Comment un documentaire arrive-t-il à pointer ce que cache le réel ? Derrière la magnificence du sari, des hommes, des mains, de la beauté, de la misère. Il ne suffit pas de le dire, il ne suffit même pas de le montrer. Alerter, certes, mais non sans rechercher les initiatives qui permettent d’envisager les possibles. Se dessinent alors pour tous les voies de la mobilisation où l’humain retrouve sa place et où la perte culturelle laisse place à l’énergie d’un devenir.
« Un fil long et fragile, comme la vie un lien unique, indénouable entre le passé et le présent, un fil, un entrelacement, un mariage des sens, une continuité reliant les époques, les lieux, les êtres. De ce fil naîtra un vêtement : le sari. » C’est sur ce texte d’Ananda Devi, la célèbre romancière mauricienne, épouse du réalisateur, qui signe le concept, le script et la narration, que débute ce beau documentaire, qui constitue en quelque sorte un prologue au prochain film du réalisateur, une adaptation de Le Voile de Daupradi de la même Ananda Devi (de même que son dernier long métrage de fiction, Les Enfants de Troumaron, était l’adaptation de Ève de ses décombres). En images surréelles, les fils tissent leur toile. Puis le Mahabharata est convoqué, où la belle Draupadi ne sera pas déshabillée par l’ennemi de son père : grâce à Krishna, son tissu de corps devient un tissu sans fin. Le sari comme symbole de résistance… On le voit, ce qui aurait pu être un simple documentaire sur la confection et la commercialisation du sari n’est plus la seule exploration d’un objet mais l’approfondissement d’une relation culturelle.
Comme dans le roman d’Ananda Devi, il y a du tragique dans l’air. Pour rendre compte de son importance dans la culture indienne à Maurice lors des mariages ou de la Divali, Harrikrisna Anenden et Ananda Devi remontent à la source, l’Inde, et même au vers à soie. Mais plutôt qu’une extase devant la beauté des saris, certes volontiers magnifiés par le lyrisme de l’image, c’est le travail des hommes qui les intéresse, leur pauvre condition, leur santé mise en danger par la teinture des fils. L’industrie du sari est entièrement bâtie sur le travail des plus démunis, et si le sari est cher, c’est en raison des intermédiaires qui dominent sa commercialisation. On le trouve à Maurice jusqu’à vingt fois son prix lorsqu’un couple veut en acheter un pour son mariage.
Même en égrenant les différentes techniques traditionnelles du sari, le film privilégie le quotidien de ceux qui le tissent, alors même que ces techniques sont menacées par le sari en polyester importé bon marché et la préférence pour les tenues occidentales. C’est ainsi qu’il suit à Kanchipuram, au Tamil Nadu, le tisseur Kandasamy Balaji tandis qu’il vient de recevoir la commande d’un sari de mariage. Toute la famille se mobilise autour du métier à tisser Jacquard aux cartes perforées pour fournir à temps le flamboyant sari rouge et or. Il ne recevra que 5000 roupies (65 €) de son commanditaire, après des semaines de travail…
Des initiatives tentent de sauver la filière, alors que 45 millions de personnes travaillent dans le textile en Inde et que l’inexorable industrialisation signifie le déclin de traditions millénaires. Une dynamique institution fait travailler de jeunes veuves sur une activité jusque là masculine : le brocart perse aux superbes motifs floraux. Le groupe hôtelier Taj Mahal accepte de commander les saris de ses hôtesses auprès des artisans traditionnels, permettant à des villages entiers de revivre. Quant au ministère du Textile, il agit lui aussi en faveur de l’artisanat, mais que faire quand les tisseurs traditionnels sont à la limite de la survie, dans un grand dénuement ? Le prix du sari baisse tandis que les matières premières augmentent. Beaucoup doivent abandonner leur métier, certains se suicident… Un institut du sari est monté, où viennent aussi des élèves étrangers. Des designers ont pour mission d’élargir le marché à des consommateurs qui comprendraient la signification des tissus.
C’est ainsi que, conscient de l’essentiel, ce film se concentre sur les artisans, les travailleurs de l’ombre : « les mains, instrument le plus précieux pour la magie du sari ». Le devenir de ce tissu millénaire est à l’image de l’enjeu de notre monde : conjurer la perte culturelle sans se figer dans l’immobilisme, en saisissant les occasions, en multipliant les initiatives, car il y a dans les pratiques traditionnelles une force où puiser, car leur réinvention dans de nouveaux équilibres économiques pose les bases de nouveaux rapports sociaux, car toute lueur d’espoir est promesse de renouveau.
Un commentaire
Ce théme de la mythologie indienne du sari infini de Draupadi ,m’avait inspiré un poéme : »Ressac safre » paru il y a plus de vingt ans et qu’à la circonstance de la sortie du film de Harrrikrisna Anenden , je soumets à votre appréciation:
La vague qui sur la plage/Enroule et déroule /Sa dentelle infinie/Me rappelle le rouleau de la femme/Pilant le massalè/Dans une même posture /Un même geste safrané/De Madras aux Antilles/Comme Draupadi/Déployant son sari/D’une rive à l’autre du temps.//.(Poème traduit en bengali par Mme Supdipa REMY).Michel Ponnamah.;écrivain martiniquais. Président Fondateur de l’Association Martinique-Inde