Fiche Livre
Littérature / édition
| Septembre 2005
Indes, Lézenn (Les)
Edouard Glissant
Parution : 01 Septembre 2005

Français

Traduction créole du poème « Les Indes » d’Edouard Glissant (1956).

Préface

André Breton a écrit de la poésie d’Aimé Césaire qu’elle est « belle comme l’oxygène naissant ». Si par la vigueur de son verbe, le « père de la négritude » nous parle si intimement, la poésie d’Edouard Glissant, en une alchimie sans cesse renouvelée, nous guide à la découverte et à la reconquête de nos histoires.
L’œuvre poétique d’Edouard Glissant est véritablement fascinante. Pour un jeune littérateur, s’y plonger est une source inépuisable de plaisirs intellectuels et un vaste champ d’inspiration. Au cœur même des mots, comme autant de zones vives de lumières, le lecteur attentif découvre diverses variantes de symboles à la portée fondatrice.
Édouard Glissant manie le verbe avec un rare acharnement. Il y a dans cette manière de dire envoûtée de symboles, une volonté farouche d’ancrer notre réalité insulaire dans un espace rendu plus libre. Cette manière de dire, qui se veut en re-lation avec le monde, donne à la pensée du « théoricien du Tout-Monde » une dimension et une résonance toute particulière.

La poésie d’Edouard Glissant est belle, tellement belle qu’elle nous transforme…

« Les Indes » réunissent en six chants cette extraordinaire part de notre imaginaire commun qui prend base en plusieurs espaces du monde. Contraires ou contradictoires, ces espaces se sont néanmoins unis pour exploser, sous le soleil torride des Antilles, en un chapelet d’histoire.

Lorsqu’en 1996 je rencontrai pour la première fois Edouard Glissant, je lui fis immédiatement part de ma volonté de traduire « Les Indes ». La découverte de ce texte, deux années plus tôt, avait été pour moi un véritable choc littéraire et identitaire. Sa réponse fut très brève : « D’accord ! Je vous demande seulement de respecter le texte. En dehors de cela, sentez-vous totalement libre ».
Je ne réalisai pas immédiatement le sens profond de ces mots, mais je me sentis comme soulevé de terre, envahi d’une joie immense. J’étais, bien sûr, ravi de cette réponse favorable, mais par dessus-tout, de cet espace de liberté qu’il m’accordait.
Ces mots ont guidé le présent ouvrage, et depuis, n’ont jamais cessé de faire écho dans ma mémoire.


Écrire en créole : nécessité ou controverse ?

Pour nous, écrivains créoles _ je n’entends pas seulement écrivant en créole, mais écrivant dans un espace, un environnement créole_ notre rapport à la langue est des plus complexes.
La langue créole, tout comme la culture créole, est multiple et diffractée. On parle d’ailleurs plus généralement des langues créoles et des cultures créoles. Il existe autant de langues créoles que de zones créoles. Ainsi, les créoles martiniquais, haïtien, guadeloupéen, dominicais, réunionnais, guyanais, saint-lucien, etc…

La langue créole semble stigmatiser toutes les contradictions des cultures qui la portent. Langue dominée, langue du dominé, elle véhicule tous les avatars de ceux qui l’utilisent : germes de la souffrance et du renoncement, mais également de la résistance et du courage.

Le créole, en tant que langue, demeure, aujourd’hui encore, soumis à des comportements inégaux. Comme les poètes maudits, il semble être une manifestation incomprise du génie humain.

Un débat partout largement entamé…
Si la relation à la langue et à la culture créole est vécue de manière fort différente d’une zone géographique ou culturelle à l’autre, il est aisé de se rendre compte que le débat est partout largement entamé. De fait, de plus en plus d’ouvrages en langue créole sont publiés. Il s’agit là bien évidemment d’une avancée, mais qui, paradoxalement, ne rend pas le débat plus simple. Au contraire, chacun, légitimement motivé par la pleine évolution de son créole, s’y enferme pour l’étudier et/ou le transmettre.

Ce nécessaire et fructueux repli pose une question qui prend de plus en plus de valeur, jusqu’à paraître capitale, à mesure qu’elle est assimilée : les langues créoles doivent-elles évoluer durablement, chacune de manière individuelle avec leurs codes propres ou est-il possible d’imaginer une langue créole qui tenterait d’inclure toutes les différences, de les englober comme pour tenter de créer une langue créole unique, cette langue elle-même permettant d’envisager une Pensée Créole ? Et cette langue créole unique, à y regarder de plus près, est-ce autre chose qu’une utopie, une ineptie d’intellectuels ?
Ces questions, qui peuvent paraître anodines soutiennent pourtant des interrogations fondamentales pour nos sociétés créoles modernes, toutes en quête d’identité. C’est là l’un de nos pires paradoxes !
Conscient de ce nouvel enjeu, l’écrivain créole mesurera plus nettement le poids de chacun de ses mots. Écrire en langue créole devient alors un acte engagé, qui prend chaque jour un sens nouveau.

Quel créole pour quels créoles ?
Si nous sommes aujourd’hui près de quinze millions à utiliser la langue créole au quotidien _on devrait d’ailleurs plus justement dire les langues créoles_ les divergences sont réelles.
L’une des grandes difficultés que devra surmonter la langue, et au-delà la culture créole, est cela même qui, pendant des décennies, a été sa raison d’être, sa force, son dynamisme, à savoir la libre expression de sa diversité. Pourtant, le statu quo n’est plus permis et les générations futures, pour peu que nous en tenions compte, nous réclament d’agir. En clair, nous ne devons plus nous taire !

Et, comme autant d’espace culturel spécifique, chaque zone créole doit être en mesure de se mettre en mouvement dans son environnement, mais également de se mettre en relation avec les autres zones créoles, tout en acceptant et créant des échanges, des contacts intimes qui faciliteront la transmission et l’épanouissement, non seulement de la langue créole, mais, plus globalement, des langues créoles.

Édouard Glissant a écrit : « la créolisation est ce mouvement, ce conflit, cette attirance, ces expériences vécues entre les cultures du monde… » Vue ainsi, la créolisation semble être une force inéluctable. Laissons-la donc s’épanouir en nous pour qu’ainsi nous soyons autant de ponts ouverts sur nous-mêmes et sur le monde.

Rodolf Etienne (28 mai 2003, Schœlcher, Martinique)
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