Enjeu économique majeur, la production scientifique est minime en Afrique. Les États y investissent peu, ne croyant pas au développement par la science. Trop souvent isolés et dépendants du Nord, universités et chercheurs africains aspirent à être » branchés » avec le reste du monde.
La production de la science et de la technologie, sa circulation, son contrôle et sa gestion représentent aujourd’hui un enjeu à la fois politique et économique. Un enjeu politique d’abord parce que la science a beau être » la chose du monde la mieux partagée « , elle est aussi caractérisée par une opposition Nord-Sud. Un enjeu économique ensuite parce que la science est aujourd’hui, plus que les matières premières, le domaine majeur par lequel se créent les richesses. Au cur de toutes les activités humaines, la science est devenue le vrai moteur de la croissance et donc du développement (1). Or ce qui bloque le développement de l’Afrique, c’est son refus de s’engager dans le domaine scientifique.
Les tenants de l’économie classique du » laisser-faire » pensaient que l’Afrique, comme l’ensemble des pays anciennement colonisés, se développerait naturellement autrement dit, qu’elle tirerait profit de ses matières premières et du faible coût de sa main-d’uvre, mais aussi de la spécialisation internationale des économies. C’est pourtant l’effet inverse qui s’est produit : non seulement l’Afrique ne se développe pas, mais encore elle est marginalisée dans tous les domaines. On parle alors de fracture économique et numérique. Et on est même arrivé à faire croire qu’il suffirait de réduire fortement la fracture numérique pour que les pays africains décollent enfin (2). On fait mine ici de confondre la fin et les moyens. Les TIC ne sont que des moyens parmi d’autres, ils ne sont ni le seul moteur du développement, ni même l’un des moteurs majeurs.
La vraie fracture n’est pas numérique mais scientifique parce que c’est la recherche scientifique, dans ses productions, dans son rapport à l’innovation, qui est au cur des véritables avantages comparatifs dans le monde d’aujourd’hui. Et c’est donc elle qui fonde les inégalités, parce que c’est elle au fond qui commande et organise, dans une certaine mesure, l’économie mondiale.
Plus d’un siècle après l’introduction de la science en Afrique, la situation est particulièrement préoccupante. Non seulement la production scientifique est en régression au plan quantitatif, mais elle est aussi qualitativement limitée. Les écarts en matière de production scientifique, de circulation, de gestion et de contrôle des résultats de la science, mais aussi sur ses rapports de cette dernière avec les savoirs endogènes, sont énormes entre l’Afrique et les pays du Nord, d’une part, mais aussi entre les pays africains eux-mêmes.
Les conséquences d’une telle fracture sont diverses : l’exode sélectif des intelligences, le nationalisme scientifique ou plutôt la ghettoïsation des communautés scientifiques africaines, leur exclusion et leur aphonie dans les choix stratégiques et les réponses que le reste du monde entend donner face aux grands enjeux planétaires que sont par exemple aujourd’hui l’environnement, les OGM, la sécurité alimentaire, la démographie, les épidémies et même les droits de l’Homme et la démocratie (3). C’est cette fracture qui est la cause majeure du non-développement de l’Afrique ou plutôt de son mal-développement. Nos pays sont de simples consommateurs de savoirs, de paradigmes et d’objets techniques élaborés et produits ailleurs.
La fracture scientifique se mesure à tous les niveaux : dans la production scientifique, dans la formation et l’appropriation des résultats de la science, de même que dans l’accès à l’information scientifique et technique (IST), dans le partage des résultats et dans leurs implications sur l’économie africaine.
Lorsque l’on observe la production scientifique mondiale publiée, on constate qu’en 1960, celle de notre continent représentait 1 % de la production mondiale. Aujourd’hui, 45 ans après les indépendances et après un développement sans précédent des structures universitaires et de recherche, cette part avoisine les 0,3 %. La répartition de cette production scientifique entre les régions de l’Afrique et entre les pays africains est encore plus éloquente. Selon Roland Waast, on peut distinguer trois zones principales : l’Afrique du Sud, l’Afrique du Nord et ce qu’il appelle » l’Afrique médiane » (4).
L’Afrique du Sud est aujourd’hui le premier producteur de la science sur le continent avec plus de 30 % de la production. Elle » dispose d’un appareil de recherche robuste et performant « . Avec 21 universités, 15 écoles d’ingénieurs et environ 3000 publications par an, elle fait figure de géant. Depuis la fin de l’apartheid, ce pays a engagé un véritable pari sur le développement scientifique pour construire son avenir socio-économique et un défi majeur qui porte sur l’indispensable africanisation des cadres de la recherche.
Juste après l’Afrique du Sud, vient l’Afrique du Nord, avec environ 30 % de la production scientifique. La science y est en essor, notamment dans les technologies de pointe, en ingénierie et en sciences expérimentales. Bien que freinée par un système de recherche qui divise encore champ académique (recherche didactique) et champ technologique (« résolution des problèmes »), elle se nourrit grâce à la coopération avec l’Europe et connaît de belles avancées.
L’Afrique médiane est la région du continent où la fracture est particulièrement grande. La science y est confrontée à une quadruple crise : financière, institutionnelle, professionnelle et identitaire. Du fait des fameux plans d’ajustement structurel et du désengagement des États, la science s’est orientée essentiellement dans des activités d’expertise ou de consultance. Depuis les années 90, près de 70 % des chercheurs sont sortis des circuits de la recherche et les 30 % restant travaillent principalement avec les ONG ou les financements internationaux.
Le second indicateur porte sur la qualité des recherches produites. Des talents existent partout en Afrique et des travaux majeurs sont menés, à l’instar de ceux du Centre de recherches sur le paludisme, dirigé par le professeur Doumbo Ogobara à Bamako, regroupant une centaine de chercheurs de tous pays dans la course sur le vaccin du paludisme (avec pour la seule année 2005 la publication de 25 articles dans des revues aussi prestigieuses que Science, Nature et Lancet). De même, le Centre de recherche en biotechnologies, dirigé par le professeur Alfred Traoré à Ouagadougou. Mais les scientifiques africains primés ou reconnus internationalement restent rares. Pire, à ce jour, aucune école scientifique majeure n’a encore réussi à décoller. Les raisons sont multiples. Les universités africaines n’ont pas pris en compte les savoirs endogènes, restant dans un strict mimétisme avec les modes opératoires du Nord. Elles sont tombées dans un véritable ghetto, le travail scientifique se faisant essentiellement au niveau local, sans coopérations scientifiques internationales. Les États, eux, ne croient pas au développement par la science.
Parce qu’elles ne sont pas productrices du savoir, nos universités et nos centres de recherche ne peuvent pas toujours assurer la qualité des formations dispensées qui ne bénéficient pas des dernières évolutions. Les chercheurs africains qui souhaitent poursuivre leurs études au Nord rencontrent parfois des difficultés d’inscription dues aux limites de leur formation initiale.
Par conséquent, le chercheur est essentiellement au service du Nord, ce qui influence la définition des priorités et des thématiques, la méthodologie et la démarche intellectuelle. In fine, la recherche africaine est reléguée à une dimension de second ordre où il s’agit essentiellement de réaliser la collecte des matériaux premiers dont les pays du Nord, parce que mieux équipés et mieux gérés, assurent l’analyse, la détermination des propriétés et enfin la réalisation des produits finis. Sa production scientifique propre est orientée et validée par le Nord – et pour ses besoins – d’où les universités importent d’ailleurs tout : équipements, pièces de rechange, consommables, livres, revues et, de manière générale, l’essentiel de l’information scientifique et technique. Le chercheur africain se retrouve ainsi dans l’incapacité d’élaborer des paradigmes et des concepts qui lui permettraient de s’approprier les résultats de la science.
Le Nord domine aussi quand il s’agit de partage de la science. Beaucoup d’enseignants ne disposent ni d’ordinateurs, ni de connexions à l’internet. Et quand ils en bénéficient, les lieux où l’IST est la plus abondante et aussi structurée sont au Nord. À tel point que lorsque l’on veut entamer une recherche, il faut d’abord aller au Nord. Les échanges entres pays et entre universités restent rares, et la capitalisation de la science en pâtit largement.
Les causes de la fracture scientifique sont internes et externes à l’Afrique. Les causes internes sont marquées par le désengagement des politiques africains sur l’idée d’un développement fondé sur la science et le retour à la pensée magique ou à la pensée unique, et liées à la désaffection de certains Africains quant à leur propre développement. Les causes externes découlent, quant à elles, des attitudes des pays et des bailleurs de fonds internationaux.
Pour réduire une telle fracture, il faudrait instaurer un » branchement » librement consenti entre les structures africaines de formation et de recherche et celles du reste du monde.
» Brancher « , c’est redonner du sens, c’est moderniser, relier, revitaliser, réorganiser, réadapter, refonder sans nécessairement faire table rase des acquis de la pensée traditionnelle. » Brancher « , c’est affirmer, à travers les réseaux de chercheurs et les actions de formation et de recherche concertées, la nécessité de travailler en réseau. L’objectif est de sortir les chercheurs africains de leur isolement tout en les invitant à rester eux-mêmes et à participer à la résolution des problèmes spécifiques de l’Afrique. Dans les réseaux de recherche mondiaux, la finalité est de partager les problèmes et les solutions. C’est en ce sens qu’est conduite la politique actuelle de l’Agence universitaire de la francophonie (AUF) qui regroupe en son sein 18 réseaux de chercheurs. Ces réseaux ont pour but de couvrir l’ensemble des domaines scientifiques (biotechnologies, linguistique, droit et démocratie, agronomie, économie, etc.). D’autres sont en cours de création. Cette dynamique engagée à la base par les laboratoires eux-mêmes ne doit pas être bloquée.
» Brancher « , pour l’AUF, c’est aussi renforcer les pôles d’excellence en leur donnant les moyens d’asseoir leur dimension régionale. Actuellement, l’agence soutient dix pôles d’excellence dans les pays africains francophones. Cette mutualisation des moyens matériels et humains disponibles dans la région pourrait leur permettre d’atteindre la masse critique nécessaire pour être compétitifs. Pour y parvenir, il convient d’accroître la mobilité entre chercheurs et de développer leurs capacités à travailler ensemble. » Brancher « , c’est aussi permettre que des équipes d’enseignants et de chercheurs africains et occidentaux élaborent et assurent des diplômes communs ou partagés, notamment par le biais des TIC Avec aujourd’hui, plus de 2000 mobilités par an (bourses pour les étudiants et les jeunes chercheurs, missions d’enseignement et de recherche), avec 35 formations diplômantes validées par le Conseil scientifique de l’AUF, élaborées et gérées par plus de 200 universités et que suivent aujourd’hui 2000 étudiants inscrits dont 800 bénéficient d’une allocation, l’AUF participe à la vitalisation de l’espace scientifique et universitaire africain francophone.
» Brancher « , c’est aider nos universités à intégrer le système LMD (Licence-Master-Doctorat) européen à travers des appuis à la gouvernance universitaire. La création d’un espace universitaire mondial unique suppose que les universités africaines s’engagent dans un processus de modernisation institutionnelle et scientifique. L’AUF, à travers le projet de gouvernance universitaire, accompagne ces universités dans cette voie.
» Brancher « , c’est aussi permettre l’accès à l’IST et participer à la diffusion des savoirs élaborés au Sud. Pour que les chercheurs africains ne perdent pas leur temps à réinventer la roue et pour assurer la diffusion efficace de leurs travaux, il leur faut disposer d’outils d’accès aux bases de données scientifiques internationales. Pour les aider dans ce sens, l’AUF a réalisé le branchement de nos universités et centres de recherche à travers la mise en place et le développement d’un réseau de Centres d’accès à l’information et de Campus numériques francophones, au nombre de 35. Ces véritables plateaux techniques assurent à la communauté universitaire non seulement l’accès à l’IST, mais aussi à la FOAD (Formation ouverte à distance), les ressources nécessaires à la production de l’IST et enfin la réalisation de cours et des cursus en ligne.
Dans cette logique de revitalisation, l’Agence universitaire de la francophonie ne s’inscrit pas simplement dans le mouvement d’accès à une information scientifique universellement disponible, elle s’engage résolument vers un réel partage du savoir et de ses bénéfices. Cet effort est partagé avec les institutions africaines partenaires il ne s’agit pas de dons mais d’actions concertées et cogérées. Ce sont, par exemple, les universités et les pays eux-mêmes qui mettent à disposition locaux et personnels des Campus numériques. De même, les missions d’enseignement qui constituent l’une des formes de mobilité académique sont des opérations à financement tripartite : l’université d’origine de l’enseignant prête gratuitement les services de son enseignant, l’université d’accueil prend à sa charge l’hébergement, le transport local et le paiement des heures de cours donnés au tarif local, et l’AUF prend en charge le transport international et un léger perdiem.
Dans cette construction nouvelle, il est important que d’autres partenaires qui croient en l’avenir de la science en Afrique travaillent avec nous. Les enjeux sont immenses. Le rôle que pourraient jouer dans ce cadre les universités, les organismes de recherche et les bailleurs de fond du Nord n’est pas mince. Apporter une culture de la science de haut niveau, c’est constituer les bases pour la relance de la nouvelle société africaine de demain.
Africains ou Européens, nous avons tous à y gagner car c’est la réduction de la fracture scientifique qui redonnera à l’Afrique toutes ses chances et un autre avenir. Comme le dit un proverbe africain, on pourra alors vérifier que » quelle que soit la durée de la nuit, le soleil se lève toujours « .
Notes
1. On le sait, c’est dans les pays industrialisés que la science non seulement joue un rôle de plus en plus important, mais encore modifie les modes de production, la nature des objets produits et même la productivité. D’ailleurs, il est admis que dans les pays autrefois pauvres, comme la Corée et le Japon, où elle a été adoptée et maîtrisée, elle a permis, plus que le reste, d’implémenter le développement. Depuis 1997, la Banque mondiale insiste sur le rôle de la connaissance dans la croissance et le développement.
2. Sur le fait que les TIC peuvent » contribuer à la réduction de pauvreté, en offrant au Tiers-Monde la possibilité de ‘brûler les étapes’traditionnelles du développement « , voir à ce sujet l’unanimité des positions du BIT, de la Banque mondiale, du PNUD et de l’UNESCO. Notamment pour le BIT, Rapport annuel sur l’emploi dans le monde, Mandart & Foucart, 2001, p. 1 ; pour la Banque mondiale, Le savoir au service du développement, Rapport sur le développement du monde 1998-1999, BM, 1999, p. 2 et 10 ; pour le PNUD, Rapport 1999, p. 93 et 99 ; et enfin pour l’UNESCO, Rapport 1999, p. 38.
3. L’Afrique est aujourd’hui particulièrement absente dans les grands débats scientifiques internationaux malgré les efforts des institutions telles que l’UNESCO, l’AUF, etc et des diverses coopérations.
4. R. Waast, L’état des sciences en Afrique, une vue d’ensemble, DGCID, MAE France, 2002. Voir aussi La science en Afrique à l’aube du XXI° siècle, sous la direction de Roland Waast et Jacques Gaillard (IRD).Bonaventure Mvé-Ondo est philosophe et spécialiste de science politique. Ancien recteur de l’université de Libreville, il a été directeur du bureau régional de l’Afrique de l’Ouest à l’AUF de 1994 à 2005. Il est aujourd’hui le vice-recteur chargé de la régionalisation de l’AUF.///Article N° : 4299