On a trouvé un antidote à la charge raciale

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Depuis plusieurs semaines, la mobilisation antiraciste et contre les violences policières bat son plein. A la télé, on débat sur le racisme systémique. Le Défenseur des Droits dénonce publiquement le racisme systémique. On dirait que l’avenir est plein de promesses. Et moi, je n’ai plus de force. Le poids de la charge raciale est devenu trop lourd à porter. Chronique.

L’œil de Jean-Marie

Quand j’étais petite, à la maison, on n’avait pas le droit de dire « Jean-Marie Le Pen ». C’était comme un gros mot. Alors, bien avant MC Solaar, on l’a surnommé Le Stylo. Pour moi, Le Pen c’était le chacal de mon enfance, celui des histoires que mon père nous contait le soir, des histoires où des hordes de chacals attaquaient des petits enfants qui jouaient dehors en pleine nuit parce que leurs parents étaient morts à cause de la Guerre d’Algérie. Un jour, mon père m’a raconté l’histoire de l’œil de Jean-Marie Le Pen. « – Le Pen militait aux côtés de l’OAS pendant la Guerre d’Algérie, il torturait des Algériens ! Un jour, un Algérien du FLN lui a tiré dans l’œil. Et depuis qu’il a perdu son œil, Le Pen hait les Algériens ! » J’étais obsédée par cette histoire cousue de toutes pièces, dont j’ai cru chaque mot. Le Pen et son cache-œil de pirate me donnait l’impression que la guerre n’était pas finie, qu’une milice de l’OAS allait nous tomber dessus, pour venger l’œil de Jean-Marie.

A l’époque, on entendait beaucoup parler de SOS Racisme à la télévision. A chaque fois, mon père prenait la télécommande et changeait de chaîne « – Je n’ai pas besoin de ces ânes bâtés pour me défendre ! Ils sont comme le PS, ils voudraient qu’on soit des victimes et qu’on reste à notre place ! » Mon père avait tout le temps la télécommande dans la main. Il détestait en particulier la vulgarité, le PS et la publicité. Alors, il fermait le son. Et nous interdisait de répéter à l’extérieur ce qu’il disait à l’intérieur.

 

Une Indigène en Amérique

En 2005, je découvre l’Appel des Indigènes de la République, puis Houria Bouteldja, puis le Parti des Indigènes de la République. J’y retrouve tout ce qu’il y a dans ma tête, des intuitions aux savoirs, des contradictions aux espoirs. Je me sens légitime à prendre enfin la parole, à dire à l’extérieur ce que je pense à l’intérieur. Et ça se passe mal et je perds beaucoup d’amis chers, des amis blancs. On me dit trop agressive, trop « névrosée » par mon identité : « – Tu veux qu’on te dise quoi ? On n’est pas responsables de la colonisation ! Et bientôt tu vas nous traiter de racistes ? » Et moi, je ne sais pas quoi répondre. Mon monde est à l’envers.

Trois ans plus tard, je pars vivre aux Etats-Unis. Là-bas, on me reproche de ne pas être assez agressive, d’être trop « blanchie » : « – Tu es algérienne, vous avez foutu les colons dehors, tu n’es pas blanche ! » Pour eux, l’Algérie, c’est la capitale mondiale de la révolution. Moi qui croyais que c’était la France de 1789. Je révise peu à peu mes cartographies mentales, et j’inverse les centres et les périphéries, les victoires et les défaites, les maîtres et les esclaves. Dans ce nouveau monde subversif, je ne suis plus fragile. Je suis enfin à l’endroit.

L’antidote de Rokhaya

A mon retour des Etats-Unis, je rencontre Rokhaya Diallo qui intervient au Musée Dapper. Sur un bout de trottoir, on discute littérature africaine et antiracisme. Je lui dis « – Tu devrais te présenter aux présidentielles. » Elle rit : la politique, ce n’est pas pour elle. Depuis, je lui suis restée fidèle. Des Y a bon awards au podcast Kiffe ta race, je suis toujours dans les parages. Il y a quelques jours, elle a publié une tribune sur Slate.fr. Et cet article, c’est un antidote à la charge raciale qui m’accable depuis l’enfance : « Affronter des situations violentes ou humiliantes et continuer à vivre sa vie, c’est déjà résister contre une assignation violente. Nous n’avons pas tous et toutes vocation à devenir des justicièr·es de l’antiracisme. »

Chez ma mère, il y a une photo sur le mur. Sur cette photo c’est moi chez ma tante Fatima. J’ai 8 mois et je marche pour la première fois, le poing levé comme un bébé frondeur : François Mitterrand vient juste d’être élu et mes parents n’ont pas encore le droit de vote. Depuis ce jour de 1981, je marche, coupable de n’en faire jamais assez, ou de parfois vouloir m’extraire de la lutte. Mais je ne suis pas Léonora Miano, ni Assa Traoré, ni Maboula Soumahoro. Alors, je fais ce que je peux, dans mon monde à l’endroit.

Célia Sadai

 

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