En sortie le 1er septembre 2021 dans les salles françaises, le deuxième long métrage de Leyla Bouzid était présenté en clôture de la Semaine de la critique au festival de Cannes. Délicat et sensuel, un beau film sur l’éveil amoureux d’un jeune arabe.
Dans son premier long métrage, A peine j’ouvre les yeux (2015, cf. critique 13359), situé en 2010 juste avant la révolution tunisienne, la jeune Farah chantait intensément des textes appelant à changer l’état des choses. Dans ce deuxième long, c’est encore Farah le nom de la jeune étudiante tunisienne dont Ahmed, un jeune de banlieue d’ascendance algérienne, tombe amoureux. Les deux Farah, sortes d’alter-ego de la réalisatrice, ont en commun l’énergie féministe et la volonté d’émancipation.
La continuité entre les deux films ne s’arrête pas là : avec le même chef opérateur, Sébastien Goepfert, Leyla Bouzid opte pour un contraste et une luminosité qui mettent chaque scène en pleine lumière. Mais alors que la caméra était plutôt portée dans le premier, elle est beaucoup plus calme ici, pour des images plus composées, en écho au cheminement d’Ahmed face à la déstabilisation que représente pour lui l’amour et le désir de et envers Farah.
Le travail sur les couleurs répond à l’exigence du sujet : dans un film qui parle d’érotisme, il fallait que la relation tortueuse des deux jeunes trouve écho dans des alliances chromatiques et physiques complexes. Il était important que les peaux soient douces et sensibles pour rendre positivement signifiante cette approche des corps, tout en manifestant la retenue. La réalisatrice indique même s’être inspiré d’Egon Schiele pour la posture des corps.
Une érotique donc, qui rende la gêne adolescente aussi bien que culturelle face au désir. Le pari est gagné : une sensualité diffuse émane des images alors que l’émoi amoureux se précise entre les deux jeunes. Le récit est cependant surtout centré sur le ressenti d’Ahmed dont la musique complexe et riche de Lucas Gaudin renforce l’écho : un jeune timide qui résiste au désir qui l’étreint, jusqu’à faire croire au rejet de celle qu’il aime. Epris de littérature, Ahmed (Sami Outalbali) découvre par l’intermédiaire de Farah (Zbeida Belhajamor) la littérature érotique arabe, à commencer par La Prairie parfumée de Cheikh Nafzaoui (15ème siècle) ou les Mille et une nuits. La poésie prend ainsi une grande place dans le film, avec des extraits de Le Chant de l’ardent désir d’Ibn Arabi (12ème siècle) ou Le Fou de Leyla (8ème siècle).
Audace d’une tradition aux antipodes de tout intégrisme, cette littérature sans complexe ni tabou aborde en toute liberté la séduction, la jouissance et la sensualité. Outre sa fonction d’éducation sexuelle, la description de la relation amoureuse y est une métaphore de sa dimension métaphysique. Plus de cent mots décrivent en arabe les états amoureux. Si Leyla Bouzid, qui a elle-même étudié la littérature à la Sorbonne, s’appuie sur ces références, c’est pour la magie des mots mais aussi pour ancrer sa démarche dans cette tradition aujourd’hui trop méconnue, l’image de la culture arabe était devenue avant tout rigoriste. L’exposé d’Ahmed sur la poésie arabe à la fac est centré sur l’obstacle que développe le poète en soi-même pour vivre charnellement son amour en célébrant une muse plutôt que faisant face à la réalité. Le parallèle avec le blocage politique est opéré par le père d’Ahmed, journaliste contraint de quitter l’Algérie durant les années noires.
Leyla Bouzid évite le champ-contre champ : Ahmed et Farah sont tous deux à l’écran, l’enjeu restant de figurer l’approche incertaine des deux corps qui cherchent le mystère de leur rencontre malgré leurs caractères opposés et leur voie d’expression du désir. Un entre-deux en somme, cet espace que se cherchent les couples qui leur permet d’être à la fois deux et chacun séparément. A travers les fragilités, une initiation est en route qui demande du temps et de l’écoute, qui passe par la conscience de la fuite, le dépassement du non-dit et du refuge dans la virilité de façade des potes de la cité. Ahmed est en outre handicapé par sa méconnaissance de la langue arabe, face à une Farah qui en joue pour le séduire. C’est dans cette référence culturelle qu’il peut puiser la réponse à ses doutes.
Il y a chez Ahmed ce désarroi, ce spleen moderne – exploré par exemple par Djinn Carrénard et Salomé Blechmans dans FLA (faire l’amour), ouverture de la Semaine de la critique en 2014 – qui saisit les hommes partagés, qui ne savent plus décider, qui semblent se laisser emporter par ce qui se propose dans l’instant, qui le regrettent, reviennent sur leurs pas, là où ne les attend que ressentiment d’avoir été lâché. Mais là où ce film invitait à déconstruire l’idéal d’amour que le cinéma implante dans les têtes, Leyla Bouzid se concentre sur les dénis culturels qui empêchent les hommes arabes de s’ouvrir à la relation amoureuse.
Alors que ceux sur les jeunes filles sont pléthore, les films sur l’éveil amoureux des garçons restent assez rares pour qu’on n’applaudisse pas l’essai gracile de Leyla Bouzid, qui ose ainsi parler de l’autre sexe et le fait avec cœur, de très délicate façon, aidée par l’engagement de très expressifs acteurs. En assumant ainsi un regard féminin sur un ressenti masculin, elle fait de son film un appel à tous les garçons de maîtriser leurs peurs et leurs autocensures, de transgresser leurs inhibitions pour s’ouvrir à l’amour sans tomber dans les travers du machisme ambiant.