Le film est diffusé le 20 avril 2011 sur Arte, beaucoup trop tard, à minuit : tous à vos cassettes !
A en croire le peu de place qu’il occupe dans les médias, le Sahara occidental ne semble pas concerné par le vent du changement et des révolutions qui balaye les pays arabes. Pourtant, dès 2005, une intifada (= soulèvement) civile s’est développée dans toutes les villes occupées par le Maroc, sévèrement réprimée. Encore récemment, en octobre 2010, un camp de tentes a été installé près d’El-Ayoun, qui a accueilli jusqu’à 15 000 Sahraouis. Après l’échec des négociations entre les autorités marocaines et les représentants du camp puis la célébration le 6 novembre du 24e anniversaire de la Marche verte par un discours du roi Mohammed VI sur l’annexion du Sahara par le Maroc, le camp a été évacué par la police et la gendarmerie marocaines, déclenchant de violents affrontements à El-Ayoun où plusieurs bâtiments et voitures ont été incendiés.
Plus récemment encore, le 9 mars 2011, Mohammed VI, confronté aux manifestations de rue, a promis de réformer la Constitution marocaine avec à la clef un projet de régionalisation du royaume : parmi les douze régions qui auraient des représentants élus, le Sahara occidental. Il soutient ainsi son plan d’autonomie contre la revendication d’autodétermination opposée par le Front Polisario en accord avec la Cour internationale de Justice et la résolution de l’ONU de 2007 appelant unanimement à des négociations en ce sens.
Mais qui s’intéresse à ce territoire désertique extrêmement austère, grand comme l’Angleterre, où s’affrontent depuis le retrait des Espagnols en 1975 le Maroc qui l’a occupé par des bombardements massifs en 76 et le Front populaire de Libération du Sahara occidental soutenu par l’Algérie où sont aujourd’hui réfugiés dans des camps quelque 160 000 Saharaouis ? Pour se protéger des attaques du Front Polisario, le Maroc a érigé en 1989 un mur de sable de 2400 km hautement gardé : des radars détectent tout mouvement à 60 km. Les soutiens financiers à l’installation ont achevé de renverser le rapport de force au sein du territoire ainsi protégé, permettant d’en exploiter les richesses (phosphates, pêche, pétrole off-shore).
Quelques documentaires existent qui témoignent de ces faits tandis que tout débat public soulève aussitôt d’intenses polémiques, chacun défendant son droit historique au sol. Ces documents mettent en avant les avancées en terme de droit des femmes et d’organisation démocratique dans les camps saharaouis. Marginalisé dans la géopolitique mondiale, objet de compromis diplomatiques pour ne pas s’aliéner le Maroc ou l’Algérie qui gardent leurs frontières fermées en raison de ce conflit, le Sahara occidental semble depuis le cessez-le-feu de 1991 enlisé dans une confrontation que le temps et l’ancrage des populations installées rend peu à peu dérisoire.
C’est paradoxalement cela qui rend le Sahara occidental aussi prégnant et intéresse un cinéaste comme Pierre-Yves Vandeweerd qui traîne ses savates depuis bien longtemps dans la région. Il a réalisé en Mauritanie Némadis, des années sans nouvelles (2000) sur le mode de vie nomade, Racines lointaines (2002) sur le rapport culturel à la nature, Le Cercle des noyés (2007) sur les prisonniers politiques noirs et leur geôle et des passages de Les Dormants (2009) où il filme ceux qui dorment sur les sépultures pour écouter leurs morts. Ses films témoignent d’une commune sensibilité mais aussi d’une forte évolution vers une esthétique qui dépasse le simple et nécessaire respect des personnes (qui constitue déjà un aboutissement en soi et rend tous ces films magnifiques) vers une quasi-ritualisation de sa relation avec elles. A la faveur d’évocations métaphoriques, de plans extatiques faisant entendre les méandres du vent dans le désert, de portraits silencieux dessinés par la lumière, c’est une méditation sur la vie et la mort que partage Vandeweerd avec le spectateur. Mais il ne le fait pas au détriment de son sujet et surtout pas des hommes et femmes qu’il filme. Il ne sont jamais décor ou objet mais au contraire au cur du propos, présents par leurs paroles et leurs regards, sans cesse magnifiés dans leur beauté mais porteurs d’une mémoire ô combien douloureuse, celle des massacres du passé, celle de l’exil du présent.
Le spirituel et le politique se conjuguent ainsi à l’image et au son. Car le son prend dans cette démarche une importance presque démesurée. Dès Le Cercle des noyés, il fait partie intégrante de l’écriture du film. Dans Territoire perdu, les vents de sable du désert ne sont plus seulement obsédants par eux-mêmes mais sont retravaillés par un écho qui préfigure celui des étourdissants blatèrements des chameaux en fin de film. Ces chameaux, le film démarre sur eux, enfermés derrière des grilles, parqués, inquiets. Hérodote est cité, qui évoque des chameaux de cette région qui s’ouvraient les veines d’un coup de dent pour retrouver leur liberté. L’enfermement s’impose comme thème pour aborder les hommes : les nomades Saharaouis sont encagés dans des camps, à l’encontre de leur pratique traditionnelle, limités par le mur, El Hisam, qui trace un horizon indépassable. Les murs, c’est physique, aussi bien géographique que mental. La géographie, Vanderweerd la signale par les distances très précises de ses prises de vue avec le mur, toujours du côté saharaoui. Il ne le franchit pas : les édifiants témoignages de femmes sur les répressions en territoire occupé sont reçus par téléphone. Il s’agit de représenter l’enfermement, représenter au sens cinématographique de révéler par les sens. A l’écran, par les jeux de lumière et de noir et blanc, les Saharaouis sont des fantômes. Un vieux sage dira : « Je ne peux pas croire que le fusil soit l’unique clef de la victoire. Une guerre conçue hors le temps et l’espace n’est qu’un délire de fou ». La folie : c’est ce qui menace les Saharaouis avec le temps. Leur attente s’éternise, leur usure se creuse jusqu’à l’absurde. Ils vivent avec leurs morts, ceux des massacres, les disparus, évoqués par une douce voix de femme sur des images de maisons détruites. Le passé les enferme autant que le présent : « le mur nous empêche de retourner vers notre enfance ». Comment dès lors, avec une mémoire qui s’étiole faute de se ressourcer, vivre un avenir pour les jeunes ?
La solution est politique et Vandeweerd ne l’a pas. Ce n’est pas son rôle. Mais son film nous rend proche et familier ce peuple car il tangue avec lui. En le filmant comme dans Les Dormants avec une caméra à la main, avec le beau grain du super 8 mm, avec à la fois cette empathie et ce recul, un dialogue à trois s’établit entre les personnes filmées, le cinéaste et le spectateur. L’intuition de Vandeweerd fait le reste, qui saisit les perspectives, les rais de lumière sur les visages, la répétition des gestes, l’éternel souffle du vent, l’aridité du désert et celle de ces hommes et ces femmes dont on n’entend plus le cri.
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