Les Américains ont voté massivement. Taux de participation record de 66% jamais enregistré depuis 1908. Comment oublier ces images de files d’attente interminables ? Par ce vote historique, ils se sont donc largement exprimés, car l’enjeu est de taille. Obama vient de remporter la présidentielle américaine en dépassant très largement le nombre de 270 grands électeurs nécessaires à un candidat pour être élu président.
En ce qui concerne le vote populaire, on voit bien sur la carte des résultats les États en rouge, qui ont choisi majoritairement le candidat John McCain. Pour Obama, c’est une victoire sans appel. Le président le mieux élu des États-Unis. Comme le dit un conseiller de Joe Biden : « On a du mal à y croire. L’émotion est très forte ». Les électeurs ont fait confiance à Barack Obama. L’essentiel est là. Le reste, c’est de la politique au quotidien avec ses risques et ses incertitudes, mots qui renvoient aussi au champ (éthique) de la confiance. Or, il faut que la confiance règne afin que le changement annoncé puisse devenir une réalité d’un point de vue économique, social et politique. Aujourd’hui, l’espoir galvanise les foules. Et j’ai envie de partager, dans ces lignes qui suivent, quelques images fortes autour de ce vote sans précédent. Quelques mots. Des émotions. Qui pourrait oublier les larmes d’un Jessie Jackson à l’instant même où le monde vit dans l’euphorie ?
Ainsi, les électeurs ont fait confiance, majoritairement (démocratie oblige), à Barack Obama l’homme susceptible de les rassurer en ce qui concerne les angoisses relatives aux besoins élémentaires : boire, manger, habiter, se soigner, travailler, s’éduquer etc. Ils désirent très fortement que leurs droits fondamentaux soient protégés. Avoir le droit de vote, n’est-ce pas détenir entre ses mains l’arme privilégiée dont l’usage peut faire évoluer une situation existentielle donnée, mais aussi changer l’image de marque de son pays à ses propres yeux et aux yeux du monde ? Les Américains, en tant qu’individus – je veux bien le croire, et non pas groupes, familles, communautés – ont donc pris leurs responsabilités en faisant confiance à cet homme bien réel (et non pas mythique) qui leur a parlé pendant des mois, qui n’a pas ménagé ses efforts, qui a mis tout en uvre, en utilisant les moyens de communications de son temps, pour contrer les attaques et les préjugés.
D’autres images qui parlent directement aux individus en tant que femmes, hommes, enfants, jeunes ou vieux, adressées aux Américains et au monde entier, nous autorisent à dire un mot à propos de la stratégie médiatique, en particulier la manière de persuader, de rassurer, d’amener des électeurs à parier sur un candidat qui se montre dans sa peau de personne ordinaire afin de mieux s’habiller de l’étoffe du héros que l’on cherche. Si la rhétorique, ici, peut être dite science politique, il ne s’agit pas seulement des mots (par exemple changement), de leur signification, de leur fonction mais aussi d’images qui racontent l’âge, la mimique, la manière de sourire, de lever le bras, d’entrer sur scène d’un pas alerte ou non d’un candidat. La rhétorique dit la manière d’être et de penser : le corps, l’esprit, la vision du monde. C’est au vu de tout cela, participant de l’humanité d’un candidat, que les Américains ont fait leur choix. Des idées ou un programme politique passent ou ne passent pas si un grain de sable s’insère dans la machine médiatique, laquelle, en premier lieu, travaille activement à la fabrication de la confiance (ou de la méfiance). Les médias traditionnels mais surtout la blogosphère ont montré qu’ils occupent désormais, en politique, un espace incontournable.
En effet, peut-on ignorer le poids médiatique de la blogosphère aujourd’hui ? Blogs et sites web ont activement participé à cette élection. Minute par minute, des informations précises ont été fournies à ceux qui avaient envie de voir, d’entendre, de chanter, de pleurer afin de vivre l’événement en temps réel. Sur la blogosphère s’expriment ouvertement passions, impressions, émotions. On raconte un événement que l’on a intériorisé : c’est pour soi qu’il a lieu, pour l’espoir et pour demain. Les blogs, mais aussi les boîtes aux lettres électroniques, lieux de relais de toute information clandestine refusée par les circuits officiels, travaillent sans relâche pour dire ce que l’on pense et qui doit être fortement exprimé et, dans le cas de cette élection, en faveur d’un candidat. Voilà pourquoi ce 4 novembre, quand les résultats positifs se confirmaient pour Barack Obama, les blogs des partisans de John McCain sont devenus moins éloquents ou sont restés silencieux. À Phénix, au lieudit du rassemblement où devait être fêtée la victoire du candidat républicain, la foule s’est effritée avant la fin des résultats. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont donc joué le jeu et leur propre rôle jusqu’au bout. Il faut s’en réjouir. Dans le camp du président élu, de la sonnerie de téléphone portable avec des extraits de discours au CD de musique et aux affiches, toutes sortes de souvenirs continuent de se vendre sur la toile mondiale.
Les médias classiques ont montré, dès la matinée du 4 novembre, chaque candidat allant voter. Mais l’image qui fait la différence, à mon avis, n’est pas tant celle d’un candidat dans un bureau de vote un bulletin à la main, accomplissant son devoir de citoyen, que cette autre image de Barack Obama, en manches de chemise, le téléphone à la main, appelant d’autres citoyens à aller voter. On pourrait parler de mise en scène. Cependant, sur la scène politique, tout est parlant. Le grand public ignore souvent ce qui se trame dans les coulisses, même si l’on a vu aussi les visages de quelques managers de l’ombre. Ici, j’ai envie de voir ce qui se passe sur la scène et autour d’un vote. Les médias servent à cela : donner à voir, à entendre ; amener à réfléchir, à être pour, contre ou sans opinion. Il y a donc une deuxième image à rappeler ici qui rompt avec quelques visuels habituels d’un jour de vote. Obama sur un terrain de Basket. Pour tromper le suspens ou briser l’attente au cours de cette longue journée ? Mais descendre sur le terrain d’un jeu significatif pour de nombreux jeunes Américains, c’est aussi montrer qu’on se construit une étoffe de héros en fréquentant les aires privilégiées des humains.
Cette image d’Obama sur un terrain de basket, je la mets en regard de celle d’Arnold Schwarzenegger. Et j’essaie de lire les deux images face à face. D’une forme athlétique à l’autre, la différence est visible. En effet, lors du dernier meeting de John McCain en Californie, l’État le plus peuplé des États-Unis (environ 39 millions d’habitants en 2006), le gouverneur Arnold Schwarzenegger, homme d’affaires et acteur de cinéma bien connu dans ses rôles de héros corpulent et invincible depuis les années 80, s’est présenté sur le podium aux côtés du candidat républicain. Disons-le sans détour : l’acteur et gouverneur est venu proposer à la foule, en chair et en os, le modèle physique de l’homme fort. En clair, celui-ci doit avoir des muscles et une masse corporelle qui ne passe pas inaperçue. McCain, pendant ce temps, commentait l’inexpérience mais surtout la fragilité et la minceur d’Obama. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cet argument de poids était un peu faible et déplacé. Et on peut se réjouir de ce que la majorité des Américains n’en aient pas tenu compte lors du vote.
Hors des États-Unis, d’autres images du « rêve américain », qui montrent que tout est possible, fonctionnent à merveille. Ainsi peut-on comprendre l’esprit de la fête, de l’euphorie qui s’est emparée du monde cette nuit et au petit matin. En effet, ceux qui viennent de voter massivement pour Obama l’ont fait en situation, assaillis par mille inquiétudes, portés par l’espoir qu’un jour nouveau se lève pour eux. Ils ont saisi l’esprit de cet instant pas comme les autres, historique, c’est le moins qu’on puisse dire. Pour eux, le rêve est loin d’être flou. Il est, paradoxalement, très réaliste et se nourrit des difficultés quotidiennes. Le sud profond vote encore largement républicain – excepté la ville de New Orleans – dans des régions où les minorités se replient sur elles-mêmes. Elles espèrent seulement que le président élu ne soit pas trop éloigné d’elles.
À Chicago, dans la nuit du 4 au 5 novembre, devant des milliers de personnes venues fêter sa victoire, Obama n’a pas manqué de rappeler en quoi l’instant pouvait être dit historique. Pour illustrer l’historicité de cet instant qui ouvre par la même occasion le champ du possible, il a raconté une anecdote susceptible de parler au plus grand nombre. D’après cette petite histoire, une femme de 106 ans a tenu à voter à Atlanta. Elle en a vu de toutes les couleurs. Elle a traversé tous les temps forts du rêve (ou du cauchemar américain) du 20ème au 21ème siècle. Elle a connu la ségrégation, vu Martin Luther King à l’uvre, observé le premier homme marchant sur la lune. Ce 4 novembre 2008, elle a fait la queue pour voter, elle qui a vu défiler, sur la scène politique, de nombreux candidats, chacun accroché à son programme de campagne. Non, pas une vieille femme, mais une femme d’expérience, qui n’a jamais perdu l’espoir de voir poindre un autre jour. Cette femme a voté parce qu’elle n’a pas cessé de rêver à l’instant T. Mais, faut-il le dire, le vrai rêve des minorités noires c’est que le président élu ne ferme pas les yeux sur la réalité des faits qui changent si peu, par rapport aux discours.
L’anecdote que j’ai citée me fait réfléchir au petit matin, après une longue nuit de veille et je pense aux miens qui partagent ce rêve, en situation. Je suis en mesure de dire que le mot si abstrait de « citoyen » prend tout son sens quand chaque individu, femme ou homme, est précisément en situation de faire un choix. Un choix pour soi et pour son pays. Le plus beau rêve c’est peut-être cela. Car les faits ainsi que l’insatisfaction chronique des besoins élémentaires ne sont, eux, ni beaux, ni laids : ils attendent d’être satisfaits afin que chaque individu vive dans une société qui respecte la dignité de l’être humain. Je me permets, à ce propos, de citer ici quelques lignes d’un texte de Martin Luther King qui me parle infiniment : « Il nous faut sortir d’une phase détestable de paix négative, où le Noir accepte passivement son sort injuste, et entrer dans une phase de paix positive et pleine de sens, où tous les hommes respecteront la dignité et la valeur de la personne humaine » (1). Cependant, la victoire de Barack Obama, devenu ce jour le 44ème président des États, n’a pas de couleur. Elle n’est pas seulement un rêve sur mesure pour les Noirs. Elle est faite d’émotions et de convictions partagées. En attendant la transformation en actes du changement annoncé.
1. Martin Luther King, « Lettre de la geôle de Birmingham » 16 avril 1963, voir Je fais un rêve, trad française de Marc Saporta, 2ème édition, Paris, Bayard, 1987, p. 45.///Article N° : 8171