Balthasar Springer est un représentant des maisons augsbourgeoises Welser et Völhin (1). Il est avec Hans Mayr parmi les premiers allemands à se rendre dans les Indes à l’avènement du seizième siècle. (2) C’est parce qu’ils sont désireux de s’imposer sur le marché des épices que les négociants de cet important consortium investissent de colossales fortunes dans l’expédition de Francisco de Almeida diligentée par Manuel Ier. Springer et Mayr quittent le Restelo le 23 mars 1505. Ils sont de retour en novembre 1506 au terme de dix-huit mois d’une éprouvante navigation. L’expédition est un échec. Une partie de la flotte a sombré lors du passage du Cap de Bonne-Espérance tandis qu’une épidémie a terrassé une centaine d’hommes au large du Cap Vert. Springer et Mayr, qui figurent parmi les survivants, rejoignent Augsbourg début 1507, forts d’une riche expérience. Dans le même temps, les humanistes allemands qui enseignent la géo-graphie et la cosmographie dans les écoles latines ou les universités puisent encore leur savoir dans l’antiquité classique, les écrits patristiques, les sommes des compilateurs, des vulgarisateurs et des encyclopédistes. Et bien que les relations de voyage impri-mées rendant compte des grandes découvertes connaissent une indéniable fortune, les écrits de Ptolémée et Sacrobosco continuent de faire autorité. Les humanistes allemands du tournant des quinzième et seizième siècles ignorent, à l’exception de personnalités comme Mathias Ringmann et Martin Waldseemüller, les découvertes enregistrées par les Portugais. C’est tandis que Hans Mayr et Balthasar Springer sont de retour de leur expédition que paraît leur Cosmographiae introductio. Parmi les rela-tions, collections de voyages et commentaires d’ouvrages géographiques, cet ouvrage collectif est le premier volume imprimé en allemand à renouveler le savoir géogra-phique en se fondant sur les apports consécutifs aux nouvelles découvertes. L’Africae extremitas y est brièvement évoquée : le texte fait en effet mention de Java, de Ceylan, de Zanzibar et de la pointe méridionale africaine même si celle-ci n’est pas nommée et si elle est laconiquement désignée comme « la part la plus extrême de l’Afrique que l’on vient de trouver. » L’utilisation des sources relatives aux découvertes portugaises par les savants du Gymnase de Saint-Dié est donc mineure et orientée lorsque Balthasar Springer fait imprimer son récit sous la forme d’une frise historiée et d’une brochure agrémentée d’une superbe série de bois gravée à Augsbourg en 1508. Assez représentative de ces comptes rendus d’expédition imprimés au tournant des quinzième et seizième siècles, cette relation est la première à offrir une description et une représentation iconographique éloquentes des populations des côtes méridionales africaines. Elle est par conséquent riche d’enseignements concernant l’émergence des nouveaux horizons africains dans la culture allemande et européenne à l’avènement du seizième siècle et symptomatique de l’intérêt que la monarchie française accorde aux entreprises commerciales et coloniales de ses voisins et rivaux (3).
C’est à la demande de plusieurs de ses amis que Balthasar Springer entreprend de faire imprimer le récit de son voyage. Celui-ci est à l’origine assez bref : les différentes étapes de son périple sont relatées de manière lapidaire et les contrées côtoyées ou visitées hâtivement brossées. Certaines sont tout simplement ignorées. Comparé aux relations de voyage composées par Antonio de Saldanha et Leonardo Ca’Masser, le récit de Balthasar Springer est relativement pauvre sur le plan informatif. L’intérêt de cette première relation réside donc moins dans le récit lui-même que dans la série de gravures qui l’agrémente. L’ensemble revêt la forme d’une frise murale de deux mètres trente. Les six planches qui la composent sont l’uvre de Hans Burgkmair qui est un des grands maîtres de la gravure sur bois d’Augsbourg. Elles correspondent aux différentes étapes du voyage de Springer. « in gennea », « in allago » (4), « in arabia », les trois premières vignettes, qui désignent des régions visitées par l’auteur, illustrent la partie africaine du voyage en donnant à voir les populations des trois parties du continent : celles de l’Afrique occidentale « in gennea » , celles de l’Afrique australe « in allago » et celles de l’Afrique orientale « in arabia » . Via cette composition, il s’agit, pour l’illustrateur, de faire en sorte que l’observateur soit apte à identifier par les attributs vêtements, parures, armes qui les caractérisent les populations rencontrées par le voyageur. Le toponyme « Allago » provient sans doute du nom que les navigateurs portugais ont donné à cette baie dans laquelle ils ont très tôt pris l’habitude de faire halte : la Baia de Lagoa. Aussi sont-ce probablement des indi-gènes de la Baia de Lagoa, l’actuelle Baie d’Algoa, qu’a rencontrés Balthasar Springer. « Allago » désigne un territoire assez vaste confinant jusqu’à l’Arabie et englobant le royaume de Sofala. Dans l’imaginaire collectif européen, les habitants d' »Allago » sont donc les habitants d’une Afrique assez vaste. Le couple et l’enfant de la seconde illustration sont supposés représenter les populations des côtes méridionales africaines. L’illustration suit assez fidèlement la laconique description esquissée par Springer. Les personnages sont revêtus de peaux et ils portent aux pieds de larges sandales (5). L’homme a une chevelure hirsute, il porte un anneau à l’oreille, a les épaules recouvertes d’une cape de fourrure et tient un bâton. La femme est coiffée d’un étrange couvre-chef en peau. Elle porte des pendentifs aux oreilles et allaite un enfant à la chevelure hirsute qui a aussi un anneau à l’oreille. L’enfant représenté en pied a une chevelure hirsute et un anneau dans l’oreille. Il n’est vêtu que de minces bandelettes et tient un long bâton8. Il s’agit pour l’auteur comme pour l’illustrateur de représenter, c’est-à-dire de donner à voir et c’est précisément parce que le lecteur et l’observateur se focalisent sur quelques attributs mis en valeur par l’ordre de la description et l’agencement de l’illustration que cette représentation consécutive à l’exercice d’un regard est éloquente. Ces images n’ont pas seulement pour fonction de montrer des populations étranges. Pour l’illustrateur, il s’agit aussi de construire, via cette frise, une cartographie mentale totale et cohérente de l’espace africain.
C’est sans doute le vif intérêt que suscite sa frise qui incite Balthasar Springer à faire assez rapidement paraître son récit sous la forme d’une brochure illustrée. Publiée à Augsbourg et intitulée Die Merfart und Erfarung [
] (6) sa brochure est le premier ouvrage imprimé à donner à lire une description des habitants des confins africains :
« Das Land Allago reicht bis Arabia. Indem Land, in dem ein Königreich Sofala heiBt, gehrt das Volk wie unten angezeigt : man hüllt sich in Häute und Tierpelze. Die Männer tragen hölzerne oder lederne Köcher oder Scheiden über ihrer Scham. Die Frauen bedecken sich mit einem Stüch Pelz tragen auf ihrem Kopf ein Schaffell oder ein Fell von einem anderen Tier. Den Knaben bindet man den Penis nach oben. Manche Männer tragen ihr Haar mit Pech verpicht. Ihre Wohnung liegt unter der Erde ; esgibt dort viele Rinder, GroBe Schafe und andere Tiere. Das Volk hat eine schnalzende Sprache. An Stelle von Geld nimmt man für seine Waren Eisen. Die Leute tragen weiBe Stäbe. Ihre Waffen sind lange Speere und Wurfsteine. Sie tragen weite Leder an den FüBen. » (7)
Bien que ne comptant que quinze pages, ce récit n’en comporte pas moins cette description très circonstanciée des populations rencontrées le long des côtes méridionales africaines, dans la baie de Lagoa sans doute, d’où le nom de cette région que Balthasar Springer désigne comme étant « le pays d’Allago. » La richesse de sa description procède de l’efficace de la parataxe. Balthasar Springer fait se succéder ses observations et celles-ci sont relativement précises. Il n’a nul recours à la comparaison, à l’approximation ou à l’opposition. Les éléments qui composent ce portrait sont soigneusement désignés : « peaux », « fourrures animales », « enduit ». Seul l’étui pénien contraint l’auteur à proposer deux dénominations : « un étui ou un fourreau en bois ou en cuir. » (8) L’intérêt de cette relation réside, outre l’exceptionnelle précision de ce portrait et outre la narration à la première personne du singulier (9), dans la série de quatorze bois imprimés en pleine page qui l’illustre et qui fera l’objet de nombreuses réimpressions dans les états allemands et en pays flamand au cours des deux décennies qui suivront . Occupant la moitié de l’ouvrage et sans doute gravés à partir de croquis réalisés d’après nature, ces bois sont intercalés avec le texte dans l’ordre des côtes abordées et des populations rencontrées au cours du voyage aller. Les peaux, les fourrures animales, les sandales, le bâton qu’a représentés le graveur ne sont pas seulement destinés à donner à voir au lecteur les habitants d’Allago ; ils ont également pour fonction de les différencier des habitants de « Guinea » et d' »Arabia » dans une série qui, à l’instar de celle qui agrémente la frise murale, a aussi pour fonction de montrer la fascinante varietas du monde.
La série de gravures qui agrémente la frise comme celle qui illustre la brochure donnent à voir des personnages des deux sexes issus des différentes populations rencontrées et saisis aux différents âges de l’existence. Chaque figure ou couple est identifiable par l’observateur d’une part par sa situation sur la frise ou dans l’ouvrage et d’autre part par les ornements qui le caractérisent. Le couple des habitants d’Allago s’inscrit donc dans un défilé qui montre au public européen les différentes peuplades rencontrées et déjà en partie colonisées par les navigateurs. Tandis que les hommes arborent fièrement des arcs, des lances et des boucliers, les femmes tiennent leur enfant par la main ou lui donnent le sein. En donnant à voir des hommes guerriers et des femmes mères, l’illustrateur met en évidence la répartition sexuelle des tâches et des rôles dans les sociétés sauvages (10). Les éléments représentés par l’illustrateur ne mettent pas seulement en valeur les éléments qui ont attiré l’il du voyageur et retenu l’intérêt du narrateur ; ils permettent également à l’observateur de se repérer dans une série qui tend à prendre son indépendance par rapport au récit. Passé le couple des habitants de l’Afrique méridionale, figures et textes ne correspondent plus exactement. Les images sont toujours placées dans l’ordre dans lequel les populations ont été rencontrées mais elles ne se trouvent plus face à la page de texte dans laquelle elles sont mentionnées ou décrites. (11) Sur la frise comme dans la brochure, le décor et le paysage africains ne retiennent pas l’intérêt de l’illustrateur, lequel se focalise sur les personnages. Son but est d’offrir à l’observateur européen une galerie des nations du monde et de lui montrer en quoi les nations sauvages diffèrent des nations policées. Le récit et les images ont une fonction didactique évidente. C’est parce que les compagnies portugaises, italiennes, allemandes investissent des sommes considérables dans les expéditions qu’elles envoient fonder des comptoirs commerciaux de par le monde que le narrateur et l’illustrateur s’appliquent à faire l’inventaire des richesses des contrées abordées et des peuplades rencontrées. C’est pour cette même raison que le récit et les images ne livrent aucune information sur la vie matérielle de ces populations au quotidien. Les ornements ont pour fonction de traduire l’irréductible étrangeté des peuplades rencontrées et de montrer leur richesse plus que de livrer des informations sur leurs murs et coutumes. La varietas est une marque d’abondance ; ce que l’illustrateur donne à voir par le biais de ces gravures, c’est autant la diversité que la richesse du monde (12). C’est pour que cette étrangeté soit immédiatement appréhendée par l’il de l’observateur que les ornements traduits par l’illustrateur sont pour chaque figure en nombre réduit et mis en valeur par leur taille ou la disposition du personnage. Ces ornements ont également pour fonction de mettre en évidence la singularité de chacune des populations rencontrées. Et c’est pour que leur singularité soit aussi très tôt perçue par l’il de l’observateur que des éléments différents sont mis en valeur d’un couple à l’autre (13). Via les gravures soigneusement insérées dans la frise et dans la brochure, il s’agit donc autant pour Springer de donner à voir les populations qu’il a rencontrées au cours de son voyage que de montrer et de narrer la stupéfiante varietas du monde.
En 1508, Hans Burgkmair réalise une gravure représentant de nouveau un couple et un enfant du pays d' »Allago » ainsi que le titre que lui a donné l’artiste vient le confirmer. Ce sont ces mêmes personnages qui figurent dans des postures inversées et quelque peu retouchées sur l’une des quatre vingt douze planches réalisées par Hans Burgkmair pour le Weiss Kunig, la série de bois gravés représentant le cortège triomphal dédié à l’empereur Maximilien Ier de Habsbourg (14). Via cette série, il s’agit pour Hans Burgkmair de rendre hommage, d’abord, aux voyageurs allemands qui sont allés chercher des épices dans les Indes, de donner à voir, ensuite, aux curieux et aux érudits, les nations sauvages que ces voyageurs ont rencontrées, de célébrer, enfin, à travers ce cortège de nations, la grandeur du Roi Blanc, l’empereur Maximilien Ier de Habsbourg, au devant duquel ils marchent fièrement, parés de leurs plus beaux atours.
Les différents éléments relatifs aux populations rencontrées sur les côtes méridionales africaines que Balthasar Springer a réunis dans sa relation et que Hans Burgkmair a traduits dans ses vignettes, vont figurer dans les descriptions que les voyageurs, les illustrateurs, les compilateurs vont livrer de ces êtres tout au long du seizième siècle. L’éloquente représentation des habitants du pays d’Allago insérée dans le récit de Balthasar Springer et les remarquables gravures réalisées par Hans Burgkmair connaissent rapidement une indéniable fortune parmi les marchands, les curieux et les lettrés d’Augsbourg, de Nuremberg, de Mainz ou encore de Cologne. Balthasar Springer veille très tôt à ce que son récit soit imprimé en plusieurs langues. Die Merfart und Erfarung […] est d’abord traduit et imprimé en hollandais et en anglais chez le même éditeur en décembre 1508 à Anvers. Si l’auteur demeure anonyme dans l’édition anglaise, il est curieusement présenté comme un pseudo-Vespucci dans l’édition hollandaise. Cette dernière édition est de piètre qualité ; reprises, les gravures sont de mauvaise facture, évidemment inversées, selon un procédé courant. Le récit de Springer est réimprimé en 1509 en allemand à Nuremberg puis sous une forme quelque peu différente à Strasbourg, Mainz et Cologne. Elle est enfin de nouveau imprimée en 1511 à Nuremberg avant d’être retraduite et réimprimée en anglais puis en latin en 1520 à Anvers. Grâce à ces diverses éditions et aux gravures qui les agrémentent, les populations des confins africains intègrent l’imaginaire collectif des marchands, des curieux et des savants allemands dès le début du seizième siècle. Bien que des exemplaires de l’édition latine aient pu circuler parmi des lettrés français, le fait que cette relation n’ait pas fait l’objet de traduction dans notre langue atteste du peu d’intérêt manifesté par les géographes et les politiques français pour les découvertes et expéditions de leurs voisins européens en tant que telles (15). Pour eux les découvertes forment un tout. Aussi est-ce la raison pour laquelle les diverses éditions et traductions du récit de Balthasar Springer et les gravures et illustrations réalisées par Hans Burgkmair demeurent sans effet sur leur perception du monde et qu’ils continuent de puiser leurs savoirs sur le continent africain et ses habitants chez Pline, Ptolémée, Solin, Augustin et Hartmann Schedel.
1. Sur les maisons Welser et Völhin : Walter Grosshaupt, « Die Welser und ihre Zeit Vorschläge vu einer Datenbank » [in]Scripta Mercaturae, Munich, XXI 1/2, 1987, p.189-214 et Scripta Mercaturae, Munich, XXI 1/2, 1988, p.167-206; Die Welser. Beiträge zur Geschichte einer Handelsdynastie, Mainz, 1989, « Institut für Europäische Geschivhte » ; Askan Westermann, « Die Völhin zu Memmingen » [in]Memminger Geschichtsblätter, Memmingen, n°9, 1923, p.33-44 ; « Nachrichten über mittelalterliche Memminger Geschlechter » [in]Memminger Geschichtblätter, Memmingen, n°14-17, 1952-1953, p.16-17.
2. Sur la participation des marchands allemands à l’expédition de Francisco de Almeida de 1505 : Franz Hümmerich, « Quellen und Untersuchungen zur Fahr der ersten Deutschen nach dem portugiesischen Indien 1505/06 » [in]Abhandlungen der Königl.-Bayer. Akademie der Wissenschaften, Philos.-histor. Klasse Munich XXX 3.abt., 1918 et Die Ersten deutschen Handelsfahrten nach Indien. Ein Unternehmen der Welser, Fugger und andere Augusburger sowie Nürnberger Haüser, München, Oldenbourg, 1922, « Historische Bibliothek » et Walter Grosshaupt, « Commercial relations between Portugal and the Merchants of Augsburg and Nuremberg » [in]Jean Aubin, dir., La Découverte, le Portugal et l’Europe, Paris, Fondation Calouste Gulbenkian / Centre Culturel Portugais, 1990, p.359-397.
3. Mathias Ringmann et Martin Waldseemüller, Cosmographiae introductio [
], S.D. [Sanctum Deodatum], Gualterus et N. Lud, 1507, Fol. a.ii-a.iii. Sebastian Brant et Conrad Peutinger sont parmi les premiers à s’intéresser aux relations de voyages. Tandis que Sebastian Brant fait mention de ces contrées inconnues jusqu’alors peuplées de gens nus dans son célèbre Das Narren schyff, Conrad Peutinger se tient informé de l’avancée des découvertes portugaises via la correspondance qu’il entretient avec l’imprimeur d’origine allemande établi à Lisbonne Valentim Fernandes. Sebastian Brant, Das Narren schyff […], Basel, Dieter Wuttke, 1494. Réimprimé, l’ouvrage est traduit en latin, en anglais puis en français par Pierre Rivière : Sebastian Brant, La Nef des folz du monde, Paris, Godefroy de Marnef, 1497. La correspondance de Conrad Peutinger relative aux découvertes a été publiée à la fin du dix-neuvième siècle : Barbara Greiff, « Briefe und Berichte über die frühesten Reisen nach Amerika und Ostindien aus den Jahren 1497 bis 1506 » [in]Tagebuch des Lucas Rem aus den Jahren 1494-1541, Augsburg, 1861, « Jahres-Bericht des historischen Kreis-Vereins im Regierungs-bezirk von Schwaben und Neuburg », p.111-172. Voir aussi : Conrad Peutinger, « De Lusitanis nautis qui in Indiam navigant » [in]Sermones conuiuales de mirandis Germaniae antiquitatibus, s.l., s.éd., 1505, fol. B iiv- biii.
4. La première vignette de la série, « in gennea », a fait l’objet de multiples analyses. L’une parmi les plus stimulantes demeure sans doute celle à laquelle s’est livré le philosophe Mudimbe dans The Invention of Africa. Vumbi Yoka Mudimbe, The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge, Bloomington, Indiana University Press, 1988, p.6-8. « in allago » a donné lieu à un nombre beaucoup moins important d’études. Ses enjeux n’en ont pas moins été bien analysés. Dans l’imaginaire du seizième siècle, l’Afrique reste méconnue. « Allago » évoque cette étendue qui se trouve entre la « Gennea » et l' »Arabia ». Walter Hirschberg et François-Xavier Fauvelle à sa suite citent un manuscrit latin : la Relatio Balthasaris Springer De Maxima Sua Marina Peregrinatione datant des années 1506-1508. L’auteur y écrit qu' »Allago » s’étend jusqu’aux frontières de l' »Arabia » et Sofala y apparaît comme étant une région frontalière. « Allago » correspond curieusement à cet espace que des navigateurs contournent tandis qu’ils quittent la côte de Guinée et évitent le Cap de Bonne-Espérance pour ne toucher terre ensuite qu’à Kilwa, Mombasa ou Mozambique. Sur ce manuscrit : Walter Hirschberg, dir., Monumenta Ethnographica [
], op.cit., vol.1, p.4 ; François-Xavier Fauvelle, Le Hottentot ou l’Homme limite. Généalogie de la représentation des Khoïsan en Occident, Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, Thèse de doctorat d’histoire, 1999, p.93.
5. Le statut dévolu aux peaux de bêtes dont sont revêtus les indigènes n’est pas ici sans ambiguïté. Si les fourrures animales réfèrent traditionnellement dans la culture judéo-chrétienne au péché originel, assimilables à des capes et associées aux sandales et aux bâtons, elles ne sont pas ici sans conférer une certaine noblesse aux habitants d' »Allago ». 8 Ces représentations procèdent, dans l’esprit, d’un riche répertoire iconographique référant à une tradition bien ancrée, dans lequel a abondamment puisé Albrecht Dürer. Certains attributs dont sont revêtus les personnages de cette vignette ne sont en effet pas sans rappeler les costumes des paysans bavarois à l’avènement du seizième du seizième siècle. L’attribut qui est sans doute le plus emblématique de cette vignette hormis les larges sandales est le chapeau dont la femme est parée. Sur la remarquable fortune des recueils d’habits imprimés au seizième siècle : Heinrich Doege, « Die Trachtenbücher des 16 Jahrhunderts » [in]Beitrage zu Bücherkunde Philologie August Wilmans gewidmet, Leipzig, 1903, p.429-444 ; Daniel Defert, « Vêtir ceux qui sont nus. Costumes et coutumes au XVIe siècle » [in]Droit et Cultures, n°4, 1982, p.25-48 ; Nicole Pellegrin, « Vêtements de peau(x) et de plumes : la nudité des Indiens et la diversité du monde au XVIe siècle » [in]Jean Céard et Jean-Claude Margolin, dirs., Voyager à la Renaissance, op.cit., p.509-530.
6. Sur les récits de voyageurs allemands manuscrits ou imprimés datant du seizième siècle : Michael Harbsmeier, « Reisebesch-reibtorisch-anthropologischen Untersuchung früh-neuzeitlicher deutscher Reisebeschreibungen » [in]Hans Jürgen Teuteberg & Antoni Maczak, Hrsg., Reiseberichte als Quellen europaischer Kulturgeschichte [
], Wolfenbuttel, Herzog August Bibliothek, 1982, « Wolfenbütteler Forschungen Band », p.20-25.
7. « Le pays d’Allago s’étend jusqu’en Arabie. Dans ce pays se trouve le royaume de Sofala dans lequel le peuple vit comme montré ci-dessous : on se couvre de peaux et de fourrures animales. Les hommes portent un étui ou un fourreau en bois ou en cuir sur leurs parties génitales. Les femmes se couvrent d’un morceau de fourrure, portent sur la tête une peau de mouton ou d’un autre animal. On attache la pénis des garçons vers le haut. Quelques-uns ont les cheveux recouverts d’un enduit. Ils vivent sous terre ; il y a là beaucoup de bufs, de grands moutons et d’autres animaux. Le peuple parle en claquant de la langue. Au lieu d’argent on utilise le fer pour les marchandises. Les gens portent des baguettes de bois. Leurs armes sont de longs javelots et des pierres. Ils portent d’amples sandales de cuir aux pieds. » B. Springer dise nachuolgenden figüren des wandels und gebrauchs der kunigreich […] op.cit. Rééd. en fac-simile [in]Walter Hirschberg, Monumenta Ethnographica, op.cit., vol.II, p.4.
8. Avant d’être consignés sous la forme de notes manuscrites et transformés en récit, les périples accomplis par les voyageurs ont d’abord fait l’objet de nombreuses relations orales ; aussi et ainsi que le note fort justement Michael Harbsmeier, les récits de voyage rédigés et imprimés ne rendent-ils compte que très partiellement du volume et de la nature des informations transmises par les voyageurs au retour de leur expédition et doivent-ils appréhendés comme les témoignages d’une élite cultivée minoritaire. Sur ce point : Luis de Matos, L’Expansion portugaise dans la littérature latine de la Renaissance, Lisboa, Fundaçao Calouste Gulbenkian, 1991, « Desco-brimentos portugueses e ciência moderna », p.256 ; Michael Harbsmeier, « Elementary structures of otherness. An Analysis of sixteenth-century German travel accounts » [in]Jean Céard et Jean-Claude Margolin, dirs., Voyager à la Renaissance, op.cit., p.337.
9. A l’inverse de nombre de relations imprimées à cette époque, la narration n’est pas impersonnelle. Sur ce point : Anne-Sophie Germain, « Sens du réel ou regard politique ? Ambiguïtés des realia dans la série iconographique ornant le récit de voyage aux Indes de Balthasar Springer (1505-1506) »[in]Danièle Buschinger, dir., Médiévales. Les « Realia » dans la littérature de fiction au Moyen Age, Amiens, Presses du « Centre d’Etudes Médiévales » Université de Picardie-Jules Verne, 2000, p.62-72.
10. Véritables cortèges de nations sauvages, ces séries annoncent ces recueils de costumes qui seront abondamment imprimés au cours de la seconde moitié du seizième siècle et qui contribueront à véhiculer et ancrer dans l’imaginaire collectif européen un certain nombre de stéréotypes et de clichés sur les populations rencontrées aux quatre coins du monde et dont le Recueil de la diversité des habits [
] constitue un exemple. François Desprez, Recueil de la diversité des habits qui sont à présent en usage tant es païs d’Europe, Asie, Afrique et Isles Sauvages, Paris, Richard Breton, 1562. Sur ce point : Daniel Defert, « Les collections iconographiques du XVIe siècle » [in]Jean Céard et Jean-Claude Margolin, dirs., Voyager à la Renaissance, op.cit., p.531-543 et « Vêtir ceux qui sont nus. Costumes et coutumes au XVIe siècle » [in]Droit et Cultures, op.cit., p.25-48.
11. Comme l’a bien vu Anne-Sophie Germain : « dans un système à l’indépendance croissante, les objets curieux servent avant tout à reconnaître un personnage ou une situation, et à offrir le plaisir d’une découverte visuelle de l’extraordinaire. » Anne-Sophie Germain, « Sens du réel ou regard politique ? Ambiguïtés des realia dans la série iconographique ornant le récit de voyage aux Indes de Balthasar Springer (1505-1506) »[in]Danièle Buschinger, dir., Médiévales. Les « Realia » dans la littérature de fiction au Moyen Age., op.cit., p.62.
12. « Le monde de l’Afrique et de l’Orient, note Anne-Sophie Germain, vient à l’Europe paré de ses richesses et des insignes de sa puissance, armes brandies, et rois exotiques avec leur suite. La série manifeste ainsi une prise de pouvoir par le regard de tous les peuples présentés, illustrant en profondeur la prise des villes d’Afrique orientale par les Portugais, soucieux d’établir leurs comptoirs en lieux et places des comptoirs Maures. » Anne-Sophie Germain « Sens du réel ou regard politique ? Ambiguïtés des realia dans la série iconographique ornant le récit de voyage aux Indes de Balthasar Springer (1505-1506) », ibid., p.67.
13. C’est la raison pour laquelle certains de ces ornements sont délibérément grossis, comme les pierres précieuses des chevelures des habitants de l' »India », les armes du guerrier de « Guinea » ou les sandales des habitants du pays d' »Allago ». Le grossissement permet à l’illustrateur de rendre compte à sa manière de la singularité des populations rencontrées par le voyageur mais également de mettre en valeur leurs richesses. Concernant les habitants du pays d' »Allago », la nudité, les peaux, la fourrure animale, les sandales, les colliers de boyaux et les bâtons sont les éléments que l’illustrateur a choisi de mettre en évidence respectant scrupuleusement en cela la description esquissée par Springer. La qualité de l’impression et celle de l’illustration attestent de sa volonté de livrer un récit destiné autant à l’instruction qu’au plaisir de son lectorat.
14. Hans Burgkmair [in]Der Weiss Kunig, eine erzehlung von den thaten Kaiser Maximilian des Ersten, von Marx Treitzaurwein aus dessen angeben zusammen getragen, nebst den von Hanssen Burgmair dazu verfertigten holzchnitten, s.l. [Augsbourg], s.éd., s.d. Reprod. [in]Walter Hirschberg, dir., Monumenta Ethnographica, fruhe volker-kundliche Bilddoku-mente, Graz, Akademische Druck-u. Verlag-sanstalt, 1962-1967, 2 vol., vol.1, p.6. Daniel Defert fait mention d’un autre triomphe dont aurait formé le projet un certain Christoph Weiditz. Médailleur à Augsbourg, frère et élève de l’illustre Hans Weiditz, l’auteur des Herbarum Vivae Eicones, Christoph Weiditz est l’auteur d’une série de cent cinquante-quatre feuillets à la plume et à l’aquarelle, réunissant des portraits en pied et des saynètes de la vie publique et domestique pris sur le vif au cours de voyages à Madrid et aux Pays-Bas entre 1529 et 1532, et dont les motifs et la configuration ne sont pas sans annoncer, d’une part, les recueils d’habits, et d’autre part, la fameuse série de bois gravés dédiés au triomphe de Maximilien. Daniel Defert, « Les collections iconographiques du XVIe siècle » [in]Jean Céard et Jean-Claude Margolin, dirs., Voyager à la Renaissance, op.cit., p.531-543. Cit. p.533-534. Sur les aquarelles de Christoph Weiditz : Das Trachtenbuch des Christoph Weiditz von seinen Reisen nach Spanien 1529 und den Niederlanden 1531-1532, Berlin / Leipzig, De Gruyter Verlag, 1927.
15. Balthasar Springer, Die reyse van Lissebone om te varen na dy eylandt Naguaria in groot Indien gheleghen voor bi Callicuten en Gutschi dair dye stapel is van der specerien Daer ons wonderlijcke digen wed’uaren zu en dair wyveel ghesie helibe, als hier naghescreue staet. Welcke reyse gheschilde door de wille en ghebode des alder voor luchlischte Cons van Portegale Emanuel, Antwerpen, Jan Van Doesborch, 1508. Rééd. en fac-similé avec une trad. ang. : The Voyage from Lisbon to India 1505-06, London, Stevens, 1894. Being an account of journal by Americus Vespuccius translated from the contemporary flemish by George Frederick Barwick and Janet Barwick, and edited with a prologue and notes by Charles Henry Coote. British Library 10058.c.5. L’éditeur l’a faussement attribué à Amerigo Vespucci. Une traduction anglaise de ce récit a été imprimée en Anvers en 1520. Le seul exemplaire connu est conservé dans un fonds de la British Library. Trad. ang. : Of the newe landes and of ye people founde by the messengers of the Kynge of portygale named Emanuel. Of the X. dyuers nacyons crystened. Of pope John and his landes and of the costely keyes and wonders molodyes that in that lande is, s.l. [Anvers], John Doesborch, s.d. [1520]. British Library 2374.h.6. Rééd. [in]The First three English books on America [1511 ?]-1555 A.D., Edinburgh, Turnbull & Spears, 1885. Being chiefly translations, compilations, &c. edited by Edward Arber. British Library W.7136.OIOC et Mic.F.232. ; Balthasar Springer, Die Merfart und erfarung nüwer Schiffung und wege zü viln oner-kanter Inselm und Künigreichen, von dem groszmechtigen Portugaliche Kunig Emanuel […], s.l. [Nuremberg], s.éd., s.d. [1509]. Rééd. en fac-similé : Balthasar Springers Indien-fahrt, 1505/06, wissenschaftliche Wurdigung der Reiseberichte Springers zur Einfuhrung in den Neudruck seiner « Meerfahrt » vom Jahre 1509, Strasbourg, Heitz, 1902. Edité par Franz Schulze. Sur les différentes éditions de ce récit imprimées à Stras-bourg, Mainz et Cologne en 1509 : Walter Hirschberg, dir., Monumenta Ethnographica, op.cit., vol.1, p.5-6 ; Balthasar Springer, De Nouo Mondo [
], Antwerpie, Iohanne de Doesborch, s.d. [1520]. Le seul exemplaire connu est actuellement conservé dans un fonds de la Biblio-thèque universitaire de Rostock. Rééd. en fac-similé : Franz Hümmerich, « Quellen und Unter-suchungen zur Fahr der ersten Deutschen nach dem portugiesischen Indien 1505/06 », op.cit., p.31-34 et De Nouo Mondo, Antwerp, Jan van Doesborch [About 1520], La Haye, Martinus Nijhoff, 1927. A facsimile of an unique broadsheet containing an early account of the inhabitants of South America together with a short version of Heinrich Sprenger’s Voyage to the Indies. Edited with transcription and translation of the latin texte, and introduction by Maria Elisabeth Kronenberg.///Article N° : 4016