« Pour moi, la mise en scène de Jaz, c’est celle-ci »

Entretien d'Angélique Bailleul avec une spectatrice de Jaz de Koffi Kwahulé

Mise en scène par Kristian Frédric, au théâtre des Deux Mondes, Montréal.
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Après une cinquantaine de dates en France et en Suisse, le spectacle de Jaz retourne outre atlantique pour le plus grand plaisir des Montréalais qui n’avaient pas assisté aux premières représentations. C’est de nouveau le théâtre des Deux Mondes qui sera investi et ce, à l’automne prochain. Ce spectacle bouleverse les spectateurs qui sortent de la salle à bout de souffle. Une spectatrice, restée sans voix après le spectacle, a accepté de partager son expérience quelques jours après sa venue au théâtre.

Comment est ce que vous vous êtes sentie après la représentation ?
Sur le coup, nous ne pouvons pas dire nos sentiments. Nous ressentons une sensation bizarre à l’intérieur de nous-même. J’ai eu du mal à respirer durant le spectacle.
Vous avez ressenti des sensations physiques…
Oui tout le long de la pièce. Le fait de la voir attachée nous donne envie de se débattre. C’est très physique. Les émotions viennent davantage nous envahir quand la machine ne tourne pas et qu’il y a moins de bruit. Dans ces moments, nous sommes plus dans des émotions cérébrales et ça fait beaucoup de bien ! On s’essouffle tout le temps, et dans ces moments plus calmes, on peut relâcher la pression, ça nous permet de nous remettre mieux dans notre fauteuil. J’ai eu besoin de me remettre bien des fois.
Est-ce que vous avez été effrayée par cette machine ?
Pas forcément effrayée, mais emmenée dans un univers, un univers de laboratoire.
Pourquoi un laboratoire ?
J’avais vu l’exemple de la table à injection létale dans le storyboard (1) de la pièce. Durant le spectacle, elle a les bras attachés. Les images d’elle-même projetées sur les écrans font penser à des radios de son crâne. Cela m’a fait penser à un laboratoire. Il y a une ambiance froide. Nous avons l’impression que Jaz est observée et que la machine veut la faire taire. À un moment, le son fait vraiment penser à des bruits d’injections, nous avons l’impression que la machine injecte un produit à Jaz. Il y a un côté très animal, très bête en cage ou cobaye même. Comme si Jaz était le cobaye de nouvelles expériences destinées à faire taire les gens.
Vous dites que vous avez lu le storyboard avant de voir la pièce.
J’ai moi-même un exemplaire et je l’ai régulièrement feuilleté.
Vous vous souvenez des illustrations de Patrice Lesparre ?
Oui.
Avez-vous senti un éloignement entre la mise en scène et ces illustrations ? Ou était ce proche de ce que vous aviez imaginé ?
Les dessins sont très ressemblants. L’ensemble est respecté malgré quelques éléments qui ont été modifiés ou supprimés. La scène de l’œil tranché a été supprimée. Ça ne m’a pas dérangé plus que ça. Les écrans sont là, et je les ai vraiment perçu comme un élément de décor. Il ne fallait pas qu’ils soient plus mis en avant. Du coup, nous ne sommes pas éloignés de Jaz. C’est avant tout pour ça que nous venons au théâtre, c’est pour voir un acteur ou une actrice qui joue, qui est la devant nous. Nous ne sommes pas là pour voir des images sur une télé. Je trouve très bien qu’au final ça ne soit pas si violent que ça aurait dû l’être. Les écrans accompagnent le texte mais ne prennent jamais la place de Jaz et de sa parole.
Est ce que vous vous êtes souciée des conditions physiques de la comédienne à certains moments ? Ou étiez-vous complètement dans l’histoire ?
J’ai vraiment vu le personnage de Jaz. C’est seulement plus tard dans la soirée que je me suis dit que sa performance devait être très fatigante.
Avec le recul, que pensez-vous de ces conditions et de cette relation entre technologie et personne humaine ?
J’avais déjà vu Jaz monté par un autre metteur en scène. Maintenant que j’ai vu celle de Kristian Frédric, j’aurais du mal à voir une autre version. Pour moi la mise en scène de Jaz, c’est celle-ci !
J’aurais du mal à voir une autre actrice sur scène, en fait à voir un autre dispositif.
Les nouvelles technologies ne sont-elles pas des effets « en trop« , les trouvez-vous justes ?
La machine et les écrans pourraient être en trop. Mais la machine à tout à fait sa place. Elle fait peur. Nous avons peur qu’elle lance la comédienne dans le public (Rires) ! Quand la table descend brusquement vers l’avant, je me suis demandé si elle n’allait pas aller en dessous du sol. Je pensais que tout aller se refermer sur Jaz.
Est-ce que vous avez senti que cela menait à une exécution ? Avez-vous perçu ce symbole ? Elle n’est pas exécutée concrètement. Cela laisse le spectateur libre de se faire son interprétation.
Tout le long de la pièce, on sent que Jaz est condamnée. On ne sait pas exactement à quoi, soit à la mort, soit à l’emprisonnement à vie ou la torture à vie. Je ne peux pas dire si c’est la mort que j’ai ressentie.
Pour vous, il pourrait y avoir une suite ?
Le décompte nous a emmenés vers une fin. S’il n’y avait pas eu ce décompte, je ne me serai pas dit qu’elle allait vers la mort, mais vers une torture. Comme si la machine voulait la pousser à bout, la faire délirer à l’infini. À des moments du spectacle, on a l’impression qu’elle oublie qu’elle est en train de se faire torturer, elle délire, se lève et continue de parler. Quand elle parle du cabaret, elle voit des moments passés et elle oublie qu’elle est attachée sur une table à injection létale.
Est-ce qu’à part l’histoire de Jaz, il y a eu des symboles, des dénonciations qui sont venus vous traverser ?
Oui. Au début on ne rentre pas tout de suite dans l’histoire du viol. On nous parle d’un monde où les individus veulent posséder toujours plus, au point de se faire enterrer avec des avions. Cela montre une société où les gens bâtissent toute leur vie sur leurs richesses au point de se faire enterrer avec pour ne pas les partager. Nous ne sommes pas tous comme ça heureusement ! Ensuite il y a un propos très critique d’une certaine classe d’hommes. Les hommes sont touchés violemment dans la pièce, sauf le grand père d’Oridé. Tous les autres hommes représentent la violence et le dégoût, au cabaret par exemple. Donc, c’est ça, les richesses, les hommes et la mort aussi.
Et qu’avez-vous vu à travers la relation de Jaz et de la machine ? Peut-être des schémas similaires de dominant/dominé…
Durant le spectacle, je me suis vraiment concentrée sur Jaz et la machine. En y repensant le soir ou le lendemain, on essaie de mettre des mots sur des impressions et on pense à pleins de choses. Le fait qu’elle soit attachée peut faire penser à des soins psychiatriques, aux traitements injectés à des personnes dites malades, folles. Ces personnes sont souvent faibles face aux médecins, aux produits, aux sangles qui les attachent. Ce n’est même pas humain, les sangles sont plus fortes qu’une personne. Dans la pièce il y a plusieurs rapports de force. On sent régulièrement des différences de niveau. Quand elle parle de Dieu, de l’inquisiteur ou du cabaret… C’est souvent par deux. Oridé et son grand père, la dame qui fait l’aumône et Jaz qui sont face à face, dans les toilettes ils sont deux, sur la vallée de Josaphat Jaz et l’homme sont deux aussi. Sur scène, elles sont deux, la machine et Jaz. Il y a deux Jaz aussi, celle qui se fait manipuler, qui souffre et se révolte et celle qui délire, qui pense à pleins d’autres choses et s’évade de sa table. Il y a une Jaz en colère et une Jaz en transe à cause des injections dont elle est victime.
Quel est le moment qui vous a le plus marqué ?
Il y en a deux. Un moment m’a fait vraiment très mal au ventre et je voulais que ça s’arrête, c’est lorsqu’elle décrit son viol et qu’elle prend la voix de son agresseur. J’ai trouvé ça horrible. J’ai été très touchée aussi quand Jaz est debout et que sa parole est scandée par les effets sonores, ces derniers donnant l’impression que du produit lui est injecté quand elle parle. Elle se bat contre ces injections et continue de dire tout ce qu’elle a à dire. J’ai trouvé ce passage très beau. C’est comme si elle prenait ses injections dans le bas du corps car elle ne voulait pas que ça atteigne la tête.
Voulez vous rajouter quelque chose ?
Un grand bravo à la comédienne qui a fait une sacrée performance.

1.Kristian Frédric, Voyage au centre d’une création, éditions lézards qui bougent, 2009Lire les trois premiers portraits de Jaz, au fil des répétions :
[premier portrait]
[second portrait]
[troisième portrait]
Et l’entretien avec Amélie Chérubin-Soulières : [ici]///Article N° : 10092

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