à propos de Rwanda 1994

Entretien de Sylvie Chalaye avec Jacques Delcuvellerie

Avignon, juillet 1999
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Ce que vous proposez n’est pas encore un spectacle, comment avez vous conçu ce travail ?
Nous abordons une réalité complexe. Il y a l’interrogation des responsabilités occidentales dans l’histoire du Rwanda, il y a la sensibilité des Rwandais. C’est quelque chose où la parole a une grande importance, mais aussi la musique, les images, puisque pour l’opinion publique européenne les choses n’existent désormais que par la télévision. Le génocide a existé ou n’a pas existé à cause de la télévision. Les images aussi sont importantes. Il y a une série d’artisans divers, qu’il fallait mettre au travail, dans leurs différentes sensibilités avec ce que l’on pourrait appeler un maître d’oeuvre, la fonction que j’ai assumée et également un compositeur musical qui est Garett List, un américain qui vit en Europe. Les artistes rwandais, les différents écrivains ont une part d’autonomie mais dans un dialogue avec celui qui essaie de rassembler tout cela dans une oeuvre.
Vous avez souhaité travailler avec des artistes rwandais.
Il y a une instance qui est un choeur, le choeur des morts, ce sont des fantômes qui parlent, et ce sont bien sûr des Rwandais. Ils sont trois dans la présentation d’Avignon, mais ils doivent être neuf pour la création, ce qui changera tout. Seulement nous n’avons pas encore pu les faire venir. Il y a Tharcisse Kalisa Rugano qui dirige une troupe au Rwanda, il y a aussi des Rwandais exilés comme le chanteur Jean-Marie Muyango, un héritier des traditions ancestrales rwandaises, qui chante des chansons traditionnelles, mais a aussi fait des compositions pour le spectacle. Et tout cela à mettre en dialogue avec un artiste comme Garrett List dont l’univers est outre-atlantique.
Comment s’est construite la rencontre ?
Il a fallu d’abord écouter beaucoup, parce que les chemins mentaux ne sont pas les même que les nôtres, les Rwandais ne sont pas non plus sensibles aux mêmes choses.
Le travail que vous présentez est encore en cours d’élaboration.
Il s’agit de la présentation d’un état du travail puisque notre création est prévue pour dans neuf mois, à la date anniversaire du génocide, début avril 2000, dans le cadre d’un très grand événement qui s’appelle Bruxelles 2000. Beaucoup de choses peuvent encore évoluer, notamment à la lumière de ce qui va se passer ici en Avignon.
Mais voilà déjà plus d’un an que vous travaillez sur le projet ?
Si ce spectacle a pris du temps, c’est d’abord parce que c’est une entreprise difficile. Nous n’avons pas voulu non plus faire cette élaboration en chambre dans notre tour d’ivoire. Nous avons voulu à différentes étapes du travail, rencontrer des audiences. En janvier, à Liège, devant trois fois 600 personnes, nous avons joué un état du travail. On a cherché à avoir perpétuellement un retour, discerner ce qui passait de ce qui ne passait pas avec le public. Bien sûr, je ne parle pas du fait d’être d’accord ou pas avec ce qui est dit.
Comment l’idée du spectacle est-elle née ?
La première idée est née à chaud au moment des événements, parce que je hurlais devant mon téléviseur, moi et ma femme.  » Qu’est-ce qui se passe !?… Tout le monde s’en fout !?  » Pendant deux mois le génocide a surtout été un chiffre abstrait, quelques centaines de milliers de morts et quelques corps boueux le long des routes. Par contre quand on visionne, comme on l’a fait, tout ce qui a été diffusé sur les chaînes francophones en Belgique et en France, la disproportion de longueur, d’intensité, de dramatisation des reportages à partir de  » l’opération turquoise « , par rapport au génocide en lui-même est terrifiante. Le génocide n’a existé dans la conscience hexagonale qu’à partir de l’exode vers le Zaïre.
Comment avez vous mené cette recherche de vérité.
La vérité, c’est un bien grand mot. Si le mot vérité est tellement impressionnant, on peut au moins dire que certaines choses paraissent des mensonges assurés. Il y a des choses que l’on peut progressivement éclaircir et il y a des éléments de connaissance qui nous sont apparus dans cette longue enquête, aussi bien directs en s’adressant aux survivants, aux différents acteurs du drame ou aux observateurs présents sur place au moment des événements, qu’indirectes par les ouvrages. Car tout cela a une histoire, il faut remonter au début du siècle.
Quels sont ces mensonges ?
Par exemple, nous présenter le génocide comme un conflit inter-ethnique dans lequel nous n’aurions aucune espèce d’interférence, c’est faux. Nous ne l’avons pas entièrement fabriqué, mais nous avons une responsabilité. Les Européens arrivent en 1896, c’est la dernière région d’Afrique explorée. Elle est d’ailleurs mythique : les sources du Nil, les monts de la Lune… On croyait depuis l’Antiquité pouvoir y rencontrer des géants. Et on en a trouvé : les grands nobles tutsi de 2 mètres 10 ! Les Belges, après les Allemands, colonisent la population et modifient profondément les rapports entre les collectivités. On a une histoire commune avec ce peuple. Pourrions-nous imaginer dans notre culture, ce que c’est que d’avoir vécu complètement dans son monde et en moins de cent ans, avoir vu la religion traditionnelle entièrement éradiquée ? C’est le pays le plus catholique d’Afrique et je dirais même d’un catholicisme intégriste. Il y a un Lourdes rwandais, Tibéo, où la vierge est apparue en direct pendant des années sur la radio nationale, en présence du président et de sa femme. Il y a eu une destruction totale des structures sociales. Pendant des décennies, on a privilégié un groupe, puis dans les années cinquante par crainte des mouvements d’indépendance, on a choisi un autre groupe et on a fait régulièrement des uns les oppresseurs des autres. Ce qui a créé des haines durables. Après… on dit que c’est traditionnel ! Ce n’était pas traditionnel. Je ne dis pas que le Rwanda avant l’arrivée des Blancs était le Jardin d’Eden. Certainement pas. C’était une société où comme toute société il y avait des privilégiés, où il y avait des intrigues de cour, des assassinats. Mais dire qu’il y avait quelque chose qui ressemblait à une haine ethnique ou raciale, c’est faux. Depuis des siècles, ces gens ont la même langue, le même culte. Il y a des clichés qui collent à l’Afrique : continent perdu, guerres tribales… Et on résout vite la question :  » Depuis qu’on est partis, ils se remassacrent entre eux !  »
On a vu ressortir de vieux fantasmes coloniaux.
Oui, mais pourquoi ? Que masquent-ils ?
Dès le départ, vous avez eu l’idée de mettre en place, cette espèce d’enquête.
En même temps qu’on percevait que quelque chose d’abominable se passait, on avait l’intuition fondamentale que ce que l’on nous en disait ne pouvait pas être exact. Pourquoi brusquement, alors qu’on avait laissé le génocide s’accomplir, on se mobilisait à fond pour empêcher le FPR de libérer le territoire ? Pourquoi y avait-il ces grandes masses de réfugiés ? Pourquoi est-ce que le choléra à Gomma avait dix mille fois plus d’importance que les centaines de milliers d’hommes et de femmes qui avaient été massacrés ? Cette idée qu’on était dans l’humanitaire pur, que l’on avait aucun intérêt à défendre, on voyait bien qu’elle ne pouvait pas être exacte. On avait la perception sommaire qu’il y avait eu un fait d’une brutalité terrible dont on ne nous donnait pas les clés. Est-ce que cela veut dire qu’il faut accepter, parce que ce sont  » des nègres « , qu’on tue un million de personnes ? Et pourquoi mentir sur la situation ? Qu’est-ce que cela cache ? Pourquoi est-ce que la France a fait une mission sénatoriale d’information et non pas une commission d’enquête ? De quoi a-t-on peur ?

///Article N° : 962

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