Bonne nouvelle : sous l’impulsion de son nouveau directeur Jack Lang, l’Institut du monde arabe de Paris ressuscite la Biennale des cinémas arabes : Imag’IMA se déroulera du 28 juin au 3 juillet 2013. De 2002 à 2006, Aflam avait décentralisé la Biennale à Marseille, où la communauté maghrébine est importante. Et voilà qu’à la faveur de Marseille-Provence 2013 (Capitale européenne de la Culture), Aflam a lancé les premières Rencontres internationales des cinémas arabes qui se sont déroulées du 28 mai au 2 juin 2013. Un succès.
Ce qui fait le succès d’un festival, ce n’est pas seulement le public. Dispersé entre quatre lieux de projections (notamment la toute nouvelle Villa Méditerranée à l’architecture futuriste de Stefano Boeri), celui-ci ne remplissait pas les salles mais était au rendez-vous. Le succès, c’est aussi la présence des réalisateurs/trices pour des débats avec le public : le festival alignait 60 invités, les débats étant tous animés par des critiques ou universitaires travaillant sur ces cinématographies. C’est aussi les bonus, ces rencontres et tables-rondes où se confrontent les points de vue et s’organisent les échanges pour penser le cinéma et son accompagnement. Elles avaient lieu chaque matin. Enfin, le succès est aussi dans la programmation : sous l’impulsion du critique et universitaire tunisien Tahar Chikhaoui, elle était de qualité. C’est tout cela qui fait d’un festival ce qu’on peut appeler des Rencontres, dont on repart culturellement et humainement enrichi.
Mais venons-en aux faits, c’est-à-dire comment les films nous parlent, du moins quelques-uns, ne pouvant les aborder tous et beaucoup ayant déjà été évoqués dans d’autres articles. Ils sont en fait nombreux à être silencieux, comme s’il fallait se méfier des dialogues et préférer les métaphores, comme si situations et paysages captaient mieux l’intériorité et la tension des êtres dans un monde engorgé de discours. Une voiture roule dans la nuit, les membres d’une famille se baignent dans la mer, la caméra parcoure les allées du souk de Bizerte et les ruelles désertes le soir à la rupture du jeûne
Les plans séquences de Bidoun 1, film expérimental du Tunisien Jilani Saadi sont si ouverts qu’ils laissent le spectateur bâtir leur réception. Aux corps en liberté dans l’eau répondent ceux qui arpentent le pavé de l’avenue Bourguiba de Tunis tandis que sur le haut de l’écran nous progressons sur une route de nuit et qu’une musique répétitive gagne en ampleur. Dans le contexte de la révolution mais aussi dans celui de la peur de sortir une caméra en plein jour face à l’agressivité ambiante dans des lieux où il errait en liberté lorsqu’il était jeune, Saadi propose des images sans en poser le sens mais qui nous parlent d’aujourd’hui.
Coincé dans une salle noire et sans pouvoir zapper, la monotonie des images oblige à ouvrir ses sens. Aucun dialogue non plus durant le premier quart d’heure de The Last Friday de Yahya Al Abdallah, cinéaste né en Lybie qui a grandi en Arabie saoudite et vit en Jordanie. Le reste du film n’est pas bavard. Un homme tente de réparer un compteur électrique ou une voiture avant d’essayer de rétablir la communication avec son ancienne femme, son fils, son patron
Sans succès. Cet homme endetté et malade doit être opéré. La politique et la situation sociale des pays arabes s’entendent à la radio et la télévision qui occupent l’espace sonore, couvrent les bruits de la ville, jusqu’à ce qu’il coupe la retransmission du discours de Moubarak : ce n’est pas là non plus qu’il trouvera de quoi réparer sa vie. Ce vendredi, jour de la communauté, serait bien pour elle le dernier dans cet amer constat qui ne fait pas plus de cadeau au spectateur qu’à son personnage, lequel erre à la fin du film comme au début entre les tombes, plus mort que vivant.
Chez Yahya Al Abdallah, le plan dure pour que nous puissions en étudier tous les détails, comme une peinture ou une photographie. C’est donc au spectateur de construire son histoire. Jean Pierre Rhem, délégué général du Festival international du documentaire de Marseille, disait lors d’une matinale que « les jeunes qui se saisissent des caméras, sans acteurs professionnels et en décors naturels, font plutôt des fictions mais ce qu’ils saisissent, c’est la réalité. La lumière du pays éclaire ce qu’une fiction friquée ne recueille pas. » Là est l’enjeu de ce cinéma en prise avec son environnement. Ces propositions, dans leur fragilité mais aussi dans leur tenue, explosent la différence entre documentaire et fiction. Dans Round Trip (Rehleh, Voyage) le Syrien Meyar Al Roumi suit un couple qui fait le voyage en train de Damas (d’avant la guerre) à Téhéran via le Kurdistan pour trouver un coin tranquille pour s’aimer. Téhéran ! Ce n’est ni la porte à côté, ni le lieu idéal pour laisser libre cours à son désir, mais de Téhéran nous ne verrons presque rien : ce film est sur une intimité sans cesse menacée. Les paysages y sont des miroirs. Les frontières et les coutumes, qui font qu’une femme doit porter un foulard, que les contrôles et les soupçons sont plus forts, ne sont pas documentées pour être dénoncées ou même seulement montrées : elles font simplement écho à l’évolution de cette passion qui va se déconstruire. Ici encore, les paysages sont des tableaux à contempler. Round Trip n’a rien d’un road-movie : on ne s’y arrête pas à des étapes initiatiques, on n’y fait pas de rencontres. Il établit plutôt doucement la certitude que quelque chose a changé : quelque soient les limites sociales imposées, une liberté s’est conquise qui fera de moins en moins de compromis.
Ce film non plus n’est pas bavard : épuré, il épouse le rythme du train, le rythme d’un couple, celui d’une femme qui comprend qu’elle n’est pas respectée. Subtilement, c’est dans un musée qu’ils se perdent et que cette femme versera une larme : la source de sa souffrance est ancienne, elle est culturelle, elle est celle des femmes qui savent mais doivent se taire face à l’hypocrisie.
On évoque Voyage en Italie pour les paysages et la lumière, mais sur le fond on a tort : le couple de grands bourgeois anglais de Rossellini se chamaille et se sépare pour finalement se retrouver aux fouilles de Pompéi, lors de l’exhumation d’un jeune homme, et se réconcilier face à un miracle lors d’une procession religieuse. Ce ne serait que dans la forme du témoignage distancié qu’on pourrait rapprocher les deux films, car le couple de Round trip ne se réunit pas : il n’est pas soumis à la révélation de l’Amour mais vit la désunion qu’engendre le soupçon ancestral que l’homme porte sur cette femme « cultivée et délurée ». La référence à un autre film ne peut être opérante que si elle est pertinente pour éclairer le regard. C’est tout le problème de la critique qu’une matinale évoquait sous le thème du déclin. Son rôle économique n’est plus central et la promotion remplace la pensée dans la plupart des médias, tandis qu’au Sud, comme le soulignait le critique et universitaire tunisien Ikbal Zelila, elle se rapproche souvent de l’anathème. Faut-il voir une perte dans la remise en cause de son autorité ? Ce qui est remis en question, c’est le pouvoir pastoral de passeur du critique qui déchiffre pour les autres : ce n’est pas le savoir qui est en cause mais la hiérarchie de la transmission.
Les réseaux sociaux permettent de sortir de cette verticalité mais la spontanéité, l’intuition, la superficialité et la méconnaissance du passé conduisent à l’opinion plutôt qu’à l’argumentation. De nouvelles formes sont à trouver où la critique pourrait poursuivre, comme le soulignait l’universitaire égyptien Walid El Khachab, sa fonction essentielle de formation esthétique. Et tout simplement de favoriser l’esprit critique !
Il est vrai que dans leurs tentatives d’appréhender le présent sous des formes ouvertes, les cinéastes troublent voire provoquent le spectateur. Où es-tu Papa ?, de Jilani Saadi, commence comme une comédie introduisant avec humour et distance Halim, qui régit en potentat les tickets d’attente dans une administration (joué par l’inénarrable Jamel Madani), et la frêle Ons que sa famille veut marier à Halim. Elle finit par accepter mais refusera de se rendre à sa noce alors que tout est préparé et que les invités attendent. Halim le vit comme une honte et s’enferme avant d’abandonner sa vie sociale pour rejoindre un groupe de marginaux. Ons le rejoint et voilà que le film bascule dans une relation décalée et déjantée, aussi étonnante qu’édifiante, et que ce petit monde de marginaux reflète comme une farce la société qui les entoure.
En dédiant ce film à son père et en se représentant lui-même en train de pleurer dans un avion en début de film, Jilani Saadi pose son film dans la question de la transmission et du rapport à la société qui l’a forgé. Ses personnages tombent les uns après les autres sans parachute sur des plans de la ville, comme des bébés lâchés par des cigognes, sans repères. Et voilà qu’ils se trouvent confrontés aux multiples contraintes d’une vie sociale liberticide et absurde. Halim et Ons se retrouvent dans leur rejet de ce cadre mais ne trouveront jamais le lien qui leur donnerait la force de faire de leur refus une résistance. Ons vomit chaque fois qu’Halim met les chansons d’Abdel Halim Hafez qu’il adore, ils se rapprochent sans trouver la voie d’une relation sexuelle, leur couple est impossible.
Dans les débats, comme pour tous ses films, (1) le réalisateur se fait reprocher de faire un film sexiste. Est-ce le fait de montrer une image dégradée de la femme qui rend un film sexiste ? Comment alors critiquer ce qu’elle vit dans la société ? Ons n’est jamais montrée comme un objet sur qui déverser ses pulsions. La distance est sans cesse préservée par la forme déjantée du film. L’homme en prend aussi pour son grade. Halim est aussi incompréhensif qu’Ons : il la rejette parce qu’elle ne pourra pas errer avec lui comme il le voudrait. Il n’empêche que l’image du « puits de la délivrance » est forte, mais elle prend sens dans le projet du film qui serait de montrer comment une éducation provoque l’incommunication entre hommes et femmes. Les conversations d’Halim avec son père enterré au cimetière sont à cet égard des bijoux de réalisme.
C’est ainsi que la forme du film est essentielle pour prendre son sujet à bras-le-corps, proprement physiquement. C’est le cas d’une autre réussite : Chaos, Disorder de l’Egyptienne Nadine Khan, qui se déroule en huis-clos dans un village reconstitué comme un décor de théâtre. Il y a effectivement quelque chose de la distance du théâtre dans les entrées et sorties de personnages, dans l’absence de profondeur de champ, dans la dominante ocrée générale et dans des décors parfois surréalistes : Nadine Khan choisit le recul pour ne pas forcément situer son film en Egypte, saisissant par nombre de détails des caractéristiques du monde arabe. Sa visée est sociale : mettre en scène une communauté assistée (des camions livrent les biens et denrées nécessaires au village comme s’il s’agissait d’un camp de réfugiés), régulée par un big brother attentif qui régit par hauts parleurs les comportements de tous, et régie par un commerçant qui tire les ficelles politiques. Organisé en séquences suivant les jours d’une semaine mais épousant le rythme effréné du chaos ambiant du village, le film se concentre peu à peu sur l’affrontement de deux caïds pour une belle, démontant au passage les dangers de la manipulation. Cette semaine où le pouvoir vacille sur des questions intimes est bien sûr une métaphore des enjeux à l’uvre dans la société arabe post-révolutionnaire, le tout dans une impressionnante pagaille qu’évoque davantage qu’en français le titre du film. Qui tire donc les ficelles de la vie sociale et ce pouvoir est-il indétrônable ? Ou bien le chaos ne peut-il pas aussi l’atteindre ?
Si dominante il y a dans la variété de ces films, ce serait ainsi dans leur intervention sur le réel : plutôt que de dénoncer, ils suggèrent, mettant en scène des personnages mus par leur exigence de dignité et leur désir. Ancrés dans leur quotidienneté ou vus de façon décalée, ce ne sont pas des modèles à suivre mais des humains en quête d’eux-mêmes dans un monde aride. Comme dans cette ode à la liberté qu’est Wadjda de Haifaa Al Mansour (Arabie saoudite), premier long métrage et premier film de femme d’un pays où les salles de cinéma sont proscrites : une jeune de 12 ans développera des stratagèmes pour pouvoir s’acheter le vélo de ses rêves, qu’une femme n’est pas supposée enfourcher. Abbas Kiarostami a ouvert un chemin dans ses premiers films à ce type de fables réalistes justes et percutantes qui rivalisent de sensibilité et d’intensité.
Leur approche est ainsi teintée de valeur documentaire mais, comme le soulignait Jean-Pierre Rhem, « ils ne transforment pas le vivant en cadavre ». Pour cela, ils tentent des écritures nouvelles pour capter le monde tel qu’il est, ses enjeux, ses ombres et ses beautés, souvent dans un aller-retour permanent entre, comme le disait Lamine Ammar-Khodja qui présentait Demande à ton ombre, « ce que je vois et ce que je suis » (cf. [critique n°11306]). Pas d’illusion : c’est souvent un désarroi qu’ils saisissent, face aux immenses défis du monde, face aux remparts et aux obstacles, notamment celui de la jeunesse, comme Die Welt du Tuniso-néerlandais Alex Pitstra, une fiction pénétrée par le documentaire, manière pour lui d’aborder ce pays qu’il méconnaît, à la recherche d’un père qu’il n’a connu qu’il n’avait plus vu depuis 21 ans et qui pour parler de l’Europe dit « Die Welt ». Cela commence par un vendeur de dvds piratés, Abdallah, qui déconseille Transformers 2 à son client avec tout un laïus sur la façon qu’a le film de rabaisser les Arabes. Le ton est posé, ironique et direct, et le sujet : le regard posé sur soi-même et sur l’Autre. Il est pour cela un partage de quotidienneté avec Abdallah, ce jeune Tunisien de 23 ans qu’il suit de bout en bout. Ce film tourné peu après la révolution tunisienne maintient une impressionnante justesse de ton, liée – comme le souligne Hajer Bouden dans l’excellent bulletin quotidien du festival – à son empathie avec Abdallah, lequel rêve d’Europe, là où Pitstra habite. Le mirage passe par la rencontre avec une femme hollandaise. En l’espace d’une nuit, le rêve devient possible et Abdallah élabore des plans imaginaires jusqu’à faire le pas du grand départ… Son regard a durant tout le film la fraîcheur de son désir. Le film est pénétré des impressions captées durant six ans par Pitstra durant son immersion en Tunisie et des improvisations in vivo des acteurs sur les scènes qu’il en a tirées.
La justesse de ces films est dans l’empathie, le partage de vécu, mais aussi dans la corporalité d’une caméra portée proche des êtres et de l’improvisation de scènes impressives, dans l’attention aux détails de la vie, aux objets du quotidien, aux moments de creux et aux hésitations, aux couleurs et saveurs de l’environnement. Le court-métrage Unfold d’Ingrid Chikhaoui, Française mariée à un Tunisien, est typique de ce regard en douceur qui suit un couple tuniso-français à New York au moment de la révolution tunisienne. Ce qui détermine leur vie est un millefeuille (2) : exil, relation interculturelle, contrôle de vie commune pour l’immigration, parents, révolution . Il y a beaucoup de finesse dans ce qui est évoqué et dans cette façon de tourner.
De nouvelles visions s’affirment qui continuent de considérer le cinéma comme un art critique mais qui le font en cultivant l’empathie.
1. On lui a reproché que Khorma n’avait pas de personnage féminin et que dans Tendresse du loup une femme est violée par trois hommes puis se plaint qu’on lui a déchiré sa robe.
2. Titre français choisi pour le dernier film de Nouri Bouzid, également présenté aux Rencontres, cf. [critique n°11423]///Article N° : 11579