Faire tomber les masques

Entretien d'Olivier Barlet avec Oliver Hermanus à propos de Skoonheid

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Nous sommes au Festival de Cannes et votre film est dans la sélection Un Certain Regard. Qu’avez-vous ressenti en apprenant que vous étiez sélectionné à Cannes ?
Je suis resté très silencieux. Je n’ai pas parlé pendant plusieurs heures ! C’était un choc en quelque sorte. Quand tu passes autant de temps à essayer d’accomplir quelque chose et cela arrive, je me sentais épuisé ! Tout mon stress s’est relâché. Mais je travaillais encore sur le film, donc je n’ai pas eu beaucoup de temps pour réagir. Il fallait que je retourne tout de suite au travail. Mais c’est une expérience vraiment étonnante. C’était aussi très chouette de pouvoir le dire à ma famille, de pouvoir téléphoner à ma mère pour lui annoncer la nouvelle.
Vous êtes déjà venu à Cannes pour participer à la Cinéfondation. Comment cela s’est-il passé ? Qu’est-ce que cela vous a apporté et de quelle manière cela a contribué à améliorer votre projet ?
La Cinéfondation est géniale. C’est un moyen d’apprentissage indirect car tu vis avec d’autres cinéastes d’autres pays et chacun a un style différent. Tu apprends davantage, de manière contournée, en partageant. Après l’écriture du scénario, la première chose qui s’est passée est que j’ai dîné avec d’autres personnes qui étaient là avec moi et nous en avons parlé. C’est génial pour un cinéaste de pouvoir écrire un scénario, puis de se trouver face à six autres cinéastes écrivant chacun leur scénario, et d’en parler. Le travail s’en trouve amélioré. Donc c’est un lieu incroyable et cela m’a aussi donné l’occasion de rentrer en contact avec l’industrie cinématographique française, ce qui m’a permis de rencontrer le producteur de ce film. Alors oui, c’était une étape importante.
Réfléchissiez-vous à ce film depuis longtemps ?
Pas vraiment. L’idée m’est venue fin 2009 et dès le milieu de 2010, j’avais déjà écrit cinq ou six versions. C’était agréable, car Shirley Adams était très long, j’étais jeune ; l’idée que ce soit rapide entre le démarrage et l’aboutissement me plaisait.
Comment est venue l’idée de faire un film si provocateur ?
Je pense que j’avais envie de faire quelque chose de très différent de mon film précédent. Je voulais aborder un personnage qui était plus difficile à comprendre. Mon premier film a été une sorte d’apprentissage, mais j’y avais choisi un personnage plus simple. Elle était une victime, une mère, et c’était plus facile pour les spectateurs de s’identifier à elle, de compatir. Ici, je voulais me lancer un défi en choisissant un personnage plus dynamique. Le défi de l’écriture, de la mise en scène, du narratif était de parvenir à ce que le spectateur se dise, oui je l’aime, puis, non je ne l’aime pas, puis peut-être que je l’aime. C’est un voyage permanent.
C’est intéressant, car le film n’est jamais raconté du point de vue du personnage. C’est comme s’il regardait le monde, et vous le montrez souvent en train de regarder les autres, mais votre caméra le regarde également…
C’est le point de vue du spectateur, et sans doute le mien également. Je pense que, conceptuellement, quand on regarde un film, on regarde quelque chose et quelqu’un et j’adore regarder les gens. Attendre un avion dans un aéroport ne me dérange pas parce que je peux m’asseoir et regarder. On apprend, voit et comprend beaucoup sur les gens en observant leur comportement. J’adore ça et pour moi c’est toujours un sacré défi car j’adore devoir recréer la réalité car, devant la caméra, c’est un moment fictif. C’est un moment reconstruit durant lequel il faut recréer la réalité.
Vous jouez beaucoup sur la question de la langue, sur l’afrikaans et l’anglais. Pour ces gens, l’anglais représente une sorte de réalité externe, le signe d’une nouvelle société qui arrive.
Oui, ce qui m’intéresse avec l’afrikaans, ou avec ceux qui parlent afrikaans, à Bloemfontein en Afrique du Sud, c’est que c’est vraiment une société à part. C’est une langue très évoluée, très belle, et pour moi, ce qui est intéressant c’est qu’elle soit partie intégrante de l’Afrique du Sud. Mais je ne viens pas de cette partie de l’Afrique du Sud. Je voulais donc parler de la dynamique d’une langue qui est peut-être en train de s’éteindre, car beaucoup de ces jeunes parlent en anglais avec leurs amis, car tout le monde parle en anglais, même si leurs parents parlent afrikaans. Donc, pour moi, c’était intéressant aussi de rentrer dans cette société, car j’étais un touriste. Je ne suis pas issu de cet héritage, je ne suis pas de cette ville, je ne suis pas issu de ce genre de culture, donc j’ai vraiment apprécié de pouvoir m’y introduire. De plus la dynamique de la langue était déjà présente dans mon film précédent. Il y avait quelque chose de similaire, avec le fils handicapé qui parle anglais à tout le monde, bien que sa mère parle afrikaans, donc c’est aussi quelque chose de générationnel.
Le langage fait donc partie du personnage…
Le langage fait partie du pays. Le langage est un symbole de notre histoire, de notre colonisation, de notre précédent gouvernement. Pour moi, c’est un aspect intéressant de l’Afrique du Sud ; cette langue est vraiment un symbole du mélange : elle est africaine, mais également européenne.
Est-ce que vous avez créé ce type de personnage pour montrer comment ces gens, avec leur histoire, avec l’héritage que vous évoquiez dans votre note d’intention, réagissent et quelles sont leurs contradictions de manière générale ?
Oui, je pense que François est un exemple d’un type de société où vos choix ne vous sont pas propres. Il a fait des choses dans sa vie, sa vie est comme elle est parce qu’il s’imagine devoir être cette personne-là, et je pense que cela est quelque chose de très ancré dans la société sud-africaine, ce besoin d’être ce que les autres attendent de vous. Dans le passé, cela voulait dire qu’il fallait rentrer dans les rangs. Aujourd’hui encore, je crois que cette même pression existe. Et cela me fait peur. Cela reste une réalité ; nous pensons toujours en terme de race en Afrique du Sud. La race définit qui vous êtes, combien vous gagnez, où vous habitez, etc. Quand on parle des noirs riches, on émet certaines critiques. Quand on parle des blancs pauvres, on émet certaines critiques. Et si l’on intervertit, si vous êtes un Blanc riche, votre fortune est ancienne, et si vous êtes un Noir fortuné, vous êtes un nouveau riche. Voici les stéréotypes et nous faisons un amalgame de tous ces éléments alors que François est quelqu’un qui se moque de l’argent. L’unique raison de son succès matériel est de cacher qui il est vraiment. Cela n’a jamais été par ambition. C’était simplement pour se protéger, pour éviter d’être dévoilé. C’est compliqué, mais c’est intéressant.
C’est un film plutôt courageux, vu le sujet, dont il n’est pas facile de parler en Afrique du Sud. La communauté gay a une voix dans ce pays, mais en même temps, et surtout dans ce milieu-là, ce n’est pas facile pour eux.
Non. Je trouve que c’est une autre dynamique incroyable dans ce pays. Vous avez raison : la constitution sud-africaine soutient très fortement les personnes attirées par le même sexe, et c’est incroyable parce que c’est rare en Afrique. Le continent est encore extrêmement conservateur. C’est très important, et c’est quelque chose dont je suis fier dans mon pays ; c’est un étendard de la modernité en terme de droits, de liberté et d’humanité. Mais c’est un pays conservateur aussi, la majorité du pays est conservateur, et je pense qu’un personnage tel que celui-ci lutte encore contre ce désir d’être lui-même. Mais alors, il voit deux autres homosexuels qui illustrent que, dans ce même pays, cela passe sans problème. Mais pour François, c’est inconcevable.
Ce personnage est complètement autodestructeur… Je ne pouvais pas m’empêcher de penser à un autre exemple dans le monde politique français actuel.
Je sais. La situation actuelle à New York, personne ne sait si c’est vrai ou non, c’est parole contre parole, mais oui, c’est assez ironique que cela se soit passé au même moment que la projection du film. Mais le fait est que ces choses se passent véritablement.
Cela est très manifeste dans votre personnage : quelqu’un qui a une réelle maîtrise de soi perd tout d’un seul coup.
Ce qui provoque cette perte dans mon film est sans doute la beauté. François est une sorte de forteresse, rien n’ébranle sa maîtrise, mais cet élément, cet objet qu’il voit – car il voit Christian comme un objet – cet objet détruit tout et François ne peut l’empêcher. J’aime penser que pour chaque personne, il y en a une autre qui a cette capacité de déchaîner ce type de comportement dans lequel vous vous perdez. Quant à votre homme politique à New York, si tout cela s’avère être vrai, c’est un exemple parfait de la manière dont nous imaginons que les gens se maîtrisent. Nous ne savons pas pourquoi il l’a fait, mais s’il l’a fait, c’est parce qu’il l’a voulu et parce qu’il a pensé qu’il en avait le droit.
Le titre Skoonheid, qui signifie beauté, vient de ce beau personnage…
Des deux. Je veux dire la beauté est ironique en ce qui concerne François, car sa vie est belle, il adore la belle vie, ses enfants sont beaux, il a réussi, sa vie est merveilleusement construite, c’est un beau paradigme, un beau secret, un bel espace dans lequelle il vit, et puis bien sûr il y a ce bel objet, cette belle personne que François désire être. Mais je pense que la beauté est aussi un poison. C’est ce qui le détruit. C’est pourquoi c’est tout cela pour moi. Donc on peut le prendre soit comme une belle image, un beau personnage, une belle ironie, soit comme un avertissement sur ce que peut provoquer la beauté.
Comment avez-vous travaillé la musique, car la musique joue un rôle important dans le film, en accentuant notamment la tension.
Oui. J’avais un super rapport avec le compositeur. Pour moi, il fallait que la musique aide le spectateur à voir le côté sensible de François. La musique a ce pouvoir d’adoucir un personnage, c’est comme un thème en lui, c’est dans sa tête, c’est le lyrisme de ses sentiments. Donc la musique se trouve aux endroits où je voulais renforcer le fait que dans son expérience, il ne s’agit pas juste de désir charnel ; il s’agit d’une forte émotion, d’une émotion tout à fait honnête, sans doute les balbutiements de l’amour. Il s’agit de l’amour de cette personne et le rôle de la musique est de l’accentuer.
Vous racontez l’histoire à travers des coupes, par ce qui ne se dit pas, vous progressez pas à pas. Le spectateur doit constamment chercher le sens, chercher à comprendre ce qui se passe…
Je préfère que ça soit dans ce sens, qu’il soit obligé de déchiffrer peu à peu plutôt que de déchiffrer trop vite et puis d’être obligé d’attendre que le film le rattrape, sachant où ça va mener et ce qui va se passer. Je m’efforce de rendre cela difficile pour le spectateur. Je trouve que Michael Haneke fait cela à merveille ; on sait juste que quelque chose se passe et on s’efforce de comprendre. The Tree of Life hier était une expérience que j’ai aimée car cela permet à tout le monde de trouver sa propre interprétation.
Certes, mais vous conduisez le spectateur vers divers chemins possibles. Quand on regarde la piscine, par exemple, et on pense qu’il est dedans, c’est assez hitchcockien, avec divers objets qui apportent des significations diverses…
Ce sont les choses qui me plaisent dans la réalisation des films. J’aime ce genre de construction. Je pense que, plus que la seule manière dont un film est tourné, c’est aussi la manière dont il est monté qui donne la possibilité de jouer comme ainsi. Je pense que ma tendance naturelle est d’essayer de dissimuler les choses, puis de les dévoiler petit à petit, ou de distiller des informations d’une manière que j’espère aussi simple et aussi subtile que possible. C’est le style que j’affectionne.
Vous naviguez véritablement entre thriller et…
…romance !
Non, entre thriller et distance.
Oui. J’espère pouvoir déchiffrer comment tout cela fonctionne une fois que j’aurai un peu de distance à l’égard du film, car quand on fait un film comme ça, d’un trait, on devient insensible à son impact. Donc pour moi, c’est aujourd’hui le premier jour où je peux voir la réaction du public, et comprendre finalement ce que cette construction a généré. Et c’est également très intéressant de voir enfin la réaction des gens.
Avez-vous une idée de la réception du film en Afrique du Sud ?
C’est mon grand souci, car je n’arrive pas du tout à l’anticiper. Une partie de moi pense que les Sud-africains seront très blasés, et une autre partie de moi pense qu’ils seront très choqués. Une partie de moi pense qu’en Afrique du Sud on dira « ah oui, c’est comme mon oncle, mon frère, etc. », qu’il aura un élément de familiarité, mais je suis impatient de savoir quelle sera la réaction.
En tant que réalisateur, vous ne jugez pas le personnage de François dans le film.
Cela a été très important pour moi, bien sûr. Il ne s’agit pas de juger un personnage, c’est un portrait. Tout comme mon film précédent était le portrait d’une mère au Cap, celui-ci est le portrait d’un homme à Bloemfontein et mon approche est exactement la même : tout montrer.
Pensez-vous que la partie conservatrice de la société saura accueillir favorablement ce portrait aujourd’hui ?
Je l’espère. Peut-être que le fait de porter cela à l’écran et d’y voir cette vérité aidera les gens à comprendre, à comprendre François. Car il n’est pas seul.
Cela est important aujourd’hui en Afrique du Sud ?
Que les choses soient dites ? Absolument.
Oui, et qu’on se regarde en face ?
Je crois qu’il est important pour toute société d’être honnête, de faire tomber les masques, et d’être à l’aise. Et c’est un soulagement pour moi de pouvoir faire un film sur François car j’ai l’impression qu’en faisant ce film, j’ai montré quelque chose, qu’on arrête de cacher les choses.

Traduit de l’anglais par Melissa Thackway///Article N° : 10236

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