Lidl : « Quand tu y allais, on en revenait »

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Cette semaine, les baskets Lidl revendues sur eBay pour plus de mille euros ont fait la une des médias. Sur les réseaux sociaux, certains font l’éloge funèbre de la marque discount de leur enfance, désormais propriété des Instagrameurs. Et moi, je pleure des larmes intersectionnelles pendant que les riches s’approprient notre culture de pauvres. Chronique.

Des cochons dans l’auge

Quand j’étais petite, ma mère tenait la bourse du foyer. Elle n’était pas pingre, mais débrouillarde. Bien avant internet et le téléphone portable, elle connaissait tous les bons plans du coin et au-delà. Elle disait souvent avec fierté « – Moi, je ne me suis jamais retrouvée dans le rouge ! » Mes parents parlaient beaucoup d’argent alors j’ai su très jeune ce qu’était un découvert, un compte bancaire, un plan d’épargne. Plus tard, j’ai compris que quand on ne manque pas d’argent, on ne parle pas d’argent. On occupe d’autres lieux de parole, souvent moins stratégiques.

Mon enfance a été quadrillée entre le marché de Belleville, ED et Leader Price. Pour la viande et la semoule, il y avait Barbès et les abattoirs de la Villette. En poussant plus loin, il y avait Aldi ou Cora. Cela, jusqu’à l’ouverture d’un Lidl, dans le 20ème arrondissement de Paris, dans les années 90. Je me souviens en particulier des crèmes au chocolat Milbona et du chocolat Fin-Carré à 50 centimes la tablette. On y trouvait les imitations de tous les produits qu’on ne pouvait pas s’offrir. Lidl, c’était le QG des pauvres. Des pauvres méprisés jusque dans le ventre, car beaucoup disaient déjà « – Lidl, c’est de la merde ! » Donc nous les pauvres, étions des cochons dans l’auge Lidl.

20 ans de retard

Dans les années 90, il y a eu ce sketch où Jamel Debbouze raconte son enfance passée dans les rayons de ED avec ses pots de Mutella : « –  Mais ED, c’était pour les bourges. Pour les vrais pauvres du prolétariat, il y avait les supermarchés Lidl. Eux, ils n’avaient pas le Mutella, mais des pots de quelque chose. J’ai grandi avec des pots de quelque chose. » Le sketch est devenu viral, je le rejouais inlassablement avec mes frères et mes copains du quartier. La culture Lidl nous rendait complices et fiers d’être pauvres. Aujourd’hui encore, j’ai Lidl dans le sang. Même si j’ai les moyens d’aller au Monoprix.

En ce moment sur Ebay, on revend des baskets Lidl à 13 euros pour des milliers d’euros. Sur Instagram, des tops model s’affichent en chaussettes-claquettes Lidl. Pour moi, c’est ça, l’appropriation culturelle. La mode des riches, c’est aussi le pillage de la culture des pauvres. Avec 20 ans de retard, parce que quand ils y vont, on en revient.

Polo Lacoste

Un jour, quelqu’un m’a dit : « – Quand un Arabe conduit une smart, c’est qu’elle n’est plus à la mode. » Ça m’a fait penser au Polo Lacoste. Dans les années 90, le polo Lacoste était très à la mode chez les jeunes racisés. On appelait ça « un kosla ». Moi, j’en avais acheté un faux à un vendeur ambulant, pour 10 francs, sous le pont du périphérique à l’entrée des Puces de Clignancourt. Le petit crocodile, il était hyper sémiotique à nos yeux. Il signifiait qu’on avait beau être pauvres, on avait la classe. Il signifiait aussi qu’on appartenait à la culture hip-hop, puisque Lacoste était une des marques fétiches de nos rappeurs préférés. Bref, on avait resémantisé le crocodile en petit logo communautaire.

Je me souviens que la marque s’en était plainte, nous accusant d’être à l’origine d’une baisse des ventes (sans compter que pour la plupart d’entre nous, nous portions des imitations). Pour Lacoste, nous dégradions leur image de marque : la bourgeoisie blanche férue de tennis ne voulait évidemment pas nous ressembler. C’était dans les années 90, tout ça. Ensuite il y a eu les années 2010. Et avec son retard habituel de 20 ans, la bourgeoisie blanche s’est emparée de la culture hip-hop, déclaré jusqu’alors ‘sous-culture de cailleras’. Et la marque Lacoste a choisi pour égérie le (très beau) rappeur Moha La Squale. C’est ça, l’histoire de l’Arabe qui conduit une Smart. Il y aura toujours un moment où l’on achètera une Smart parce que c’est un Arabe qui la conduit.

Célia Sadai

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