Le 25 mai dernier, à Minneapolis aux États-Unis, George Floyd meurt lors d’une interpellation policière. Étouffé pendant 8 minutes et 46 secondes. Une mort filmée par des témoins, un film qui fait le tour des réseaux sociaux. Et moi, je remonte le fil de mes souvenirs. Et puis comme je cherche, je trouve. Chronique.
1969
Quand j’étais petite, mon père aimait nous raconter ses histoires de jeunesse. Mais ces histoires-là n’avaient rien de léger, comme la jeunesse est légère. Elles avaient pour lieu principal le « panier à salade ». Dans les années 1970, c’est le terme d’argot pour dire « fourgon de police ». Mon père passe donc une partie de sa jeunesse à se faire embarquer dans le « panier à salade ». Pourquoi ? Son nom, sans doute, Tahar Sadai. Son accent aussi, aux mélodies d’Algérie. Et puis son métier, manœuvre à l’usine. Un pauvre, donc. Orphelin de la Guerre d’Algérie à l’âge de 9 ans, mon père quitte la Kabylie pour Alger à l’âge de 16 ans puis Alger pour Paris à l’âge de 19 ans. En 1969, 7 ans après l’Indépendance de l’Algérie. À l’époque, on ne loue pas d’appartement aux Algériens. Mon père habite rue des Partants, dans un hôtel du 20ème arrondissement tenu par un Kabyle, avec des cousins du village. C’est les Trente Glorieuses et il y a du travail pour les ouvriers. Heureusement, parce que mon père se fait renvoyer plusieurs fois par semaine. On le juge trop « désobéissant ». Mon père ne se laisse pas abattre pour autant et vit sa jeunesse en fumant des cigarettes et en jouant de la musique avec ses copains. Mais cet Algérien heureux, c’est intolérable. Il finit donc ses soirées dans le « panier à salade » puis en garde à vue, au seul motif de ne pas être assez invisible. C’est aussi ce qu’on appelle une « ratonnade ».
1986
Moi, ces histoires m’ont marquée. Si mon père les racontait joyeusement, je sentais pourtant que quelque chose n’était pas normal. J’étais triste parce qu’il n’avait pas eu le même droit à l’insouciance que d’autres. En 1986, je rentre au Cours Préparatoire. La veille de la rentrée, mon père m’interdit de dire à mes camarades que je viens d’Algérie. Tu es une française, il me dit. Il me fait un peu peur. Je grandis dans le quartier parisien de Ménilmontant, un quartier d’immigrés, de pauvres et de punks. Je sais qu’il y a un autre monde, ailleurs. Je le vois bien à la télé et quand on prend la voiture pour aller faire des courses à Auchan, le samedi. Des gens plus blancs, plus riches, plus paisibles. Je n’appelle pas encore ça le privilège blanc. En 1986, un jeune étudiant appelé Malik Oussekine meurt sous les coups de trois policiers voltigeurs. Il a 22 ans et n’a rien fait de mal. Chez nous, on regarde toujours le journal télé pendant le diner. Et on en parle beaucoup, de Malik Oussekine. J’ai six ans et je repense au « panier à salade » et je sens que quelque chose n’est pas normal. En 1986, je comprends que certaines vies ont moins de valeur. Que la vie de mon père et de ma mère a moins de valeur. Je prie pour ne pas avoir une tête d’Arabe quand je serai grande.
1995
Dans les années 1990, je commence à poser des mots sur le réel qui m’entoure. Mon frère ainé, élève brillant et éternel premier de la classe, est refusé en classe de seconde par les meilleurs lycées parisiens. Quand mon père reçoit la nouvelle, il passe deux jours au lit, désespéré. Je ne comprends pas bien pourquoi, mais je repense encore au « panier à salade ». En 1993, Makomé M’Bowolé meurt d’une balle dans la tête dans un commissariat du 18ème arrondissement. Il a 17 ans et n’a rien fait de mal. Moi, je change. Je suis tout le temps en colère. Heureusement, pour me calmer, il y a le rap, le basket et le graffiti. Et puis c’est les débuts des mobilisations antiracistes du Mouvement de l’Immigration et des Banlieues. On colle des affiches. Il n’y a pas encore internet, évidemment. Mon père n’aime pas ça, alors je me cache. Je sais qu’il a peur que je finisse dans le « panier à salade », comme lui. Il sait très bien qu’entre sa génération et la mienne, rien n’a changé. Et cette menace de l’humiliation, il finit par la voir partout. Dans son taxi, il est convaincu que tous les clients sont racistes. Cette menace de l’humiliation, elle le rend fou. Et puis un jour, elle le tue.
Sur les réseaux sociaux, partout cette semaine la même phrase : « Nous sommes fatigués ». L’histoire de mon père n’a rien d’exceptionnel. Nous sommes les enfants d’indigènes humiliés, battus, maltraités. Des indigènes qui ont prié pour que nous ne connaissions jamais le « panier à salade ». Et nous, nous mourons en direct sur Instagram.
Célia Sadai