémoire, l’histoire, le poids douloureux du passé tout autant que la nécessité rédemptrice et source de création de regarder en face ces souffrances. Une nouvelle plongée dans la douloureuse beauté du Verbe de l’écrivain malgache, toujours plus introspectif.

« Prendre espace quand tout est ruine autour de soi. Je me retourne sur ma mémoire. Ma mémoire est du plus loin que je la ressens de douleur et d’espérance ». Jean-Luc Raharimanana

Le rideau se lève, Phil Darwin Nianga, comédien d’origine congolaise, déjà présent dans Les Cauchemars du Gecko prend place sur scène. Il est seul, pendant une heure et demie. Seul pour déclamer un texte écrit à la première personne du singulier. En fond, une natte de couleur tressée à Madagascar. Patrie d’origine de l’écrivain Jean-Luc Raharimanana, elle est le fil rouge choisi par Thierry Bédard pour sa mise en scène. Celle-ci met surtout à l’honneur la musique. Comme dans Les Cauchemars du Gecko ou dans 47, elle est actrice et donne la réplique au comédien. Un dialogue s’instaure. Les rythmes saccadés, répétitifs des phrases déclamées, avec une gamme chaotique de sentiments, d’émotion, accrochent l’attention du public. La musique intensifie la puissance des mots. Les Mahaleo, groupe de chanteurs populaires de Madagascar, sont souvent conviés.
L’histoire, la mémoire sont des thèmes qui reviennent dans l’écriture de Jean-Luc Raharimanana. Entre révolte, douleur, parfois délires, les mots sillonnent le passé du continent noir. Esclavage, colonisation, indépendance, ils décrivent les horreurs, les massacres, les espérances larvées des peuples amputés de leurs « héros ».
« Oublier les assassinats des Lumumba, des Olympio, des Sankara, des Ratsimandrav(a), des Soilih, oublier Ruben, Ruben Um Nyobe, Mehdi Ben Barka… »
Au-delà de l’Afrique pris comme entité, le « je » de Des Ruines, interpelle des souvenirs, des images d’une réalité quotidienne : la violence de l’homme contre l’homme. Celui d’un enfant notamment, 13 ans, touché par balle par un militaire puis qui se suicide. La violence d’une réalité de bas-fond qui explose à la surface dès qu’on accepte de la regarder. Et elle n’est pas que de l’ailleurs, elle est aussi « de là où je parle ».
Et pourtant, malgré la mise en scène grave et volontairement noire de Des Ruines, le texte n’est pas que haine, et est loin de la victimisation. Entre l’espérance naïve et le pessimisme aigre, les méandres du texte interrogent la capacité des hommes à vivre en conscience du passé pour un monde nouveau. La douloureuse et puissante poésie de l’écrivain met en question le monde contemporain, met en doute l’homme ancré, davantage qu’il ne le veut, dans le temps long de son histoire. Une histoire qui le met en jeu tout entier, qui le dépasse, qui le submerge et qu’il se doit d’assumer malgré la facilité offerte par l’oubli et la repentance.
« J’en ai assez de parler, j’en ai assez d’évoquer ce que tous savent, assez de faire de ma bouche l’entrepôt des mots sales charriés des lâchetés. Je voudrais me poser un peu, me tenir loin de la nausée, mais je suis trop prêt de moi encore, trop près de l’humain… »
Mais derrière cette douleur, cette souffrance, se dissimule l’espérance d’un avenir meilleur qui ne se dévoilera qu’au prix d’une lecture apaisée et juste du passé, dans toute sa souffrance.
« J’écris pour le vide. J’écris pour un futur. J’écris pour un monde d’espérance. Et ce n’est que cela : l’espérance, la possibilité d’être ou de ne pas être. […]Notre cécité n’est que le refus de nos possibles, le possible de nos ruines… »
En six « actes », Thierry Bédard tente de retranscrire toute la puissance du Verbe de Jean-Luc Raharimanana. Avec Phil Darwin Nianga pour unique comédien, on retrouve les marques de fabriques du metteur en scène s’appropriant le texte de l’auteur malgache. Une gravité de ton, une nudité des décors, un dialogue avec les sons et musiques qui ne surprennent plus mais laissent au public la liberté d’interprétation d’une poésie extrême, avec pour note d’intention, une citation de George Bataille à propos d’Albert Camus : « Il se révolte contre l’histoire : je le répète, cette position est intenable. Il se condamne à la louange de ceux qui ne l’entendent pas, à la haine de ceux qu’il voudrait convaincre. Il ne peut trouver ni assise ni réponse. L’inévitable vide où il se débat le voue au mépris de lui-même. Il doit cependant s’obstiner parce qu’il n’est rien aujourd’hui de plus révoltant que la démesure de l’histoire. »

///Article N° : 9807

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