La bataille de Tunis

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Le monde entier suit heure par heure les événements de Tunisie. Nous publions cette semaine l’éclairage du journaliste Benjamin Fernandez qui nous en livre ici une synthèse personnelle.

« Ils ne se révolteront que lorsqu’ils seront devenus conscients et ils ne pourront devenir conscients qu’après s’être révoltés »
Georges Orwell, 1984.

Durant les quatre semaines décisives qui ont abouti à la libération de la Tunisie, le monde occidental aura été surpris par la violence déployée dans les rues de ce pays réputé pour son calme. C’est que celui-ci n’a pas voulu voir pendant toutes ces années la brutalité du pouvoir.
La Tunisie a vécu ses dernières heures de terreur sous le régime de M. Ben Ali. Le jour se levait lundi 16 janvier sur des scènes de liesse, des embrassades et des pleurs de joie. Le ciel paraissait plus bleu et le soleil plus doux que jamais. Le dernier acte de la révolution s’est joué ces dernières nuits, durant lesquelles les milices fidèles au président déchu auront tenté en vain de reprendre le pouvoir de la manière qu’ils ont toujours utilisée : la terreur. Depuis le départ précipité vendredi 14 janvier de celui qu’on appelait dans cette république dictatoriale « Le roi », les armes automatiques ont fait entendre leur sinistre litanie trois nuits durant. Mais le courage et la détermination sans faille des habitants et le ralliement de l’armée est en passe de mettre un terme définitif à 23 ans de soumission, au terme d’une bataille acharnée qui restera dans les mémoires comme l’un des plus obstinés et des plus vaillants combats populaires de ce début de XXIe siècle.
Les médias et autres « spécialistes » étrangers, montrant une fois de plus leur aveuglement quant à la situation tunisienne, avaient annoncé trop tôt une « révolution de velours » (1). Car avec le départ du dictateur, la bataille ne faisait que commencer. Une armée de mille hommes, la garde rapprochée de M. Ben Ali, en vérité ses hommes de main, loyaux et cruels, appuyée par les effectifs de police qui rassemblent 135 000 policiers (soit presque autant que la France pour une population six fois moindre), entreprenaient dès vendredi soir de semer le chaos dans le pays.
Qui sont-ils ? « La garde noire », comme on l’appelle, une garde personnelle, crée par et pour la terreur, certains engagés et entraînés très jeunes dans cet unique but, accomplir les basses œuvres du chef. Celui-ci a fui en Arabie Saoudite en compagnie de sa femme, Leïla Ben Ali née Trabelsi, la « régente de Carthage » (2) égérie d’un pouvoir corrompu, qui a pris la courageuse précaution d’emporter dans sa fuite une fortune en lingot d’or qui pourrait s’élever à 45 millions d’euros (3), et laissant ses sbires mettre le pays à feu et à sang. Nul ne connaît encore le bilan réel des victimes, qui s’élevait officiellement lundi 16 janvier à près de 78.
L’armée, et le chef d’état-major qui avait refusé de tirer sur la foule, se sont rangés aux côtés du peuple, qui a dû se battre héroïquement jusqu’au bout. Pourtant l’armée, écartée au profit du ministère de l’intérieur dès le début de son règne, ne compte que 35 000 hommes.
Les habitants des quartiers, surmontant leur peur, s’étaient dès la nuit de vendredi rassemblés en organisations de quartier : plaçant les voitures en guise de barricades, munis de bâtons pour tout moyen de défense, les habitants, jeunes et vieux, hommes, femmes et enfants, Tunisiens et même certains étrangers résidents, ont maillé chaque rue, chaque pâté de maison pour se protéger des escadrons de la mort, circulant en 4×4, cagoulés et lourdement armés. L’armée préconisait même hier aux habitants de « ne pas ouvrir à la police ».
Ces actes de vengeance contre un peuple révolté représentent les « derniers soubresauts », affirme une mère de famille dans un quartier de banlieue de la capitale où les combats faisaient rage, d’un pouvoir qui a mis au grand jour toute son ignominie. Le chef de la sécurité du président, le général Ali Seriati officiellement accusé d’être le responsable des pillages et des exactions de ces derniers jours contre la population, a pu être arrêté dimanche 15 janvier.
Les observateurs étrangers auront mis le temps avant d’ouvrir les yeux, et de reconnaître l’horreur que vécut silencieusement un pays que les représentants occidentaux, gouvernements français en tête, continuaient de désigner comme un paradis touristique, modèle de croissance économique et même en matière de droits de l’homme (4) dans la région. La France aura au dernier moment changé son fusil d’épaule, affirmant un soutien (tout théorique) à la population après avoir soutenu le régime jusqu’au dénouement des soulèvements, et même évoqué un soutien aux forces de sécurité (5).
Si tout reste à reconstruire, le désespoir et la peur ont désormais quitté le pays du jasmin. Et la « fièvre » qui brûlait le cœur des jeunes gens [la « Harga » – brûlure en arabe, expression qui désigne la tentation des Tunisiens désespérés de se jeter à la mer pour espérer atteindre l’Europe, et se termine le plus souvent en tragédie (6)]s’est muée en fureur contre un régime qui avait poussé l’humiliation à sa limite extrême et supprimé tout espoir. Les journaux ont assené que la révolte était celle des jeunes sans emplois, liée à la crise économique (7). C’est pourtant toute la population qui a crié sa colère pendant quatre semaines qui ont enflammé la Tunisie, et mis fin sans faillir à un régime d’autoritarisme, de népotisme et de corruption, qui régnait sans partage depuis plus de deux décennies. Ceux qui appellent le peuple tunisien à un retour à « l’ordre démocratique et constitutionnel », outre que cet ordre ne leur apparaissait pas menacé durant l’époque précédente n’ont pas non plus vu que dans la rue marchaient main dans la main des citoyens de tous âges, de toutes les classes sociales, syndicat et organisations de la société civile, même les partis d’opposition légaux et illégaux jusque-là réduits au silence.
Autre fait important, alors que c’est la capitale qui donnait le ton de la vie publique et économique tunisienne, c’est de la province qu’est partie cette révolution imprévisible et pourtant inéluctable, qui marque une situation inédite dans les pays d’Afrique du Nord et pourrait bien s’étendre aux pays voisins.
Car le peuple tunisien, héritier de l’œuvre du père de l’indépendance Bourguiba, solidement éduqué, majoritairement laïc et acquis à la culture démocratique – une culture que M. Ben Ali a eu l’unique prudence de ne pas briser avec le reste, est un peuple de démocrates… jusque-là privés de démocratie (8).
« Nous vivions isolés dans le mensonge, résumait dimanche un insurgé à la chaîne Al-jazeera, maintenant nous voulons la vérité et nous nous unissons ».
Les conditions sont réunies pour que cette erreur soit enfin corrigée, et que le pays du jasmin devienne authentiquement le premier pays libre et démocratique d’Afrique du Nord. Et il ne le devra qu’à lui-même.
La Tunisie réalise aujourd’hui la première révolution démocratique au Maghreb, la première révolution du XXIe siècle, et retrouve une dignité flamboyante qu’un régime abject lui avait confisqué – acte de naissance d’une Tunisie nouvelle qui pourrait bien inspirer les populations des pays voisins…

1. [les-revolutions-de-velours-peuvent-se-faire-dans-un-pays-arabe]
2. Titre d’un ouvrage interdit en Tunisie : Nicolas Beau et Catherine Graciet, La Régente de Carthage. Main basse sur la Tunisie. La Découverte, 2009.
3.[la-famille-ben-ali-se-serait-enfuie-de-tunisie-avec-1-5-tonne-d-or]
4. [droits-de-l-homme-en-tunisie-chirac-blanchit-ben-ali]
5. [tunisie-les-propos-effrayants-d-alliot-marie-suscitent-la-polemique]
6. Voir le documentaire de Leila Charbi réalisé en 2009.
7. [le-chomage-des-diplomes-moteur-de-la-revolte-tunisienne]
8. Ghassan Salame, Démocraties sans démocrates, Paris, Fayard, 1994
16 janvier 2011///Article N° : 9904

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