Événements

Le regard sur soi en situation de crise :
(re)lectures de quelques auteurs à propos de la guerre civile du Congo-Brazzaville : Une conférence de Patrice Yengo, Anthropologue

Français

Séance animée par Abdoulaye GUEYE, Université d’Ottawa, Canada

Résumé
De 1993 à 2002, le Congo-Brazzaville a été le théâtre de violences politiques d’une intensité sans précédent dans l’histoire de ce pays. Et de juin 1991, date à laquelle la Conférence Nationale a pris fin, au mois d’avril 2002 qui signe le « triomphe » électoral de Sassou-Nguesso, la somme arithmétique des morts, des déplacés, des sans-logis a crû de manière exponentielle : 3000 morts en 1993, 15 000 en 1997, combien ont ils été à partir de 1998? Cette dernière séquence est d’ailleurs la plus meurtrière. C’est d’une catastrophe humanitaire qu’il s’agit désormais, comme le soulignent Médecins Sans Frontières et Action Contre la Faim. Des réfugiés tentent-ils de revenir dans leur foyer qu’ils se trouvent appréhendés par des miliciens : 350 jeunes disparus au port fluvial de Brazzaville en mai 1999, 20 000 femmes violées, autant de morts dans les combats. Ces chiffres ne sont pas exhaustifs. Les villages sont déserts et les régions du sud du pays contrôlées par les forces miliciennes du gouvernement se vident de leur force de travail.
La presse occidentale a été prise de mutisme face aux horreurs perpétrées au Congo-Brazzaville au moment même où elle montait en exergue la criminalisation politique de Milosevic au Kosovo. En revanche, jamais évènements n’auront laissé libre cours aux journalistes essayistes et intellectuels congolais qui se sont abondamment exprimés sur l’horreur.

Guerre incivile, guerre contre les civils, bêtise humaine, génocide Š.. voilà les mots par lesquels ces auteurs désignent les évènements auxquels ils ont été confrontés. Ces termes recouvrent-ils des faits objectifs ou témoignent-ils d’une angoisse face à une situation devenue anomique ? Tel est le sens des interrogations qui devront nous permettre de faire le point critique des problématiques et des modalités d’explication – souvent partisane – des auteurs congolais sur la violence dégénérative qui a frappé leur pays. Les situations de tensions extrêmes sont propres, en effet, à diminuer la capacité à comprendre les phénomènes sociaux dans lesquels l’on se trouve investi, accroissant dans la pensée des constructions de l’imaginaire qui sont d’autant plus facilement naturalisées qu’elles sont attribuées au camp adverse. La guerre civile comme situation limite permet le surgissement de ces constructions faites d’amas de vérités préétablies et de fantasmes collectifs. Celles-ci s’avèrent suffisamment « réelles » pour servir de mobiles pour des actions collectives mais totalement inopérantes pour sortir l’histoire des pays africains des présupposés dans lesquels elle se trouve enfermée.

En s’affranchissant des déterminations sociales et politiques connues jusqu’ici, une situation de guerre civile est porteuse d’expériences d’hyper-inflation de violences où se chevauchent violences prosaïques ou stratégiques, en même temps que se déclinent les identités sociales. C’est en cela qu’elle peut être caractérisée de catastrophe au sens où l’entendait Walter Benjamin. En ce sens que la violence cesse d’être un intégrateur social et politique, et ne se présente plus, au moins pour les acteurs, que comme un phénomène de dérégulation et de perte de sens. C’est la mé-compréhension de cette singularité à l’intérieur de laquelle s’articulent les différents niveaux de mise en scène de la violence que se situe la difficulté des intellectuels congolais à appréhender la violence surgie dans leur pays. Analysée autrement que comme p roduit des acteurs politiques au service d’intérêts économiques extérieurs ou schématisée par les oppositions géo-ethniques, la crise politique qui a dégénéré en guerre civile au Congo-Brazzaville souffre de ne pas être inscrite dans la dynamique convulsive de l’invention démocratique en Afrique. D’où elle aurait pu apparaître comme l’expression de la conflictualité entre l’exigence sociale de changement formulée lors de l’ouverture démocratique des années 1990 et la préservation de l’ordre politique antérieure dans un contexte général de globalisation de l’économie et de recherche de nouveaux équilibres géopolitiques post-bipolaires.
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