Impossible de lire autrement que d’un jet ce bref et fascinant premier roman d’une Française qui place dans un Tunis qu’elle a connu sa narratrice afin d’explorer, à travers elle, les motifs et les pièges de l’exil.
La jeune femme qui fuit un drame familial en s’installant avec son jeune fils à Sidi Bou Saïd observe puis décrit une société qu’elle découvre progressivement. Le regard des hommes dans l’espace public comme celui des femmes au hammam sur la femme seule et bouleversée qu’elle est l’amène à mêler anecdotes et réflexions : « être ailleurs c’est cela dans un premier temps. Se laisser envahir par l’histoire des autres requiert que se rétracte en vous votre propre histoire » (39). Ainsi, laissant s’entasser les lettres qui continuent d’arriver de France, la narratrice part à la rencontre d’un pays qui lui rappelle l’Algérie de son enfance avec ses senteurs, sa lumière et la mer ; mais ses images d’exotisme éclatent face à la solitude, aux remarques abruptes et aux regards soupçonneux qui lui rappellent qu’elle reste étrangère. Seule sa voisine l’approchera avec persévérance pour finir par lui confier son histoire qui constitue l’objet d’un long récit dans le récit. Les deux trajectoires se font alors face pour incliner au dénouement celui de la déracinée qui semble mettre en pratique la sentence entendue de la bouche de sa mère : « je ne peux pas vivre et regarder vivre » (p.74).
En vérité, la construction de ce récit nous montre les illusions d’une intégration basée sur la simple appréhension intellectuelle des situations. Lançant aux femmes « vous n’êtes pas plus, pas moins arabe que moi
» (p.104) après avoir candidement affirmé « j’en viens à me sentir un peu arabe par le seul fait d’être ici » (p.102), la narratrice s’étonne d’être maintenue à l’écart d’une culture qui, au fond, ne l’intéresse que dans la mesure où elle s’y engouffre pour s’oublier tout en avouant : « je suis une étrangère, irrémédiablement » (p.85). Dans l’intervalle du séjour de quatre années qui est celui du récit, la difficile et constante interrogation sur soi est exprimée par des accumulations de ce qui est nommé « formulations » (p.74) : « se mettre en perspective selon la lame de fond régénératrice d’une diagonale qu’on n’aurait pas su anticiper » (p.39) ou encore « me voilà sommée de réendosser brutalement mon altérité première » (p.86). Celles-ci accompagnent ou closent de brèves scènes racontées sobrement ou d’amples phrases poétiques qui laissent se déployer magnifiquement des lumières, des parfums et des sensations : « Je revois la première maison que j’ai habitée, rue du front de mer : à la fin de la visite, achevée sur le toit, en pleine lumière, en reprenant l’escalier, j’étais descendue dans une eau immobile et parfumée qui prenait sa source dans le jasmin palpitant monté depuis le fond de la cour pour s’épanouir tout en haut, à fleur de ciel, entre les chambres qui tournaient autour de lui ; il croissait dans l’espace interne de la maison qui le contenait comme un vase » (p.85).
Mais si le regard et la sensibilité de la narratrice produisent de si belles évocations, d’autres clichés ne manqueront pas d’illustrer le thème de l’échec de la rencontre : parler au sujet de la voisine d' »instinct sauvage » « conservé par la chaîne des âges » (p.89), d’enfants chantant « comme dans l’imagerie des bergers antiques » (p.94), ou de femmes à la « déïté archaïque » (p.101) relève de la grande tradition de la littérature coloniale du regard réifiant nourri par les lectures. Ce sont dans ces écarts de langage que l’on trouve la justification du titre : c’est par hasard que l’héroïne tente de se reconstruire à Tunis et pas ailleurs, c’est pour se comprendre qu’elle scrute ceux qui l’entourent, enfin, ce sont ses ruptures qui se trouvent guéries quand elle propose une reconstruction de l’histoire de l’autre femme brisée.
Ce texte est passionnant et terrifiant car il démontre le besoin toujours inassouvi de rendre compte à sa manière de la vie des autres, de chercher chez les autres l’éclaircissement sur soi qui mèneront peut-être à la guérison ; autrement dit, il fait l’aveu des motifs essentiellement égocentriques des rencontres. Le Tunis entrevu par bribes amusantes ou poétique n’aura été que de « brûlantes parenthèses » (p.175) et la mer grise sans horizon qui recouvre la couverture le lieu de noyade de toute rencontre interculturelle.
Tunis, par hasard, Anne- Christine Tinel, Elyzad, 2008, Tunis, 183 p. ISBN 978-9973-58-010-8, 13,90euros.///Article N° : 7993