Promue par le Président de l’Afrique du Sud, Thabo Mbeki, l’idée de la Renaissance africaine a pour ambition de changer la vision du continent africain et de lui donner toute sa place dans la mondialisation. L’accueil sur le continent a été plutôt méfiant et le bilan en Afrique du Sud reste mitigé.
Dans la période heureuse qui a suivi les élections démocratiques de 1994, après 300 ans de colonialisme et d’apartheid, les gourous politiques de l’African National Congress dont le premier président noir d’Afrique du Sud Nelson Mandela et son successeur Thabo Mbeki, évoquaient avec enthousiasme l’aube d’une » Renaissance africaine « . La fin de l’apartheid devait apporter un renouveau politique, social, économique et culturel pour le continent africain, l’Afrique du Sud devant en être le fer de lance. L’idée avait germé bien avant 1994 : partant d’une notion d’obligation historique, comment une Afrique du Sud démocratique pourrait rendre la pareille aux Africains qui avaient joué un rôle majeur et consenti de grands sacrifices à la lutte contre l’apartheid ?
Cette idée avait été lancée dès 1906 par Pixley Ka Isaka Seme, l’un des pères fondateurs de l’ANC, suivi par beaucoup d’autres intellectuels non sud-africains, y compris des icônes du monde politique noir comme Kwame Nkrumah, W. E. B. DuBois, Cheikh Anta Diop, Julius Nyerere, Sekou Toure et Kenneth Kaunda.
En devenant leader de l’ANC en 1997, puis président de l’Afrique du Sud en 1999, Thabo Mbeki, enracina sa présidence dans l’idée d’une Renaissance africaine. Il apprécie particulièrement Pixley Ka Isaka Seme (2) et a en grande partie façonné son style de gouvernement sur son modèle. Seme insista sur l’entraide des Noirs, l’émancipation économique et une vision panafricaine de l’Afrique du Sud. Ce qui différencie la vision de Mbeki d’autres Renaissances africaines, c’est qu’il admet à la fois la complicité de l’Afrique dans les mauvais résultats actuels du continent et l’héritage flagrant du colonialisme et de l’interventionnisme extérieur. Il exige que l’Afrique assume ses responsabilités dans le démarrage de sa propre réhabilitation. Il affirme enfin que l’Afrique peut user de la mondialisation et se jouer de ses règles afin de sortir de la crise.
En 1997, Mbeki a ainsi parcouru la planète pour vendre sa vision d’un renouveau africain, en commençant par les sceptiques de son propre camp, avant de traverser le Limpopo pour convaincre une Afrique encore plus suspicieuse. Les présidents Robert Mugabe du Zimbabwe, Muammar Kadaffi de Libye et le leader kenyan Daniel Arap Moi dénoncèrent cette vision comme un stratagème malhabile de l’Afrique du Sud pour dominer le continent. Mais d’autres, comme le Président ougandais Yoweri Museveni, le Botswanéen Festus Mogae et le Mozambicain Joachim Chissano furent immédiatement convertis. En septembre 1997, tous les pays industrialisés ayant des relations importantes avec l’Afrique avaient entendu le Président Mbeki sur sa vision d’une Renaissance africaine. En Afrique du Sud, beaucoup restaient et sont toujours peu convaincus. Bien évidemment, les partis blancs d’opposition étaient méfiants. Mais les milieux d’affaires blancs entrèrent bientôt en scène, percevant rapidement les opportunités offertes par la nouvelle ligne officielle de l’Afrique du Sud. Les milieux d’affaires noirs furent enthousiastes dès le départ alors que
les intellectuels noirs sud-africains étaient mitigés. Les organisations de la société civile étaient peu enthousiastes – la plupart sont aujourd’hui résolument opposées à l’idée.
La Renaissance africaine de Mbeki repose sur quatre dimensions fondamentales : le politique, l’économique, le social et le culturel, l’objectif assigné étant de promouvoir la position géopolitique de l’Afrique dans le monde. L’avènement de la démocratie en Afrique du Sud est le commencement d’une » Renaissance » de valeurs qui rayonneraient ensuite sur l’Afrique. L’ancien conseiller politique et confident de Mbeki, Vusi Mavimbela (3) décrivait la Renaissance africaine comme un » troisième moment » de l’histoire post-coloniale de l’Afrique. Selon cette analyse, la période de la décolonisation serait le » premier moment » et la transition démocratique, le » second « . Ainsi, le premier pilier sur lequel repose la » Renaissance » serait le » miracle » d’une transition sud-africaine, non-violente, de la brutalité de l’apartheid à la démocratie et la paix. L’Afrique du Sud démocratique exporterait son » miracle » politique et son système de valeurs démocratiques indigène (lire africain) vers le reste du continent et du monde.
Le miracle politique devrait générer un renouveau économique de toute l’Afrique, ce qui a été beaucoup plus difficile à générer jusqu’ici. La Renaissance africaine aurait également des répercussions sociales qui mèneraient à la modernisation des sociétés africaines. Enfin, les dirigeants sud-africains, comme le ministre des Finances sud-africain, Trevor Manuel, constatent que l’Afrique a un problème d’image. Ils insistent sur le fait qu’une certaine vision négative de l’Afrique est issue de l’afro-pessimisme dominant en Occident, lui-même en droite ligne de l’image coloniale de l’Afrique comme « continent mystérieux à exploiter ». Le gouvernement de l’ANC a lui-même souffert de l’afro-pessimisme. De plus, Mbeki a mis en avant le fait que son pays était mal entouré, l’Afrique devant changer pour que l’Afrique du Sud parvienne à attirer des investisseurs étrangers. L’implication de Mbeki dans la Renaissance africaine est donc aussi à lire comme une démarche pragmatique.
Mbeki est d’avis que la mauvaise gestion en Afrique renforce le pessimisme de l’Occident vis-à-vis du continent et le fait percevoir comme un cas désespéré. L’une de ces ambitions centrales est donc de générer un changement interne dans la culture de la gouvernance en Afrique et de renvoyer, ce faisant, une image plus positive du continent. Mbeki et les stratèges de l’ANC veulent utiliser la réussite de la transition sud-africaine comme le symbole d’une autre Afrique possible. La reconnaissance dont jouit Mandela à l’échelle planétaire est souvent citée comme l’exemple même de ce que l’Afrique peut produire de positif. Ce qui sous-tend ces efforts, c’est l’idée que des Africains eux-mêmes tentent de résoudre leurs propres problèmes (cf. le slogan » African solutions to African problems « ), l’Occident et les autres n’étant que des partenaires et non plus les traditionnels donneurs d’ordres. Mbeki conçoit la Renaissance africaine comme un rattrapage de l’Afrique par rapport au monde développé, en investissant notamment dans les nouvelles technologies. D’où l’idée de se servir de la mondialisation comme d’une force positive pour faire de l’Afrique un partenaire à égalité de l’Occident.
Pourtant, le mot » Renaissance » pose question. Le concept a fait son entrée dans les sciences sociales avec la Civilisation de la Renaissance (4) de Jacob Burckardt en Italie dans les années 1860. Arnold Toynbee estime que la Renaissance européenne – sur laquelle Mbeki fonde sa Renaissance africaine – n’était pas spécifique à la période de la Renaissance. La Renaissance européenne qui a connu diverses étapes était également un phénomène mondial. Il est donc important de concevoir la Renaissance africaine comme une tentative plurielle ou une série de tentatives.
Quoi qu’il en soit, Mbeki la conçoit comme une renaissance libératoire qui trouve son origine dans la redécouverte des réussites oubliées des Africains. C’est, pour lui, le seul moyen de résoudre la question de l’exception africaine et de contredire les stéréotypes qui associent la condition africaine à l’instabilité politique, la dépravation morale et sociale, la dépendance économique et la pauvreté. Mais l’Afrique peut-elle renverser la tendance et faire de la mondialisation – qui a rarement contribué au bien de tous – une force travaillant à sa propre rédemption ?
En Afrique du Sud, les belligérants, en particulier l’ANC et le Parti national, sont parvenus à s’asseoir à la table des négociations. L’instrument politique utilisé pour les rassembler fut le concept de gouvernement d’unité nationale (GNU).
Mbeki a tenté d’en exporter le concept vers le reste du continent, avec des résultats mitigés. Au Zimbabwe, il s’est démené pour convaincre l’irascible Robert Mugabe et la frange radicale du Zanu-PF de s’allier au principal parti d’opposition, le Mouvement pour le changement démocratique, au sein d’un gouvernement d’unité nationale. De même, en Angola, les pressions sud-africaines pour que le MPLA au pouvoir s’allie à l’UNITA de feu Jonas Savimbi n’ont fait que nourrir le ressentiment des élites dirigeantes de ce pays. D’où une hostilité presque ouverte entre les deux pays.
Sous la direction de Mbeki l’ANC a entrepris de se transformer : d’un mouvement de libération de gauche en un parti de gouvernement centriste. Mbeki souhaite enterrer une fois pour toutes l’image des mouvements de libération africains qui, arrivés au pouvoir, s’enferrent dans la corruption, la mauvaise gestion et l’autoritarisme, comme le ZANU-PF zimbabwéen. Un ANC réformé deviendrait un modèle de gouvernance mesurée pour d’autres mouvements de libération devenus des partis de gouvernement en Afrique. L’objectif est également de faire de l’ANC un parti libéral de démocratie sociale, solidement ancré en Afrique, ayant une réputation d’efficacité économique et politique. Mais les conseils prodigués par l’ANC pour professionnaliser d’autres ex-mouvements de libération ont été accueillis avec méfiance.
La modernisation de l’ANC entamée par Mbeki a souvent été contradictoire. Il a été accusé d’intolérance face aux dissensions internes du parti, particulièrement à l’encontre de ceux qui questionnent sa vision de l’ANC et du pays. En juin 2005, a eu lieu une rébellion, initiée par des membres ordinaires du parti, qui s’inquiétaient de l’atteinte portée aux traditions démocratiques internes de l’ANC par les réformes annoncées par Mbeki. L’ancien vice-président Jacob Zuma, limogé par Mbeki en raison de sa mise en cause dans une affaire de corruption, a voulu utiliser la rébellion de la base du parti pour provoquer un mouvement anti-Mbeki et être ainsi porté à la présidence de l’ANC et du pays. Sa tentative a échoué mais le ressentiment perdure. L’Afrique du Sud a tenté de redonner vie aux institutions politiques moribondes du continent. Mbeki a mené les difficiles tentatives de réforme de la très ancienne Organisation de l’unité africaine pour en faire une Union africaine, plus appropriée et plus moderne. Mais ces efforts ont rencontré l’hostilité ouverte de plusieurs leaders africains qui soupçonnent l’Afrique du Sud de vouloir dominer le continent. Pretoria a donc avancé prudemment pour ne pas être taxé d’hégémonisme dans la région. Kadaffi, entre autres, vocifère que l’Afrique du Sud est un cheval de Troie des puissances occidentales.
Dans sa volonté de transformer les perceptions occidentales négatives de l’Afrique, Mbeki a élaboré un cadre politique continental, le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad), fondé sur un programme simple de bonne gouvernance, autour duquel il espère rallier l’ensemble du continent. Le Nepad est conçu par Mbeki et les leaders sud-africains comme le cadre politique de l’idée de Renaissance africaine. Au fur et à mesure de l’adoption du Nepad par les pays africains, le continent se positionnera sur une toute nouvelle trajectoire axée sur la bonne gouvernance. Mbeki espère que le Nepad, qui repose sur des propositions de politique économique orthodoxe ou néolibérale et des critères de bonne gouvernance, générera la confiance dans une Afrique capable de gérer ses affaires politiques et son économie.
Les propositions économiques du Nepad sont inspirées de la stratégie économique adoptée par l’ANC pour l’Afrique du Sud en 1996, et connue sous le nom de Stratégie pour la croissance, l’emploi et la redistribution (GEAR) dont l’un des objectifs était de combattre les perceptions négatives que les marchés pouvaient avoir vis-à-vis d’un gouvernement sud-africain noir.
Dans sa Renaissance, l’Afrique doit occuper une place de véritable partenaire dans le monde. L’Afrique du Sud a donc encouragé le continent à être correctement représenté dans les institutions internationales. Elle milite pour un siège continental permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies, et pour une plus grande représentativité des intérêts africains et des pays en développement au sein des organisations multilatérales. Mais elle a essuyé un sérieux revers avec le refus des pays africains de soutenir sa proposition d’alliance entre l’Afrique et les pays du G4 et l’échec de l’obtention d’un siège pour le continent au Conseil de Sécurité des Nations Unies en 2005. L’Afrique pourrait bien y avoir perdu une occasion en or de faire pleinement partie de l’institution la plus puissante au sein des Nations Unies.
Appliquant le principe de » African solutions to African problems « , l’Afrique du Sud s’est beaucoup investie dans les efforts de médiation et de maintien de la paix sur le continent africain. Les Occidentaux n’en sont pas exclus mais leur soutien n’est requis que s’il vient en appui aux initiatives africaines. Ainsi, quand Mbeki tentait de résoudre le conflit ivoirien, il estimait que le Président français Jacques Chirac ne devait intervenir qu’en soutien et seulement à la demande des Ivoiriens.
L’insistance de Mbeki à promouvoir des solutions africaines a eu des effets contre-productifs lorsque des chercheurs de l’université de Pretoria ont réussi à le convaincre qu’ils avaient identifié un remède contre le sida. Le remède en question n’avait en réalité aucune efficacité. Mbeki avait cru que des chercheurs africains avaient pour la première fois fait une découverte scientifique là où des chercheurs occidentaux avaient échoué.
En Afrique du Sud, l’ANC a entamé d’importantes réformes pour transformer l’économie fermée de l’apartheid en une économie mondialisée compétitive. Mais, afin de prouver que le parti n’était pas prisonnier des expériences économiques ratées du socialisme africain, il s’est tourné vers une économie de marché fondée sur les réformes de la » troisième voie » engagées par le Nouveau parti travailliste britannique et les sociaux-démocrates en Allemagne. Ces choix suscitaient cependant l’opposition de nombreux partisans de l’ANC qui espéraient que le parti mène des stratégies radicales de redistribution et utilise tous les ressorts de la puissance publique pour assurer la pleine participation des Noirs à l’économie formelle, comme les nationalistes afrikaners l’avaient fait deux générations plus tôt.
L’ANC est le premier mouvement de libération africain à avoir acquis une réputation de bon gestionnaire de l’économie, ce qui tranche clairement par rapport aux anciens mouvements de libération. Mbeki veut à présent exporter cette expérience aux autres gouvernements noirs du continent. Le Nepad en est le premier jalon avec des principes identiques à ceux qui ont guidé la politique économique sud-africaine. Le Nepad est en fait un programme d’ajustement structurel – comme le fut GEAR – mais ce sont les Africains eux-mêmes qui l’ont institué et non le FMI ou la Banque mondiale.
Selon Mbeki, l’Afrique reste en marge de l’économie mondiale parce que l’Occident a eu pour objectif, à travers le colonialisme, la Guerre froide puis la mondialisation, de la circonscrire dans un rôle de fournisseur de matières premières. Sa recette prône le contrôle par les pays africains de leurs propres ressources, particulièrement des matières premières, pour devenir compétitifs.
Mais rien n’est gagné. Bien que Mbeki soit parvenu à renouveler l’intérêt de la part des pays industrialisés du G8 pour l’Afrique, les promesses d’aide et de soutien n’ont jusqu’ici pas suivi. Le dernier round de négociations de l’OMC qui devait être le round des pays en développement s’est soldé par une énième tentative égoïste des pays occidentaux de les empêcher d’accéder à un accord équitable.
Une grande partie des réformes économiques sud-africaines repose sur le » black economic empowerment » (BEE) ( » l’émancipation économique des Noirs « ) qui réserve la sphère dirigeante de l’économie aux populations autochtones. Les compagnies blanches locales et les compagnies internationales sont tenues de réserver une partie de leur capital aux Noirs sud-africains. L’Afrique du Sud a forgé ses programmes de BEE sur le modèle de la Malaisie. Mais, de nombreux accords de BEE ont été critiqués dans le pays, pour avoir favorisé des proches de l’ANC plutôt que les populations. Mbeki a répliqué en mettant en place des programmes plus vastes mais qui n’ont pas encore pris forme. Les partenaires de l’ANC, le Parti communiste sud-africain et le Congrès des syndicats sud-africains ont condamné le BEE et militent pour son abrogation.
La politique de BEE a été adoptée par plusieurs autres pays africains, notamment le Nigeria, le Botswana et la Namibie. Au Nigeria, les compagnies pétrolières ont été soumises à de nombreuses pressions pour investir localement. Pendant la première génération des indépendances africaines, certains programmes d’indigénisation avaient eu lieu comme en Ouganda, sans grand succès en raison du caractère autoritaire des expropriations de compagnies étrangères. Au Zimbabwe, les conséquences des expropriations de terre menées par le parti ZANU-PF pour le compte des membres du parti ont été particulièrement dramatiques. La plupart des terres sont aujourd’hui à l’abandon et les populations censées être les bénéficiaires de cette politique meurent de faim. Sur le continent, les seuls exemples positifs de BEE sont Maurice et le Botswana.
Mbeki encourage les compagnies publiques et privées sud-africaines à investir sur le continent africain où l’Afrique du Sud est aujourd’hui le plus gros investisseur. Bien que beaucoup d’Africains saluent ces investissements, ils sont également méfiants et regardent d’un mauvais il la domination sud-africaine sur leurs économies. Les hommes d’affaires sud-africains ont souvent recours aux mêmes pratiques que leurs compatriotes blancs vis-à-vis de la main-d’uvre locale, ce qui provoque le ressentiment des populations. Bien souvent également, les compagnies sud-africaines utilisent les matières premières (et les cadres) de leur pays d’origine et non les ressources locales, détruisant ainsi les économies locales, ce qui alimente l’hostilité des populations. Beaucoup d’Africains perçoivent l’afflux de compagnies sud-africaines comme une invasion de leur pays.
La création rapide d’une classe moyenne noire est une condition de la modernisation de l’économie sud-africaine. L’échec de la démocratie en Afrique reposerait en partie sur l’incapacité de plusieurs pays africains à faire émerger suffisamment rapidement une classe moyenne. En Afrique du Sud, grâce à la discrimination positive et au BEE mis en uvre depuis l’avènement de la démocratie, de même que grâce aux efforts du gouvernement d’apartheid et du secteur privé depuis les années 1970, la classe moyenne noire s’est étendue si rapidement qu’en 2005, elle était la cause principale du boom économique de l’immobilier, qualifié par le magazine The Economist comme étant le plus important dans le monde. Cette classe moyenne noire était supposée être patriote et créer des emplois, produire des compétences etc. Pourtant, ses habitudes de consommation ostentatoires – qui ne diffèrent guère de celles de la classe moyenne blanche – n’ont fait que susciter la déception.
La grande ambition de Mbeki est aussi de créer des millionnaires noirs, à l’instar de la famille sud-africaine blanche Oppenheimer, l’une des familles les plus riches d’Afrique à la tête de la compagnie de diamants De Beers, et d’en faire des modèles. L’Afrique du Sud a jusqu’ici produit un certain nombre de millionnaires noirs qui n’ont pas été plus patriotiques que leurs alter ego sur le reste du continent et ne s’engagent guère dans des organisations philanthropiques ou des uvres sociales.
Un élément clé des changements soutenus par Mbeki et l’Afrique du Sud est la dimension psychologique de la Renaissance africaine. Mbeki contribue à une version moderne de la » conscience noire » rendue populaire par Steve Biko, et selon laquelle les Africains doivent être fiers d’eux-mêmes et de leurs identités. Mbeki n’est pas anti-Blanc mais il milite pour que les Africains soient fiers de leur propre humanité.
Il s’inquiète de la représentation des Africains comme des objets sexuels. Son obsession pour cette question l’a en partie aveuglé sur la question du sida, le conduisant dans une impasse qui consiste à concevoir une conspiration occidentale derrière la propagation de la pandémie et à délaisser le traitement de la maladie. Les conséquences en ont été désastreuses, ne serait-ce que dans son influence sur d’autres leaders africains.
La Renaissance africaine a aussi pour ambition de changer les structures anciennes des sociétés africaines. Mbeki souhaite que les leaders traditionnels démocratisent leur pouvoir afin d’être plus en phase avec le nouveau siècle, ce qui a provoqué la colère de nombreux leaders traditionnels en Afrique du Sud. Mbeki souhaite moderniser les relations sociales archaïques qui subsistent en Afrique, en soutenant notamment la candidature d’une femme à sa succession. Il a nommé de nombreuses femmes à des positions élevées, y compris Nkosazana Dlamini-Zuma en tant que ministre des Affaires étrangères dans un domaine qui est traditionnellement perçu, selon les murs politiques machistes de l’Afrique, comme une chasse gardée des hommes.
Son caractère hautain et impassible le fait percevoir comme quelqu’un d’insensible et d’inaccessible. Bien qu’il veuille transformer le caractère masculin de la société africaine, il n’exprime que rarement sa compassion à l’égard des femmes victimes de violence ou d’oppression. Sisonke Msimang estime ainsi que : » La Renaissance africaine de Thabo Mbeki reste absolument silencieuse sur l’analyse de l’oppression en terme de genre. » (5).
La Renaissance africaine de Mbeki revendique un retour à la culture africaine. L’Afrique du Sud a dans ce cadre tenu à assurer le retour de France des restes de la Vénus hottentote, Saartjie Baartman. Par ailleurs, des sommes considérables ont été allouées à la recherche sur le rôle de l’Afrique dans la genèse des formes précoces de vie et des premiers hominidés, dont certains sont devenus des homo sapiens. Des preuves de l’évolution de l’humanité ont ainsi été retrouvées en Afrique du Sud.
Le pays s’est aussi engagé dans les efforts de conservation des manuscrits de Tombouctou qui remettent en question la vision historique conventionnelle d’une histoire africaine reposant uniquement sur des » sources orales « . L’ » Opération Tombouctou « , initiée par la Présidence de la République sud-africaine, est le premier projet culturel officiel du Nepad. Cette initiative est évidemment positive mais beaucoup des partisans de la Renaissance africaine ont adopté une perspective culturaliste extrémiste, basée sur des présupposés ethno-philosophiques. Pour eux, la Renaissance africaine est une sorte de retour mythique aux racines, particulièrement culturelles. Ils ont ainsi adopté sans nuance toutes les pratiques traditionnelles africaines, même lorsque cela signifie le renforcement des structures patriarcales et d’oppression des individus.
Il ne fait aucun doute que la promotion de la Renaissance africaine repose sur beaucoup de bonnes intentions et des espoirs sincères. Mais elle est en décalage avec les dures réalités des jeux de pouvoir politiques et économiques mondiaux. Le dilemme de l’Afrique est d’avoir accepté la forme actuelle de la mondialisation – qui joue en sa défaveur – tout en continuant à espérer pouvoir retourner les cartes en sa faveur. Les pays occidentaux ont encore démontré lors des dernières négociations commerciales de Hongkong qu’au-delà de la simple rhétorique, ils n’étaient pas réellement intéressés par une transformation des structures inégales de pouvoir dans le secteur commercial, économique et politique. L’avenir de la Renaissance africaine semble en conséquence peu engageant.
En Afrique, les promoteurs de ce concept ont également lutté pour s’assurer l’adhésion des populations locales. La société civile et les citoyens africains ordinaires n’y ont pas vraiment adhéré, mais n’ont pas non plus été associés à son élaboration. Ceux qui ont forgé la Renaissance africaine ont répété les erreurs des leaders et des élites africaines au cours de ces dernières décennies : ils n’ont pas su faire confiance à leurs citoyens. Le secrétaire général du COSATU Zwelinzima Vavi déclarait ainsi : » Le COSATU salue le Nepad mais celui-ci a été developpé sans que les masses ou des ministres africains élus par le peuple ne participent
« . Il fit également remarquer que la » démocratie n’est pas protégée » par le Nepad. Beaucoup d’intellectuels africains sont sceptiques, malgré les efforts de Mbeki. Car jusqu’ici, les bénéficiaires de la Renaissance africaine ont surtout été les personnes déjà aisées, les hommes d’affaires, les politiciens et les élites dirigeantes, qui auraient de toute façon bénéficié de la mondialisation, et non les citoyens ordinaires.
Notes
1. Texte traduit par Aurelia Wa Kabwe – Segatti en collaboration avec Vincent Darracq.
2. Président de l’ANC de 1930 à 1937.
3. Mavimbela, Vusi. « The African Renaissance : A Workable Dream ». Foundation for Global Dialogue. Occasional Paper. No 17. October, 1998.
4. Burckhart, Jacob ; Gray, Peter, Holborn, Hajo, Civilisation of the Renaissance in Italy. 2002. Modern Library Edition, 2002.
5. James R. Cochrane, « Globalisation,’African Renaissance’and Contested Identities ». Paper given at the Fifth International Philosophical Conference on Civilizations in Conflict : East and West, People’s Friendship University of Russia. April 2001.William Gumede est chercheur et journaliste. Il est l’auteur du best-seller Thabo Mbeki and the Battle for the Soul of the ANC (2005, Zebra Press).///Article N° : 4300