Les années 90 constituent une époque charnière dans l’histoire des relations entre la RDC et l’Occident. En effet, suite aux tragiques évènements de 1990-1991, les pays occidentaux ont cessé toute coopération structurelle avec le Zaïre de l’époque. Du jour au lendemain, le pays s’est vidé de ses coopérants, présents dans tous les domaines de la vie civile (1).
La RDC s’est retrouvée soumise à un embargo de fait jusqu’en 2000, date de la reprise officielle de la coopération et de l’arrivée du premier assistant technique dans le pays.
Durant cette décennie, le Zaïre a continué sa dérive, passant par un deuxième pillage en 1993, le renversement armé du régime mobutiste en 1997, un changement de nom, une guerre civile débutée en 1998 et qui divise le pays jusqu’à aujourd’hui, l’assassinat du président Kabila en 2001
Les conséquences socio-économiques de cette série d’évènements sont dramatiques pour la population : paupérisation grandissante, arrêt des investissements, inflation galopante, fuite des cerveaux
La liste est longue.
Il est cependant intéressant d’essayer d’aller au-delà de ce constat négatif, et de se pencher sur ce qui s’est passé durant cette décennie vierge de toute assistance technique.
Sous cet aspect, la documentation est un secteur intéressant à étudier : l’écrit étant souvent taxé « d’importation coloniale », il est réputé très sensible aux variations de l’aide occidentale. Le livre en Afrique est importé ou il n’est pas
Qu’a-t-on écrit, publié, imprimé en RDC au cours de la décennie 1990 et 2000, marquée par l’arrêt de la coopération occidentale ?
Il est nécessaire de mettre fin à un mythe : la présence du livre au Congo ne date pas de l’époque coloniale.
Les missionnaires portugais utilisaient des imprimés dés 1483, date du début de la formation du royaume du Kongo, 1er royaume chrétien d’Afrique noire.
Les premiers écrits en langue congolaise parurent en 1624 (2), le premier dictionnaire Kikongo-latin-espagnol fut imprimé en 1651, précédé par le premier lexique sur les « structures grammaticales de la langue kikongo » publié en 1650.
Tous ces livres furent utilisés dès cette époque dans les relations entre le royaume du Kongo et son protecteur, le Portugal.
L’époque coloniale a, évidemment, accentué le développement du livre au Congo. Les premiers écrits d’auteur congolais datent de l’année 1887 pour les écrits religieux, et de 1898 pour le premier livre non-confessionnel.
En parallèle, le colonisateur belge a implanté dans tout le pays des bibliothèques, essentiellement destinées, il est vrai, aux cadres européens (3).
La tradition du livre en RDC est donc vivace et date d’une époque antérieure à celle de beaucoup d’autres pays africains.
Il est très difficile de savoir combien d’ouvrages sont publiés en RDC chaque année. En effet, la seule façon d’étudier l’édition congolaise est de se pencher sur les listes tenues par le dépôt légal de la Bibliothèque Nationale du Congo (BNC). Or, la BNC ne recueille pas tous les ouvrages publiés chaque année. L’absence de routes, de liens entre les provinces fait que le rayon d’action de la BNC ne se limite pratiquement qu’à la ville de Kinshasa et à quelques envois épisodiques de ses antennes de province (4). Toutes les villes de l’Est du pays (Goma, Kisangani, Bukavu, Mbandaka), ainsi que celles du centre (Mbuji-MaÏ, Kananga), soit 80 % du territoire, voient leurs productions éditoriales ignorées de la BNC.
De plus, la taxe à payer (équivalente à 85 Euros) dissuade les auteurs et éditeurs de déposer leurs ouvrages à la BNC. Beaucoup de livres sont donc diffusés en fraude, sans numéro de dépôt légal.
Enfin, des problèmes de gestion interne à la BNC font que beaucoup de livres déposés n’ont jamais été enregistrés dans les cahiers d’inventaire.
Mais si les données du dépôt légal sont peu fiables elles constituent néanmoins les seules sources indicatives accessibles.
Le nombre de titres enregistrés durant cette période est de 1492. Ce chiffre est étonnant, il place la RDC parmi les pays les plus productifs d’Afrique francophone en matière d’édition puisque les études menées par « Culture et développement » à la fin des années 90, montrent que les pays d’Afrique noire francophone publient en moyenne 300 à 500 titres nouveaux par an.
Plusieurs remarques s’imposent :
La loi sur le dépôt légal de 1974 n’oblige au dépôt légal que les premières éditions, les rééditions (de toute façon rarissimes) ne sont donc pas concernées.
Cette production ne connaît pas de baisse durant ces 11 années. Si l’année 1995 a été une année record avec 179 titres enregistrés, les années « les plus basses » (1992 et 1993) enregistrent tout de même 99 titres chacune. Les évènements tragiques du Congo-Zaïre n’ont apparemment pas eu de répercussions perceptibles sur le rythme de la production éditoriale kinoise.
Les livres soutenus par un projet de coopération sont insignifiants : les rares productions du Journal Officiel et le livre de Isidore N’daywel, « Histoire de la RDC » (5) constituent des exceptions. Tous les autres titres sont des productions éditées avec des ressources locales ou en coédition (6).
Le marché auquel s’adressent ces ouvrages est principalement le marché kinois, auquel il faut rajouter quelques ventes sur Matadi et à l’exportation (Brazzaville). Exportation difficile, puisque l’immense majorité des livres en question n’ont pas de N° d’I.S.B.N.
Le nombre de librairies est insignifiant : 5 à Kinshasa, 2 à Lubumbashi, 1 à Matadi. De plus, ces commerces font l’essentiel de leur chiffre d’affaires grâce à la papeterie, à l’exception notable de « Afrique édition » et de la librairie des « Filles de Saint Paul ».
Ces livres s’adressent donc à un public limité, sauf pour les livres scolaires, vendus dans tout le pays, y compris dans les territoires rebelles.
La production éditoriale kinoise est essentiellement francophone : 90 % des livres enregistrés au titre du dépôt légal ont un titre français. Les 10 % de titres non-francophones ont été majoritairement écrits en lingala, et concernent essentiellement des livres religieux. Les langues locales touchent peu les autres domaines : par exemple, les livres scientifiques publiés en RDC sont tous francophones.
Il est très difficile de savoir si ce chiffre constitue une augmentation par rapport aux décennies précédentes, la B.N.C, dans sa structure actuelle, n’a été créée qu’en 1989 et n’a conservé que peu d’archives des années antérieures. Toutefois, un article rédigé par M. Paul Tete Wersey (7) révèle que 1320 ouvrages avaient été publiés entre 1974 et 1984, dont 72 % à Kinshasa. L’auteur relevait déjà la difficulté d’application de la loi de 1974 sur le dépôt légal dans les villes de province.
Cependant, même florissante, l’édition congolaise réserve bien des disparités qu’il convient de souligner.
En 1990, la Zaïre comptait 102 maisons, dont 83 sur Kinshasa (8). Sur ces 83 maisons d’édition recensées, seules 15 publiaient encore en 1999 et 2000. Tous les autres éditeurs ont disparu durant ce laps de temps. Sur les 15 maisons d’édition « décennales » de Kinshasa, 13 sont issues d’institutions confessionnelles chrétiennes (9), dont 2 existaient déjà avant l’indépendance.
Bien d’autres maisons d’édition sont nées durant cette décennie, mais la plupart ont été éphémères : sur près de 1500 ouvrages publiés, 195 l’ont été par des maisons d’édition qui n’ont publié qu’un titre. 351 ouvrages ont été publiés par des éditeurs ayant un maximum de 5 ouvrages dans leur catalogue, très souvent écrits par le même auteur. En fait, ces « éditeurs », qui ne le sont qu’occasionnellement, publient à compte d’auteur, celui-ci étant très souvent à la fois préfacier, éditeur, distributeur et diffuseur. Ce qui relève malgré tout d’un certain amateurisme.
Cette profusion d’ouvrages édités cache donc une grande stabilité, où seules les maisons d’édition ayant des appuis extérieurs solides arrivent à survivre
et à vendre.
L’Association Nationale des Editeurs et Diffuseurs du Livre (ANEDIL), principale structure professionnelle de la profession, ne compte d’ailleurs que 30 membres.
Cela peut s’expliquer par le contexte propre au Congo démocratique : tout homme public désirant faire une carrière politique doit avoir publié un ouvrage sur un sujet « sérieux », même si celui-ci n’est lu par personne.
Les éditions Safari, fondées par un ancien ministre des transports Henri Mova Sakanyi, sont révélatrices de ce phénomène. Cette maison d’édition compte 21 titres portant sur des domaines aussi variés que la poésie, le théâtre, l’économie, le droit international
tous écrits par Henri Mova Sakanyi, qui vend lui-même ces livres à domicile et par portage.
Malheureusement, nous ne disposons pas d’éléments fiables sur le tirage moyen d’un livre édité en RDC.
Quelques données fournies par Afrique Edition permettent de se faire une idée :
Les plus gros tirages sont bien sûr des ouvrages scolaires.
Pour l’enseignement primaire : environ de 10.000 à 6.000 par année d’étude
Pour l’enseignement secondaire : environ 3.000 par année d’étude sauf pour certains grands classiques (grammaire Grevisse par exemple) dont le tirage s’élève à environ 20.000
exemplaires. Ces chiffres ne tiennent pas compte des opérations ponctuelles que peuvent mener certains bailleurs de fonds.
Les autres ouvrages sont tirés à environ 1.000 exemplaires excepté pour quelques succès comme « Histoire du Congo » ou « Terre de la chanson » qui ont été tirés à environ 7.000 exemplaires pour le premier et 4.000 exemplaires pour le second.
Les éditions du Centre d’Etude pour l’Action Sociale (CEPAS) annoncent des chiffres quasi-similaires pour leurs publications, exclusivement non-scolaires : le tirage moyen des 9 titres concernés s’étend de 210 à 2000 exemplaires pour l’année 2001. Mais il s’agit parfois de réimpression.
D’autres données fournies oralement par les libraires de la place permettent de penser que les tirages des livres publiés à compte d’auteur ne dépassent que très rarement les 200 exemplaires.
Nous n’avons pas de chiffres globaux sur les ventes. Seules les éditions CEPAS, l’une des plus anciennes maisons d’édition de la place, annoncent moins de 56 800 exemplaires diffusés (10) depuis janvier 1997.
Le répertoire du dépôt légal, classé selon la Classification Décimale Universelle (CDU), permet d’étudier les sujets les plus exploités par les auteurs congolais durant cette décennie.
Les sciences sociales dominent l’édition congolaise, presque 35 % des livres recensés concernent ces disciplines.
La deuxième classe évoquée dans ces publications illustre parfaitement la prédominance des maisons confessionnelles : 33 % des livres publiés concernent la religion et la spiritualité. Ces deux classes totalisent près de 1000 titres.
Les domaines les plus étudiés ont été le droit et la législation (111 titres), la politique (100 titres), l’cuménisme (88) et la spiritualité (82 titres).
Les 8 autres classes de la CDU se partagent le reste des publications, soit 465 ouvrages. Certains sujets n’ont pas du tout été exploités, en particulier dans la classe des beaux-arts et loisirs : histoire de l’art, urbanisme, architecture, sculpture, photographie, cinéma
Ce qui est normal, la classe des beaux-arts n’a enregistré que 7 entrées en 11 ans !
La classe « littérature, belles lettres » est un peu mieux lotie, 85 ouvrages enregistrés durant cette période, avec tout de même des manques importants : on ne comptabilise aucun essai, ni ouvrages d’histoire littéraire, la littérature de jeunesse ne compte que 7 titres.
« Biographies, géographie et histoire » enregistre 80 titres, total qui sera nuancé par la suite.
Enfin, la classe des « Sciences appliquées » est assez importante avec 151 titres recensés. Il s’agit en particulier des techniques agricoles (39 titres), du management (22 titres) et de la vulgarisation médicale (19 titres).
L’édition en RDC développe donc, très logiquement, des thèmes ayant une relation étroite avec les faits sociaux, politiques, économiques et culturels touchant la société congolaise.
L’importante production religieuse suit une tendance récurrente de ce pays, marqué par une grande religiosité et une prolifération des sectes. Cette production est d’ailleurs plus importante que le seul comptage de cette classe puisse le laisser paraître. La quasi-totalité des ouvrages enregistrés dans la sous-classe « biographies » décrit la vie de saints, de béatifiés ou de dignitaires religieux. De même, une part non-négligeable des ouvrages de la sous-classe « sociologie et statistique » développe des thèmes à consonance religieuse (11).
La politique et le droit connaissent également une forte production s’expliquant par l’avènement de la démocratisation en 1990, qui a entraîné une liberté d’expression jamais réellement démentie et une prolifération d’ONG de droits de l’homme, à l’origine de nombreuses publications dans ces domaines.
Les 39 titres sur les techniques agricoles s’expliquent par la priorité donnée à l’agriculture par les différents régimes qui se sont succédé.
Dix sept des 19 titres de vulgarisation médicale sont dus à l’action du Bureau d’Etude, de Recherche et de Promotion de la Santé (B.E.R.P.S), une O.N.G belge implantée dans le Bas-congo, qui édite depuis 25 ans des ouvrages remarquables.
Bien des titres du secteur « Histoire-civilisations » relèvent plus de la propagande politico-historique que de réelles publications scientifiques. Le souci de s’opposer aux « envahisseurs » rwandais (depuis 1998), la volonté de décrire toute l’ignominie du régime de Mobutu (après 1991) ou de démontrer tous les « bienfaits » que L.D Kabila a apportés au pays ont motivé bien des publications.
Mille quatre cent soixante-huit auteurs ont été recensés, dont 404 auteurs collectifs. Leur origine professionnelle est révélatrice, puisque 44 % des auteurs sont des religieux ou issus d’institutions confessionnelles.
Ce constat illustre parfaitement l’omniprésence du « fait religieux » dans l’édition congolaise, les religieux, aussi bien étrangers que congolais, écrivent sur tous les domaines de la vie civile : littérature, enseignement, politique, histoire, ethnologie
Constat encore plus surprenant, 151 de ces 642 auteurs religieux n’ont rédigé aucun écrit religieux et pourtant 76 d’entre eux ont plusieurs ouvrages à leur actif. A titre d’exemple, le père de Quirini, qui n’a écrit que des ouvrages juridiques, est probablement l’auteur le plus lu au Congo (12). L’influence des congrégations dépasse donc largement la sphère religieuse et révèle une certaine hégémonie intellectuelle en RDC durant ces années 90.
Pour les fervents de la langue et de la culture française, cette profusion littéraire reste cependant séduisante et permet de penser que la RDC mérite son rang de 2nde nation francophone du monde.
Mais, hormis le fait que cette étude ne s’attache pas au contenu intellectuel des ouvrages, cet état de fait ne doit cependant pas masquer les difficultés nées durant ces années : il a fallu du courage et de l’abnégation pour écrire et publier en RDC durant ce temps de crise.
Les taux de scolarité ont baissé sensiblement, et le niveau du français (langue d’enseignement) parlé et écrit par les jeunes congolais est, sans contradiction, bien plus faible que celui de leurs aînés, éduqués dans les années 60 et 70. D’après les estimations les plus optimistes, le nombre d’enfants scolarisés est supérieur à 65 % à Kinshasa, mais en dessous des 50 % en province, et très proche des 20 % dans les territoires sous contrôle de la rébellion. Le nombre d’écoles (13) n’augmentant pas autant que la natalité, les effectifs des classes explosent et nuisent à la qualité d’un enseignement dirigé par des maîtres d’école sous-payés et démotivés, formés dans des Instituts (Institut Pédagogique National à Kinshasa et Instituts Supérieurs Pédagogiques dans chaque province) qui n’ont aucun budget de fonctionnement.
Enfin, l’absence totale, dans l’ensemble du pays, de livres destinés à la jeunesse et de bibliothèques scolaires, font que beaucoup de jeunes scolarisés retournent très vite à l’illettrisme.
A ce constat dramatique s’ajoutent les obstacles habituels à la diffusion de la lecture en Afrique : très faible pouvoir d’achat, absence de courant dans la majeure partie du pays, civilisation orale encore présente, l’isolement (nécessaire à la lecture) culturellement impossible
.
Le décalage est donc important entre cette production littéraire et ce lectorat introuvable.
On peut voir dans ce constat le principal héritage de cette décennie tragique mais également l’un des principaux défis à relever pour la RDC dans les années à venir.
1. A titre d’exemple, 185 coopérants français étaient présents au Zaïre en 1989.
2. Il s’agissait d’un catéchisme « Doutina Christaâ » traduit en Kikongo par les religieux portugais.
3. La première bibliothèque pour européen s’est ouverte en 1895 à Matadi, la première bibliothèque pour indigène « évolué » en 1943 à Lusanga.
4. Au nombre de 3 : Matadi (6 titres du D.L en 2001), Lubumbashi (15 titres du D.L) et Kikwit (1 titre chaque année, dû à l’I.S.P de Kikwit).
5. Coopération italienne pour le premier, Communauté française de Belgique pour le second.
6. Le CEDI travaille avec CLE (Cameroun), Afrique Edition avec De Boeck (Belgique)
7. Paul TETE WERSEY. -Le dépôt légal zaïrois, bilan d’une décennie : 1974-1984 in : Les cahiers du Cresa, Lubumbashi, I.S.E.S, n°10, 1992
8. MASIMANGO O. Muhabwa. – Contribution des éditions du C.E.P.A.S à l’épanouissement de l’élite intellectuelle zaïroise.1994. Mém.sc. et téch. Info. : ISTI. : Kinshasa. – p.35
9. Par exemple : éd. Loyola : Compagnie de Jésus, éd. Médiaspaul : Congrégation des missionnaires d’Afrique, éd. CEDI : Eglise protestante du Congo, etc
10. Chiffre portant sur une quinzaine de titres.
11. Par exemple, position de l’église catholique sur la démocratie, sur la dette du tiers monde, Acte des différents Synodes de la décennie, etc.
12. Par exemple, depuis 1970 : Les droits des citoyens congolais, 112 141 ex. Comment fonctionne la justice ?, 85304 ex. Petit dictionnaire des infractions, 76 675 ex… Tous aux éditions CEPAS.
13. Estimé à 3000 à Kinshasa.NB : cet article est le fruit de recherches effectuées en 2002.///Article N° : 6883