La peau. Elle se la frotte à l’arracher, après une journée de décorticage de crevettes à l’usine, avec force citron pour enlever l’odeur. Pour se détacher de sa condition d’ouvrière sous-payée et mal-logée. Pour foncer vers une autre vie, celle du soir, celle où le vocabulaire s’inverse : « Je ne vole pas, je me rembourse. Je ne cambriole pas, je récupère. Je ne trafique pas, je commerce. Je ne me prostitue pas, je m’invite. » La parole de Badia, en voix-off, est un slam. Au même rythme que sa vie, que ses gestes, que la caméra qui suit au plus proche cette course effrénée, que la mise en scène qui la partage avec nous. Survivre, c’est foncer tête baissée. Badia est à l’image des jeunes de Microphone de l’Egyptien Ahmad Abdalla. De tous ces jeunes qui font les révolutions arabes, qui n’ont rien à perdre qu’une vie gâchée, qui ont tout à gagner de foncer : « Je suis déjà ce que je serai. Je suis juste en avance sur la vérité, la mienne. »
Ce sont ces jeunes à fleur de peau que capte Leïla Kilani. Son projet n’est ni psychologique ni sociologique : il n’est pas d’expliquer. Il est de surface, non pas superficiel mais tactile, charnel, cutané ! Une façon de nous dire qu’on ne peut comprendre les mutations actuelles que sous ce rapport, que tout discours se heurtera à un mur, que ces sociétés vont sombrer dans la violence si elles n’offrent pas un avenir à leur jeunesse. Car Badia, tout comme les trois autres filles avec qui elle monte ses coups de la nuit, fonce tête baissée dans le vide. Son destin ne peut être que mortifère. Ces jeunes ont l’énergie du désespoir, mais elles sont prêtes à s’effondrer. Elles sont sur la planche, prêtes à sauter.
Il fallait cette radicalité de mise en scène et de jeu d’actrices pour que l’on capte cette tension. Le film est tourné à l’arrache, au plus proche de ces corps qui pour échapper à l’enfermement n’ont en tête que la débrouille. Leur soif de vivre s’exprime autant par leur langage débridé que par leurs actes. Ouvrières le jour, les jeunes femmes cherchent la nuit les hommes et les 400 coups. La survie le jour, et la nuit la vie. Badia parle beaucoup et très vite, mais sans y mettre une cohérence autre que celle de sa fuite en avant. A l’image d’une jeunesse rusée qui ne s’encombre plus des normes, elle se bricole un quotidien de dérobade assumée. Ce n’est pas une évasion, c’est une plongée dans la fureur de vivre.
Inutile de dire que l’image touristique du Maroc en prend un coup, à commencer par Tanger, la ville natale de la réalisatrice, ville doublement butoir : premier contact pour les voyageurs motorisés, point de non-retour pour les migrants qui tentent la traversée. Cela fait un moment que Leïla Kilani règle son compte aux cartes postales. Avec Tanger, le rêve des brûleurs (2002), elle posait un regard tout en subjectivité sur cette frontière physique, corporelle, sensuelle, vibrant de ces hommes et femmes qui rêvent d’un ailleurs mythique qu’ils ne peuvent trouver de ce côté de la barrière. Avec Nos lieux interdits (2008), elle documentait le blocage de la parole et l’intériorisation de la violence politique dans la société marocaine à l’occasion d’une commande de l’Instance pour l’Equité et la Réconciliation que le nouveau roi avait mis en place en 2004 pour conjurer le souvenir des années de plomb. Avec Sur la planche, elle aborde ces zones franches, scandaleuses zones d’exploitation et de non-droit qui essaiment sur la planète entière et dont on ne parle jamais.
Ce film dérangeant et sidérant aux allures de rap urbain, qui a marqué la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en mai 2011, a le brio des tripes conjuguées de sa réalisatrice et de ses actrices, à commencer par l’impressionnante Soufia Issami qui donne à Badia toute son indomptable énergie. Avec Sur la planche, Leïla Kilani entre dans la cour des grands.
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