La pratique du saxophone (et des instruments à vent en général) est tellement physique que les atteintes de l’âge y sont inévitables. Même s’il apparaît dans une forme exceptionnelle pour ses 77 ans, Rollins ne joue évidemment plus comme au temps du disque qui lui valut son surnom, « Saxophone Colossus » (1956). Enregistré un demi-siècle après, ce nouvel album en studio (son premier depuis cinq ans) s’intitule d’ailleurs ironiquement d’après les deux mots que ne cessait de lui adresser sur un ton maternel son épouse Lucille, décédée il y a deux ans et demi. « Sonny, Please » lui signifiait à peu près : « doucement, mon chéri, n’en fais pas trop, ménage-toi ! »
Message reçu : depuis longtemps déjà, Rollins se ménage, à sa façon. Car s’il ne donne guère qu’une vingtaine de concerts par an, chacun est une extraordinaire performance de plus de trois heures.
S’il fut un immense innovateur dans les années 1950-60, le seul vrai « rival » de son ami John Coltrane, Rollins a cessé depuis longtemps de considérer la modernité comme une priorité. Son évolution philosophique (il est devenu rosicrucien) le pousse plutôt à s’inscrire dans un continuum, à se concevoir comme l’héritier d’une tradition.
Son style est d’ailleurs une parfaite synthèse de ceux des deux grands pionniers du saxophone ténor : Coleman Hawkins (qu’il a très bien connu) et Lester Young. Cela ne l’a pour autant jamais empêché de s’aventurer à la lisière du « free jazz », comme il le fait brièvement au début de l’album (dans « Sonny, Please ») ni de revendiquer hautement sa « créolité » : sa mère, originaire des Iles Vierges, était une disciple de Marcus Garvey, et le calypso fait depuis toujours partie de son répertoire – en témoigne une nouvelle fois le très sensuel « Park Palace Parade » qui conclut ce cd
Depuis une vingtaine d’années, Rollins dirige un groupe relativement stable, fondé sur sa collaboration avec son neveu le tromboniste Clifton Anderson. Cette formule avait été celle de ses premiers enregistrements au côté de Jay Jay Johnson. Malheureusement, Anderson n’a pas le génie mélodique de ce dernier, et son omniprésence est parfois un peu envahissante. La section rythmique est parfaite, formée des vieux compères que sont le guitariste Bobby Broom, le bassiste Bob Cranshaw et le batteur Steve Jordan. S’y est ajouté depuis peu un remarquable percussionniste d’origine ghanéenne, Kimati Dinizulu, qui dirige à New York (à la suite de ses parents) un fameux centre culturel africain (1).
À première écoute, on a le sentiment que « Sonny, Please », qui inaugure le propre label de Rollins, Doxy Records, n’ajoutera pas grand-chose à sa gloire. On y perçoit pour la première fois une évidente fatigue, qui se traduit même passagèrement par une justesse approximative – notamment dans la ballade « Someday I’ll Find You ».
Cela n’enlève pourtant rien à la générosité d’un discours toujours aussi éloquent, volubile mais direct et profondément humain. Le phrasé et la sonorité demeurent inimitables, le swing imparable.
À l’écoute de « Serenade » ou de « Stairway to the Stars », on retrouve un peu la même émotion « sur le fil », la même fragilité bouleversante que dans les disques tardifs de Lester Young ou de Dexter Gordon.
En outre il y a longtemps que l’on n’avait pas entendu Rollins jouer « strictly be-bop » comme il le fait ici dans « Nishi ».
Ce n’est finalement qu’à l’aune de son propre passé qu’on peut trouver cet album un peu décevant de prime abord. Passée cette inévitable nostalgie, on se laissera une nouvelle fois captiver par la ferveur communicative, vraiment unique sur la scène du jazz actuel, de l’un des derniers géants historiques du jazz, qui en est aussi l’une des personnalités les plus attachantes. C’est d’ailleurs pourquoi ses concerts sont toujours « sold out » plusieurs mois avant.
1) The Dinizulu Center of African Culture & Research / 115-62 Sutphin Boulevard Jamaica, New York 11434 / (718) 528-6279 / (718) 843-6213 / email : [email protected]Sonny, Please, de Sonny Rollins (Doxy / Universal Music Jazz)
(*) Concerts de Sonny Rollins : le 11/8 au Festival de Marciac ; le 21/11 au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles ; le 29/11 à l’Opéra Garnier de Monaco ; le 1/12 à Paris, Salle Pleyel.///Article N° : 5905