Dans mon grenier, il n’y a rien

[Chronique de Célia Sadaï ]

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Dans ma tête, ma mère est née à l’âge de 18 ans et mon père est né à l’âge de 19 ans. Dans ma tête, ils sont nés quand ils sont arrivés en France. De leur vie en Algérie, je n’ai aucune trace. Ni cahier d’école, ni photo de bébé joufflu. Dans mon grenier, il n’y a rien. Chronique.

 La malle

Chez moi, il y a une malle en fer, trouvée dans une rue de Paris. Une malle un peu cabossée, de couleur vert foncé et rouillée par endroits, parce qu’elle revient de loin. De l’Algérie de 1962, si l’on en croit les journaux qui en tapissent le fond. Du crépuscule de la colonisation et de l’aube de l’Indépendance. Sur cette malle, on a écrit à la peinture blanche :

Exp. R. Rivière
40, Boulevard Saint Saëns, Alger
Destinataire – René Rivière
39, Rue Carvès, Seine – Montrouge

Le Boulevard Saint Saëns n’existe plus. Après l’Indépendance, il a été rebaptisé Boulevard Mohamed V, en hommage au Roi du Maroc indépendant, lui aussi.

René Rivière n’existe sans doute plus, puisqu’il est né en 1900 à Ménerville, rebaptisée Thénia, dans la Wilaya de Boumerdès. Sur internet, quelques archives le décrivent comme un élu patriotique au Conseil de la République pour le département d’Alger. René Rivière, c’est un pied-noir, et sa malle me raconte l’histoire des rapatriés d’Algérie. Mon père m’a toujours dit qu’il faut respecter les pieds-noirs parce que “du jour au lendemain, ils ont tout perdu”. René Rivière a sans doute tout perdu. Alors, je me demande pourquoi cette malle a été jetée sur un trottoir de Paris. Je me dis que les enfants de René Rivière n’en voulaient pas, de ces histoires d’Algérie. Et que René Rivière, il a peut-être fait quelque chose de mal, en Algérie.

L’armoire

Quand j’étais petite, ma mère disait toujours “- Quand on est arrivés en France avec ton père, on ne possédait rien, pas même une fourchette ! ” Alors un jour, j’ai compté les fourchettes dans le tiroir du buffet. Il y en avait tout un tas, et je me suis demandé comment on arrive à posséder tout un tas de fourchettes quand on n’a eu aucune fourchette au départ. J’ai été élevée par des bâtisseurs, pas par des héritiers. Et tandis qu’ils bâtissaient, moi je fouillais l’immense armoire de leur chambre, à l’affût de la moindre preuve que mes parents avaient bien existé, avant la France.

Shootée à l’adrénaline, je fouillais, donc, les souvenirs des autres. En vain. J’ignorais qui étaient ces inconnus sur les photos, d’où venaient ces parures et ces bijoux kabyles ou ces lettres dont l’écriture italique était indéchiffrable. Pour remplir mon grenier, j’avais besoin d’histoires, comme un cartel de musée, avec des dates, des lieux, des noms. Mais mes parents bâtisseurs n’avaient pas le temps du conte. J’ai donc grandi au seuil d’une déchirure, déshéritée à mon tour entre les murs d’un grenier vide.

La trace

Un jour de mes 5 ou 6 ans, j’ai vu mon père malheureux, pour la première fois. On avait volé son sac. Et dans le sac, il y avait l’unique photo qui lui restait de sa maman. Ma grand-mère était agent de liaison pendant la Guerre d’Algérie. Quand mon père avait sept ans, elle a été arrêtée, puis exécutée par l’armée française. Sans sépulture.

Depuis cet événement, j’ai accumulé des traces. Obsessionnellement. Des traces à laisser après ma propre mort. Des tickets de cinéma, des billets de théâtre, des cartes d’embarquement, des cartes d’étudiant, de bibliothèque, d’adhésion au club de sport, des lettres d’amour, des fleurs séchées, des livres annotés, mes notes de cours du collège à l’université … Un mausolée aujourd’hui conservé dans le grenier de ma mère.

Et puis un jour, je n’ai plus rien gardé. J’ai renoncé à devenir le fantôme de ceux et celles qui me survivront. J’ai accepté d’être une passante. Une présence.

L’été prochain, je me suis promis de vider le grenier de ma mère.

 

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