Collectionneurs de vinyles passionnés, Bachir et Karim sont deux dj rouannais à l’origine du projet « toukadime ». Les amis travaillent à la valorisation d’un patrimoine silencieux, en concevant des dj sets à partir de disques nord-africains des années 1950 à 1970. Chaque mois sur la radio rouennaise HDR. Ils seront le 30 septembre à l’Institut des Cultures d’Islam pour un thé dansant.
Accessoire vintage d’un imaginaire qui fait encore mouche de nos jours, le vinyle est aussi – et surtout – un instrument de travail dans le deejaying. Scratch et bidouilles manuelles : la relation du Dj avec le disque se fait sensuelle. Elle est aussi « passion », avec ses collectionneurs, toujours en chasse, toujours en quête du vinyle rare. Bachir et Kamir, alias Dj Krimau, sont de cette trempe-là. Toukadime, leur projet, remet la musique nord-africaine des années 1950 à 1980 à l’honneur, en proposant des dj set autour du patrimoine préservé sur vinyle.
Bachir était dans le hip-hop, Karim dans la musique afro-américaine des seventies. Tous les deux sont français, issus de l’immigration. Marocaine, kabyle. Pour eux, la musique du bled a toujours été une histoire de famille. Mais jamais Bachir ne glissait une vielle chanson arabe dans ses mix, rap, soul ou électro. « Cette musique faisait partie de moi, mais pas en tant que Dj ». HDR, la radio associative rouennaise le rapproche un jour de Dj Krimau, dont les mix voyagent du Mali à la Jamaïque, en passant par le Sénégal et l’Algérie. A ses côtés, Bachir lâche ses complexes, histoire de ramener un peu plus de transe. Leurs premiers mix à deux mains se font dans une médiathèque de Rouen, et ce sont des musiques algériennes qui donnent le la. Bachir se prend au jeu. Et tous deux se mettent à collecter du vinyle, de Tunisie, du Maroc et d’Algérie. C’est ainsi que Toukadime prend vie en juin 2011, au lancement de leur chaine You tube. « Toukadime » est une rengaine sur toutes les galettes discographiques maghrébines. Elle signifie « présente ». Telle maison de disque toukadime tel ou tel autre artiste. Le projet se développe alors que l’intérêt des programmateurs et diffuseurs va croissant. Et les deux compères finissent par labelliser un concept de soirées musicales vagabondes, les « 504 breaks party », diffusées sur HDR ou reproduites en live.
Pour la chasse au vinyle, Bachir reste prudent, et ne file pas ses adresses aussi facilement. Le vinyle nord-africain est prisé, le terrain concurrentiel. Principale source de leur collectionnite devenue aiguë, les fonds privés, les dons. Un homme de 65 ans cédant ses vinyles en échange d’un transfert de zique sur cd. Ils achètent peu en France. Ils chinent surtout dans les brocantes, font le tour des bouquinistes, se rendent dans des foires, de préférence dans des villes creusets d’immigration comme Saint-Denis ou Mantes-la-Jolie. Mais c’est au Maghreb que leur trésor s’est le plus enrichi, au grès des va et viens de Bachir au Maroc, de Karim en Algérie. Ce dernier y a trouvé son premier lot, une soixantaine de 45 tours, il y a une douzaine d’années, dans la casbah d’Alger. 80 % de la collection de Bachir vient aussi du bled, où il arrive de tomber sur un vinyle entre les mains d’un gamin jouant au frisbee, en pleine rue. « Il n’y aurait qu’un américain pour l’acheter à 70 euros » remarque-t-il, soulignant l’engouement occidental autour de cet objet, et sa plus-value incroyable depuis 10 ans. Des 45 tours achetés pour 2 ou 3 euros au Maroc sont désormais vendus à 120 euros en France. Le disquaire Gam, réputé à Casablanca et bénéficiant de l’écho d’un article élogieux dans un magazine de collectionneurs américains, revend ses vinyles, lui, à 5 euros.
Si la passion pour le collectage n’est pas l’apanage des dj au Maghreb, Bachir et Karim observent un intérêt accru de la jeunesse nord-africaine pour la valorisation de leur patrimoine musical à travers le vinyle. Une tendance qu’ils palpent notamment à travers les réseaux sociaux, puisqu’ils n’ont encore jamais joué au Maghreb. Plonger dans ces répertoires force les deux complices à réinterroger leur ancrage hexagonal. « On s’est lancé dans ce projet avec tous les handicaps que cela implique d’être français », insiste Bachir. Avec un répertoire aussi complexe et aussi riche que la musique nord-africaine des années 1950 aux années 1970, Toukadime se décline, constamment, sous formes de découvertes. Mais si certains sons rappellent aux hommes le souvenir d’une grand-mère, si certains chants s’écoutent telle une « Madeleine de Proust », la nostalgie n’est pas du goût des deux dj. Leur recherche s’attache au potentiel de transe, permettant à ces musiques d’être intemporelles et de trouver leur place, par exemple, dans un set électro d’Acid Arab.
Les artistes fétiches des collectionneurs du moment seraient des groupes tels que Les Abranis, les Golden Hands, les Frères Megri, qui reprennent des répertoires occidentaux à la mode nord-africaine. Les deux amis préfèrent, eux, des artistes comme Hamid Zahir, de Marrakech, Matoub Lounès, de Kabylie, El Kahlaoui Tounsi, de Tunisie. Et leur péché mignon demeure le raï oranais des années 1970. Leurs 504 breaks party proposent un road trip musical, à bord d’une Peugeot 504, entre Oran et New-York, Paris et Dakar. Sur la portée « pédagogique » de ces sets, soulignant le lien entre les circulations de ces musiques et les histoires migratoires, Bachir redonne les bases du projet : « On veut surtout passer ce qu’on aime, ce qu’on a envie de partager. Ça reste quelque chose de très sensoriel, d’instinctif, de passionné ». Les passerelles culturelles vont de soi, et jouer sur des sonorités différentes mais parentes facilite l’improvisation d’un set de cinq heures.
Chaque trimestre, ils viennent au Café social de Belleville, rue de Pali Kao, pour un après-midi dansant, dédié aux migrants âgés : « La plus grosse tarte que je me suis mangée en tant que Dj » reconnait Bachir en décrivant avec émotion ces sets. Mixer devant un public de troisième âge, voir des larmes couler sur le set, une première en tant que dj : « Ça ne se décrit pas ce qu’on vit là-bas. Tu peux faire un festival devant 10 000 personnes, mais tu ne ressentiras jamais la même émotion que devant ces 40 personnes. Ça va pleurer. Ça peut rire, danser. Et ça peut faire les trois en même temps ». Ces rendez-vous – parce qu’ils sont mis face à un public averti et exigeant – autorisent une réflexivité immédiate sur leur set. Ces messieurs et dames de Belleville ont souvent ces musiques dans leur chair. « Si le disque ne leur plait pas, ils te le disent. Si tu ne passes pas assez de musique berbère, d’Oran ou de Sétif, ils rouspètent. Il n’y a qu’au Maghreb où cela arrive ». Voilà un public qui force Bachir à affiner son oreille qu’il qualifie encore d’occidentale. Lui, qui trouvait le son de Mezoued agressif, a changé d’avis, en regardant les tunisiens et tunisiennes de Belleville danser sur sa rythmique. Le 30 septembre prochain, c’est dans un autre quartier, creuset d’immigration magrébine, que Toukadime fera danser les chibanis, à la Goutte d’Or, lors d’un thé dansant, à l’Institut des Cultures d’Islam. Le temps de revivre le souvenir des scopitones et des jukebox autour desquels toute une diaspora nord-africaine se rassemblait dans les bars de quartier des années 1960.
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