« Une allégorie sur la fin de l’apartheid et le début d’un nouveau monde »

Entretien d'Olivier Barlet avec Michael Raeburn à propos de Triomf

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Olivier Barlet : Michael Raeburn, nous sommes au festival de Cannes, où vous présentez votre dernier film Triomf. Il vous a fallu huit ans pour faire ce film, n’est-ce pas ?
Michael Raeburn: Oui, j’ai acheté les droits en 2000 et il m’a fallu huit ans parce que le problème avec les films africains, c’est qu’ils n’intéressent pas vraiment les gens en dehors de l’Afrique, et parfois même en Afrique. Il est donc très difficile de les financer. De plus, l’Afrique anglophone n’a pas toujours accès aux subventions dont peuvent bénéficier les pays francophones. C’est la raison pour laquelle les pays anglophones ont toujours été un peu à la traîne, jusqu’à l’arrivée de l’Afrique du Sud qui a créé un essor, et le désastre du Zimbabwe où quelque chose commençait à se passer quand j’ai fait Jit, et qui est maintenant mort. Quand on recherche un financement pour un film artistique ou même n’importe quel type de film, on doit traiter avec l’Europe et les Etats-Unis, les pays riches. C’est difficile car par exemple en Afrique du Sud, il y a un fond disponible et vous devez amener un agent commercial respectable. La première chose qu’ils demandent, c’est : « Qui joue dans le film ? ». Voilà votre choix : il vous faut une star, un nom connu. Triomf parle des « white trash », une communauté blanche marginale très pauvre qui est un monde inconnu alors qu’il y a au moins un million de Blancs qui vivent ainsi comme des clochards. Je ne fais pas vraiment un film sur eux, pas du tout même, mais le film est situé à cet endroit et c’est une allégorie sur la fin de l’apartheid et le début d’un nouveau monde. La famille est en quelque sorte l’histoire centrale qui est une métaphore sur la mort et la renaissance. Je suis arrivé avec ce film et j’ai décidé : « D’accord, je peux engager des acteurs blancs connus et doués pour jouer dans ce film. » Donc j’ai engagé Tim Roth qui était extrêmement motivé, Jessica Lange, Sam Shepard, qui adorait le scénario, c’était très similaire à la pauvreté des Etats du Sud, la pauvreté des Blancs, ce qui est presque un genre aux Etats-Unis, les films « trailer trash » qui parlent des gens pauvres vivant dans des caravanes, ils ont créé ce genre, les « films-monstres » avec ces gens très étranges, beaucoup d’inceste… Puis à Cannes, il y a deux ans, un des agents Fortissimo m’a dit : « Ça ne suffit pas, il faut quelqu’un comme Meryl Streep. » Donc j’ai décidé que j’en avais assez, j’ai décidé de revenir en arrière et de le faire en Afrique. Bien sûr, on peut en retenir deux choses : d’une, vous vous trouvez dans la situation dangereuse de produire un film techniquement de qualité à tous points de vue avec très peu d’argent. Il faut tourner rapidement, vous n’avez aucune protection. Si quelque chose dérape, c’est un désastre total : des désastres qui peuvent facilement arriver tous les jours. C’est donc pour moi un véritable miracle que le film soit terminé et qu’il soit bien. Les gens apprécient le film, les acteurs sont bons, les plans sont corrects, les lieux sont extraordinaires, il y a de la bonne musique. Le tout fonctionne, le film n’aurait pas été meilleur si j’avais eu 10 millions d’euros. Peut-être que le film aurait d’ailleurs été moins bon. Cela m’est rarement arrivé d’avoir une telle liberté. Je n’ai pas eu cette liberté avec The Grass is Singing ou avec d’autres films que j’ai fait. Je l’ai eu avec Jit mais c’est seulement la seconde fois de ma vie que cela arrive. Je ne parle pas des documentaires car c’est un autre problème, parce votre télévision dit : « Cela ne va pas, c’est trop court. »
Finalement vous avez trouvé un financement privé qui vous a aidé à terminer, à obtenir l’argent nécessaire pour le film.
Lorsque que mon budget était encore de six millions et demi d’euros, l’investissement du Fond Images Afrique et du Fond Sud représentaient une goutte d’eau. Puis quand j’ai réduit mon budget, cela en représentait tout d’un coup la moitié ! J’ai trouvé pour compléter un investisseur privé du Zimbabwe. On était à l’école ensemble. Il avait de l’argent et il l’a investi dans le film. On l’a fait pour cette somme-là, 400 000, 500 000 euros, cela inclut la pellicule 35 mm et le tournage qui représentent déjà un quart du budget.
Le film est tiré d’un livre. Comment avez-vous trouvé ce livre ? Pourquoi avoir adapté ce livre et pas un autre ?
Un ami m’a apporté le roman de Marlene Van Niekerk à Johannesburg. J’ai demandé quel était le sujet, il m’a répondu que cela parlait de Blancs pauvres et j’ai dit « Tu plaisantes ? » Mais ensuite j’ai lu le livre et y ai trouvé une merveilleuse allégorie sur le changement, parce que les personnages sont pauvres, leurs émotions sont extrêmes, ils ne les cachent pas. Je ne vois que Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola qui soit similaire, sur des personnes aux comportements marginaux. Il avait créé un scandale lors de sa sortie en Italie.
C’est un film de la moitié des années 70, non ?
Oui. Ce que j’aimais, c’est que ça rappelait effectivement ce film, ainsi que le monde de Tennessee Williams, de Sam Shepard. Vous avez des personnages qui vivent au bord du désespoir, avec beaucoup de rêves et de frustrations, de rêves manqués. Ils sont insignifiants et ils souffrent. Les hommes peuvent devenir très violents à cause de leurs frustrations et les femmes sont au bord des larmes. Il y a beaucoup d’émotions à ce niveau de pauvreté, et c’est très visible sur les visages, on ne cache rien. Je pense aussi qu’il y a une certaine folie dans la plupart de mes films. The Grass is Singing parle d’une femme qui craque parce qu’elle ne supporte pas l’intensité de l’Afrique, Vent de Colère, un film que j’ai fait en France, parle d’un paysan dont les enfants partent toujours et il devient fou et se suicide. Le personnage principal, qui est au centre du film, est aussi au bord de la folie. Ce qui est intéressant, c’est que cela se passe en Afrique du Sud en 1994 quand les premières élections démocratiques ont eu lieu. Ces gens vivent d’une façon claustrophobique, ils sont coupés de la société, méprisés par leurs pairs parce qu’ils sont sales, ils sont ivres et ils jurent sans cesse. Il y a une scène qui évoque le Parti Nationaliste Africain, où le protagoniste voit un groupe de bourgeois et déclare : « Nous sommes votre honte, nous allons vous décevoir ! » C’est la lutte des classes. Le livre est très riche, parle des classes sociales, des races, tout le monde y est raciste. Le personnage noir n’aime pas les Métis. Les Métis n’aiment ni les Noirs ni les Blancs. Les Blancs n’aiment personne. Dans ce film, les Blancs n’aiment pas les Juifs. Ces gens qui ont des préjugés sont intéressants parce que c’est comme partout pareil dans le monde. Le contexte change mais c’est la même chose. Par exemple, quand vous êtes en colère et que vous vous en prenez à quelqu’un d’une classe différente ou d’une couleur différente et que vous le frappez. Je pensais que ce serait intéressant à montrer mais ce qui est encore mieux, c’est que l’aspect politique fasse partie de l’arrière-plan, et de plus un aspect politique très important : les élections. Le film se déroule durant les cinq jours qui précèdent les élections de 1994. A chaque fois que vous allumez la télévision, il y a une émeute ou quelqu’un dit que les élections doivent marcher ou ce sera la fin du monde, que tout sera fantastique après ! Il y a un enjeu pour tout le monde dans cette élection et dehors, devant la porte, on voit ces partis passer, les Zoulous, le Parti National, les Fascistes. C’est très pittoresque parce qu’on ne voit jamais ça lors des élections françaises : les Zoulous passer avec leurs peaux de léopard, les Fascistes passer à cheval ! L’idée n’était pas d’être exotique mais de créer une sorte de divertissement par rapport à la claustrophobie régnant dans le monde de la maison, très pesante, tendue et dramatique. A la fin, il y a quand même deux morts. Il est nécessaire d’avoir une structure dramatique, d’atténuer la tension par moments. Donc quand le film se passe à l’extérieur de la maison, nous poussons un soupir de soulagement et quelque chose de très étrange, de drôle et de léger va se passer. C’était l’idée.
L’espace a ainsi un rôle très important dans le film.
Exactement, c’est sur la claustrophobie. Afin de ressentir la claustrophobie, il faut voir l’immensité et regarder le ciel.
Pourrait-on dire que la maison est une sorte d’apartheid en elle-même ?
Il y a un secret dans la famille donc il y a ce niveau de métaphore dans le film. Le secret est qu’il y a un mensonge. L’apartheid est basé sur un mensonge. Le mensonge est que selon la Bible, les Noirs seraient des êtres inférieurs. Ils viennent au monde pour porter l’eau et couper le bois, et c’est tout. En gros, l’apartheid est basé sur ça. La fin de l’apartheid et la fin de cette famille sont des histoires parallèles. C’est pour cette raison que j’ai aimé le livre. Mais c’est très caché, c’est subtil. Politiquement, c’est très étrange. Pour moi et les gens qui y seront attentifs, c’est un film politique. Mais l’élément politique est là pour faire place à l’histoire humaine, qui est une métaphore pour tout ce qui se passe autour : la fin du pouvoir blanc et le début du pouvoir noir.
J’ai été très impressionné par le côté sexuel du film. Cela donne l’impression que vous vouliez mettre sur la table toute la relation à la sexualité et à l’impotence de ce régime.
C’est la façon dont ces gens vivent, je ne le fais pas dans un but sensationnaliste, c’est une histoire sur l’inceste après tout. J’étais très content à la projection d’hier qu’il y ait des Africains noirs de différents pays. J’étais un peu inquiet car les gens peuvent être un peu prudes quand ils voient des sous-vêtements, en Afrique ou ailleurs. Mais je n’étais pas sûr, il n’y a pas eu tant de films dits africains qui comportent cette crudité sexuelle. Ils étaient tous soulagés de voir un film qui n’était pas un film africain cliché. C’est juste un film, cela se passe en Afrique, ces gens se conduisent de cette façon et c’est tout. Une réalisatrice du Kenya a dit : « C’est pareil là où je vis. » J’ai dit : « Qu’est-ce que vous voulez dire ? » Elle a répondu : « Tous ces personnages sont réels, il y en a un qui couche avec sa sœur, un autre qui bat sa femme, un autre ivre toute la journée, j’ai eu l’impression d’être chez moi. » A ce niveau pauvre et démuni de la société, on peut voir cela dans le monde entier, les gens sont pareils partout. Les prolétaires baisent, crient, jurent, se frappent et saignent, ils sont partout. Vous allez dans n’importe quelle ville de France, vous trouverez ces gens-là. Ils ont l’air de sortir de Triomf, partout. C’est comme ça, c’est tout. La sexualité, ce n’est pas plus que ça, sauf que c’est la façon dont Treppie est impotent, il parle beaucoup de sexe et il veut choquer tout le monde, il remue tout le temps la merde et pousse tout le monde à bout. C’est le catalyste du film. Mais vous voyez la scène d’inceste au début du film, pour les autres personnes dans la maison c’est quelque chose qui se passe tout le temps. Un homme fume, l’autre attend que cela se termine mais personne n’en parle. Puis dans la scène suivante, ils discutent gentiment comme si rien ne s’était passé.
C’est très choquant et on voit tous les gens de ce quartier qui les regardent, sans dire un mot et sans intervenir de quelque façon que ce soit. C’est un spectacle.
Lors du tournage, j’ai assisté à des choses hallucinantes. Ce qui se passait dans le film est anodin par rapport à ce qui se passait dans le quartier un samedi soir.
Les nouveaux arrivants qui emménagent dans le quartier sont également épouvantables, non ?
Oh non.
Pourtant, les voisins métis montent des clôtures, ils se vengent, ils sont également épouvantables.
Oui mais ils sont aussi très réels, c’est une banlieue de classe ouvrière mais les Noirs qui emménagent en face font partie de la classe moyenne et ils sourient simplement, ils rentrent chez eux, ils ne disent rien, ils sont très dignes et ils rient. J’ai été content de voir que cela émouvait le public. Voir les petits Blancs se conduire de cette manière était simplement très divertissant. Du moins de les voir pour ce qu’ils sont. Mais les Métis ont improvisé, c’est drôle. En fait, cette agressivité est partout. Mais l’Afrique du Sud est une société violente parce que l’apartheid était un système violent et que toutes les races étaient divisées. Les Métis parlent Afrikaans, ils parlent Hollandais, ils ne parlent aucune langue africaine. Ils voulaient être blancs. Maintenant ils veulent être noirs, donc ils sont au milieu. Mais les Noirs disent qu’ils ne sont pas noirs : « ce sont des Métis, ils ne sont pas comme nous ». Il y a encore une division mais cela fonctionne beaucoup mieux qu’avant. Je pense que c’est très positif que des gens puissent vivre dans des endroits différents mais puissent se mélanger sur le lieu de travail, forger des amitiés, des mariages interraciaux, séparés et ensemble. Il y a une classe moyenne noire, assez puissante Dieu merci, une positive action dans le monde des affaires. Il se passe beaucoup de très bonnes choses. Le film se déroule en 1994 où les divisions étaient beaucoup plus accentuées. Ce gars dit, « Maintenant ils arrivent comme ça dans le quartier, ces Métis, pour qui ils se prennent ? Ils pensent qu’ils sont importants. »
C’est un peu difficile de voir la nouvelle Afrique du Sud dans le film…
Je dois dire, assez ironiquement, la couche la plus multiraciale de la société se trouve là aujourd’hui parce qu’ils sont tous pauvres, leur connexion est beaucoup plus manifeste et dominante. Des enfants noirs, blancs et métis jouent dans la rue, c’est incroyablement mixte. Personne ne ferme sa porte à clé et c’est au beau milieu de Johannesburg. C’était le visage le plus serein de Johannesburg. Vous allez dans les banlieues de la classe moyenne et tout le monde habite dans une forteresse, est protégé par des revolvers à la porte, des barbelés parce qu’ils ont de l’argent, qu’ils soient noirs ou blancs ou verts, ils habitent dans des forteresses. Ils sont beaucoup plus divisés en fait. Ils se mélangent au centre commercial, qui est très chic, ou au cinéma ou au restaurant mais ils ne se mélangent pas aussi facilement. Ici, dans les quartiers pauvres de l’Afrique du Sud, c’est très mélangé. C’est véritablement multiracial. Le reste de l’Afrique n’est pas aussi multiracial que là où les gens n’ont rien. C’est extraordinaire.
Comment cela s’est passé pour vous, venant du Zimbabwe, de faire un film en Afrique du Sud ?
Historiquement parlant, il est difficile de départager les pays du sud du continent africain. J’aime dire qu’il s’agit du sud de l’Afrique parce que nous sommes très liés. Les Anglais appelaient l’apartheid une méritocratie. Une fois que vous étiez suffisamment instruit et que vous deveniez un gentleman, vous pouviez voter. C’est l’apartheid. Ils avaient des sièges uniquement pour les Blancs et des sièges uniquement pour les Noirs. C’est exactement la même chose. Cela bougeait tout le temps, avec des gens qui montaient ou descendaient l’échelle sociale, tout le temps. Le sud de l’Afrique, ce n’est même pas aussi différent que la France et l’Italie, c’est presque comme le nord et le sud de la France. Mon pays, c’est l’Afrique australe, qu’il s’agisse du Mozambique ou de la Namibie. Mon prochain film est en Namibie. Historiquement, il y a une présence allemande dans ce pays, au lieu d’une présence anglaise. Même si tout le monde était là : les Britanniques, les Allemands, les Sud-africains. Pour moi, ce qui est situé en dessous du Congo représente un seul endroit, historiquement, avec quelques différences.
Est-ce une impression générale ou est-ce seulement votre impression ?
Maintenant, nous avons avancé. Des frontières ont été dessinées par des administrateurs coloniaux pour créer des pays avec de nouveaux noms alors que ce n’était pas du tout des pays et c’est un vrai problème en Afrique. Ils ont séparé des tribus : les Masaï tanzaniens, les Masaï kenyans sont avant tout des Masaïs. Tourner un film en Afrique du Sud ne m’a posé aucun problème. J’habite maintenant en Afrique du Sud parce qu’on m’a encore expulsé du Zimbabwe donc je ne peux pas y retourner en ce moment. Il y a beaucoup de Zimbabwéens dans le milieu du cinéma qui travaillent en Afrique du Sud parce que nous avons obtenu notre indépendance quatorze ans avant l’Afrique du Sud et beaucoup de films, le début d’une industrie cinématographique. Beaucoup de gens y ont été pour travailler. Donc ça ne pose pas de problème à ce niveau-là. Il y a en revanche un problème au niveau des couches sociales les plus basses parce qu’il y a beaucoup de réfugiés des pays pauvres de toute l’Afrique. Il y a beaucoup de gens du Congo, du Nigeria, du Malawi. Ils doivent être au moins 15 millions là-bas, en situation illégale pour la plupart. La population locale les déteste, ils disent : « Ils prennent nos emplois. » C’est une situation tragique et c’est l’histoire de l’Afrique. Au lieu d’aller en Europe, il y a un autre pays qui est presque un pays riche et qui s’appelle l’Afrique du Sud. Il y a beaucoup d’argent, beaucoup d’emplois mais il y a beaucoup de chômage. L’autre jour, il y avait une histoire horrible sur des Malawiens et des Zimbabwéens battus, torturés par des gens fous de rage qui leur disaient de rentrer chez eux. Mais c’est au niveau de la classe ouvrière.
Donc vous n’avez pas eu ce type de rapport, des gens qui vous disaient « Pourquoi êtes-vous en Afrique du Sud, à faire un film sur nous ? Vous n’êtes pas de notre pays » ?
Oui, ça existe partout. J’ai eu cette déclaration avec la chaîne Canal Plus quand je faisais un film ici. Quelqu’un m’a dit que je n’avais pas le droit de faire un film en France et en français parce que je ne suis pas Français. Mais c’est inhabituel parce la France est très ouverte aux artistes étrangers. Parfois il y a une certaine insécurité dans les plus petits pays.
Il y avait un atelier dirigé par Emma Thompson, qui à un moment devait jouer dans le film, et quelqu’un a dit, « Mais pour quelle raison cette étrangère vient pour jouer dans un film sur les gens d’Afrique ? » C’est une de ces questions stupides. Vous pouvez seulement faire un film sur ce que vous connaissez et dans une société mondialisée, les Blancs pauvres, dans les Etats du sud des Etats-Unis, au nord de Paris ou au fin fond de l’Afrique, c’est la même chose. Le fait est que j’ai toujours connu l’Afrique du Sud, ce n’est pas quelque chose de nouveau pour moi. Vous ne demanderiez pas ça au réalisateur chinois qui a fait Orgueil et Préjugés, il parlait très peu anglais. Quel droit a Nabokov d’écrire en anglais ? Il a écrit dans le langage de tous les pays où il a vécu : en Allemand, en Russe et en Anglais. Si le résultat final est faux et ne fonctionne pas, on peut dire que c’est parce que la personne ne connaît pas son sujet. Le débat ne s’arrête pas là parce que par exemple Hollywood fait des films dans le monde entier, Marlon Brando joue un Chinois et le film est nul parce qu’il faut un Chinois pour jouer un Chinois et c’est tout. Je pense que c’est une perte de temps. Si on me demande cela, l’une des réponses est, « Pourquoi n’avez-vous pas fait le film ? Pourquoi aucun des Afrikaners n’a fait le film ? Où étiez-vous ? » Ils ne se bousculaient pas pour acheter les droits du livre. Vous n’avez qu’à aller faire un autre film. C’est mon film. Vous l’aimez ou vous ne l’aimez pas. Ils disaient même que l’un des acteurs n’était pas Afrikaner, que l’Afrikaans était sa seconde langue. « Vous ne pouvez pas avoir un acteur comme ça. » L’acteur est génial, nous avons un professeur particulier pour les dialogues et il y arrivera. » Puis ils vont dire : « Il ne parle pas bien, il n’a pas le bon accent pour Johannesburg, on dirait qu’il vient du Cap. » Si vous vous arrêtez à des choses comme ça, le film doit être très mauvais. Et il y a même des gens qui disent, « Ce n’est pas Triomf là où vous avez tourné le film. » Triomf n’existe plus, c’est devenu une banlieue de la classe moyenne. J’ai dû prendre une direction différente et aller le tourner autre part. On a toujours ça et j’y ai droit tout le temps. « Pourquoi est-ce qu’un Blanc comme toi fait ce film ? » Je suis né en Afrique et j’ai de la chance de savoir de quoi je parle, de venir d’Afrique et aussi d’être capable de gérer le monde occidental. Tout mon travail est dédié à la création d’un pont entre le monde occidental et l’Afrique ; Triomf, tous mes films, c’est la même chose. Il y a toujours ce pont. Sans compromettre la réalité de la situation, je ne fais pas un Constant Gardener avec un Blanc qui vient sauver l’Afrique ou ce film de Sydney Pollack, Out of Africa, où des gens tirent sur des agneaux et courent partout, ce qui est très bien mais ce n’est pas un film africain, il y a une différence. The Grass is Singing parlait d’une situation africaine, cela parlait du colonialisme et des réactions contre le colonialisme. Certaines personnes ont des préjugés et ne sont pas capables de faire face à ça. Je n’ai jamais vraiment ce problème en Afrique, avec les Africains parce qu’ils savent que je suis pareil et ils respectent le film. Les Français l’acceptent également. Mais j’ai été au Canada pour présenter Jit et cela les a choqués que je sois blanc. C’était le Festival Amérindien et ils étaient vraiment très déprimés.
Revenons au film, j’ai compris que vous vouliez approfondir le côté sombre des gens et la façon dont cela peut engendrer un tel régime, du domaine privé à la politique.
Vous assistez à la mort d’un monde dont chacun veut se débarrasser. Donc si vous appelez ça sombre, oui. Mais on se débarrasse d’eux à la fin. Qui meurt ? Ce sont les coupables, Treppie, qui était très vicieux, et Pop, qui n’est pas responsable de ses actes. Les survivants sont l’innocent, Lambert, parce qu’il est handicapé, et Mol, quelqu’un de bon. Puis il y a le personnage de Sonny qui représente le nouveau monde, qui tire le corps du mourant, de l’handicapé hors des flammes. Lambert représente le futur, il est sauvé et tiré des flammes pour accéder à une nouvelle vie. C’est Icare, une nouvelle vie, une nouvelle naissance. C’est une sorte de tragédie grecque dans un sens. Sonny est comme le choeur grec, il vient et déclare que la fin du monde arrive maintenant et que le nouveau monde est en marche. Cette intensité, l’inceste et tout le film est comme une tragédie grecque. Mais j’ai essayé de le rendre drôle et j’étais très content de voir les gens rire hier parce que parfois on ne sait pas si on doit rire ou pleurer quand on assiste à ça. C’est à la limite entre les deux. Affreux, sales et méchants était similaire, on ne savait pas si on devait rire ou pleurer. On finit par sourire légèrement mais c’était intéressant à faire et il y a également la question de la distance. En Afrique du Sud, dans toutes les communautés, il y a une distance entre vous et le sujet. Les Blancs le savent parce qu’évidemment il s’agit des Blancs, des Noirs, des Métis, c’est très familier et au niveau de la classe ouvrière dans la société noire, ce sont des évènements très communs. Donc ils ne ressentent pas l’obligation d’être tristes pour ces gens. Ils peuvent rire d’eux sans problème alors que des spectateurs européens ou américains voient tous ces pauvres et sont troublés, ils ne savent pas ce qu’ils doivent faire. Ils ne sont pas libres de leurs réactions s’ils sont attristés, horrifiés ou choqués tout le temps par ces gens. Ils ne savent pas comment ils doivent réagir et c’est un problème pour eux. La distance n’est pas là. Je pense que c’est ce qui a du se passer avec Affreux, sales et méchants parce que le public était scandalisé. J’ai trouvé ce film hilarant. Tout le monde en France riait parce que cela se passait là-bas. « Ça va, ce n’est pas nous, c’est eux. » C’est juste trop compliqué, les gens réagissent différemment selon leur origine, leur bagage culturel, politique et intellectuel.
Quand je parle du côté sombre, c’est aussi de rappeler aux gens que rien n’est parfait, les hommes sont ainsi et nous devons l’accepter parce que cela fait partie de notre histoire. Si on ne sait pas ça, qu’on ne le garde pas en tête, on ne peut pas vraiment avancer.
Je pense que le niveau que vous désignez est un niveau d’existence très bas, un niveau d’existence animal. Mais nous sommes des animaux.
C’est important de le savoir parfois.
Ça me plaît parce que souvent en Occident, il y a un niveau de supériorité. « On sait ce qui est juste, démocratie, liberté, morale », ce qui énerve les gens dans le Tiers-Monde. On n’aime pas qu’ils nous disent comment nous comporter. On oublie l’Holocauste, les Allemands, le fait que les Européens ont éradiqué l’entière population des Amériques. Vous n’avez pas envie d’entendre ça. C’est la mémoire à court terme. J’espère que cela fait partie de l’universalité du film mais je ne sais pas, c’est trop de choses, je me suis imprégné des personnages, de la situation et j’ai découvert une richesse et une complexité, un sujet de discussion, la raison pour laquelle cet entretien a lieu est qu’il y a un sujet de discussion, c’est tout. Je ne dis pas que j’ai les réponses à quoi que ce soit. Je ne suis pas certain du pourquoi, je n’avais pas pensé à la raison pour laquelle l’élément sexuel est si présent dans le film. C’est drôle à cause du personnage de Treppie, parce qu’il est impotent et malpoli, vulgaire et sensationnaliste donc il adore raconter des histoires cochonnes, être grossier et insulter les gens avec un langage à caractère sexuel. C’est l’une des raisons et l’autre raison, c’est que le sexe fait partie de l’histoire.
L’homme noir, Sonny, donne un revolver, donc le moyen d’être violent. Il n’est donc pas à part.
La liberté en Afrique a été acquise par une guerre. C’est tout. En fait, il les tue. Mais encore une fois, c’est une histoire en direct. Vous n’avez pas de gars avec un AK47 qui rentre par effraction dans la maison et tue tout le monde. Vous avez une situation très étrange où quelqu’un lui donne un cadeau, qui finit par détruire tout le monde. Cette arme lui sert à tuer son père.
Il est lui-même une sorte de guerrier.
Oui.

transcription et traduction de l’anglais : Lorraine Balon///Article N° : 7960

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