Sylvie Malissard et la Compagnie Le porte plume portent à la scène le roman de Didier Daeninckx, Cannibale. Inspiré d’un fait réel, l’ouvrage retrace l’aventure d’un groupe de Canaques convié à l’Exposition coloniale de 1931, à Paris, pour être exposé au Jardin d’Acclimatation en tant que « cannibales authentiques ».
« Quittant son pays un p’tit négro d’Afrique centrale
Vient jusqu’à Paris voir l’Exposition coloniale
C’était Nénuphar, un joyeux lascar
Pour être élégant c’est aux pieds qu’il mettait ses gants
Nénuphar, t’as du r’tard, mais t’es un p’tit rigolard
T’es nu comme un ver, tu as le nez en l’air
Et les ch’veux en paille de fer
»
Entre humour et épouvante, le cannibale est une figure névralgique dans l’invention de l’Autre. Cet Autre irréductible, qui incarne le risque de la perte de soi et la disparition de sa propre identité ; d’où cette image de dévoration, d’engloutissement, d’avalement dans le ventre mystérieux et insondable de la différence. Récit et représentation de peuplades cannibales hantent l’imaginaire occidental, dès les premiers voyages d’exploration et les découvertes d’autres sociétés humaines, que ce soit du côté du Nouveau monde, sur les côtes d’Afrique ou dans les îles du Pacifique. Et si la civilisation en marche fera peu à peu disparaître le sauvage pour lui substituer l’indigène enfin gagné par les bienfaits pacificateurs de la conquête coloniale, l’effigie du cannibale résiste comme l’ultime durillon de sauvagerie des peuples lointains, durillon qui cristallise surtout les angoisses occidentales.
Or dans la relation avec la différence, si l’on veut voir disparaître ce que l’on croit être sauvage, par confort, pour éviter de remettre en cause son système de valeurs, c’est sans perdre pour autant l’aura mystérieuse qui s’attache à l’Autre, sans gommer les limites qui garantissent son altérité et préserve aussi l’identité de chacun. Le cannibale persiste dans l’imaginaire occidental comme un résidu concentré de sauvagerie, la menace enfouie qui continue de justifier l’action coloniale en terres lointaines.
Le cannibale est le fantôme nécessaire au train de la colonisation, il garantit les sensations fortes qui s’attachent dans l’imaginaire aux grands voyages d’explorations et à la découverte d’horizons nouveaux. Il stigmatise les frissons d’épouvante face aux risques d’assimilation que suppose toute friction avec l’altérité. Voilà pourquoi en 1931, lors de la grande Exposition coloniale qui allait présenter la grande France et son empire en voie de civilisation, le sauvage n’a plus sa place. Pourtant, on retrouve tout de même les cannibales à la périphérie de l’événement !
Plusieurs dizaines de millions de visiteurs se sont rendus porte de Vincennes à la découverte d’un Empire en miniature où les guerriers emplumés étaient devenus de braves tirailleurs, où l’on montrait au public que les peuplades les plus archaïques avaient pris le train en marche du progrès et pouvaient être élevées au rang de sujets de la République. Alors ces cannibales, il fallut les fabriquer de toute pièce avec des indigènes de Nouvelle Calédonie qui se prêtèrent malgré eux à l’élaboration d’une vaste imposture. La preuve que la vision de sauvages épouvantables représentait l’attente d’un public avide de sensations et d’une vraie-fausse déstabilisation de ses propres certitudes !
Le cannibale permet d’éprouver son degré de civilisation, mais aussi de s’amuser à se faire peur en imaginant sa propre disparition, une fois arrivé à un certain degré d’autosatisfaction sur l’échelle des valeurs du progrès. Produisant Tarzan à la même époque, la Métro-Golwin-Meyer ne s’y trompe pas. Les méchants mangeurs d’hommes seront au rendez-vous. Ce sont les terrifiants Gabonis tapis dans l’obscurité de la forêt vierge, ombres aux visages peints de caolin qui terrorisent les chasseurs d’ivoire et leur porteurs noirs. Mascarade bien sûr, puisque ces anthropophages sont joués par des figurants d’Hollywood grimés comme il se doit. Mais nous sommes au cinéma !
Sylvie Malissard et sa complice Laurence Campet ont voulu raconter l’aventure arrivée à ce groupe de Canaques en 1931, en portant à la scène le roman de Didier Daeninckx. Sans le savoir, eux aussi étaient venus faire du cinéma et les spectateurs, eux non plus n’en étaient pas prévenus
Loin de prêter le flanc à un quelconque exotisme, à un quelconque folklorisme aussi, Sylvie Malissard se fait conteuse avec simplicité et seule en scène. Accompagné d’une sonorisation et d’un décor de lumières conçus par Emmanuel Faivre, on descend avec elle dans le ventre de la bête et dans les entrailles de Paris, les rues de la ville, la bouche du métro, la gare de l’Est
Immense jeu de l’oie devenu « inhumain jeu de l’homme » pour Gocéné, le héros qui raconte, contraint, au beau milieu d’une ville démesurée, lui qui ne connaît que la forêt et l’Océan, de trouver le chemin de la gare d’où doivent partir ses compatriotes que l’on expédie en Allemagne en échange de quelques crocodiles que le cirque Höffner accepte de prêter pour remplacer ceux de L’Exposition coloniale qui viennent brutalement de crever à quelques jours de l’inauguration officielle. Bientôt, sur les pas de Gocéné, on prend le train fantôme de l’esprit colonial, c’est un voyage dans les stratifications historiques du racisme, une aventure débridée avec ses courses-poursuites, ses cavalcades, ses planques, ses coups de feu
C’est bien un polar qu’a écrit Didier Daeninckx, et Sylvie Malissard en restitue le rythme haletant qui nous embarque avec Gocéné dans la spirale infernale de l’infériorisation et de la bêtise.
En 1931, la Fédération française des Anciens coloniaux obtient du gouverneur Joseph Guyon de recruter une centaine de Canaques pour une attraction à Paris en parallèle de l’Exposition coloniale. Ils sont 111 Canaques à s’embarquer le 15 janvier 1931 pour la France. Ils viennent de Canala, d’Ouvéa, de Maré, de Lifou
Les uns sont instituteurs, postiers, les autres employés ou chauffeurs de camion. Parmi eux se trouvaient même l’aïeul du footballeur Christian Karembeu et celui de Djubelly Wéa, le meurtrier de Jean-Marie Tjibaou ! On leur a promis un séjour agréable en métropole assortie d’une visite de la capitale en échange de quelques démonstrations de la culture calédonienne. Après un voyage de deux mois, ils débarquent à Marseille puis sont acheminés à Paris. La visite touristique rapidement expédiée, le groupe est exposé au Jardin d’Acclimatation en tant que « Cannibales authentiques ». On les affuble de costumes typiques, un chorégraphe leur apprend des mouvements traditionnels, on leur enseigne les grognements d’usage et on leur interdit de parler et de communiquer avec le public. Leur prestation est rigoureusement mise en scène : certains creusent un tronc d’arbre, d’autres nagent dans un marigot artificiel, tandis que les quatorze femmes du groupe doivent danser le pilou-pilou seins nus. Et pour plus d’effet, on nourrit bien sûr ce petit monde de viande cru.
Didier Daeninckx a bien entendu romancé l’histoire mais l’aventure est authentique. Ce n’est pas un cirque qui avait négocié avec les organisateurs de l’Exposition coloniale, mais bel et bien le Zoo de Hambourg à qui on prêta soixante Canaques qui furent montrés à Berlin, Francfort, Hambourg, Leipzig et Munich comme des singes nus polygames et cannibales. Treize ans après la Grande Guerre, des visiteurs allemands s’enflammaient, paraît-il, à expliquer leur défaite par la présence de ces « cannibales envoyés par les Français dans les tranchées ».
Quant à l’attraction parisienne, elle fit d’abord sensation comme prévu. Mais une malencontreuse reconnaissance fit démasquer l’imposture et finit par provoquer un scandale. D’origine calédonienne, le journaliste Alain Laubreaux avait reconnu parmi les « cannibales » des compatriotes et il dénonça l’imposture en écrivant avec ironie dans Candide : « Ces fauves bestiaux s’appellent Élisée, Jean, Maurice, Auguste, Germain et même Marius. L’un était à Nouméa cocher aux magasins Ballende, l’autre employé à la douane, celui-ci maître d’hôtel, celui-là timonier à bord d’un cargo côtier… Le plus beau de l’affaire est que le Barnum de cette extravagante tournée s’appelle l’Administration française. »
Présenté durant la manifestation « Colonialisme : quelques aspects négatifs
» qui s’est déroulée en janvier et février 2007 à l’Espace Confluences à Paris, le spectacle de Sylvie Malissard et Laurence Campet a retenu l’attention du public et suscité le débat autour de la question délicate de ces exhibitions coloniales si à la mode en Europe jusqu’aux années 1930.
Bravo à Confluences pour ces temps de rencontres et de discussions particulièrement constructifs et précieux qui donnent le moyen de travailler sur la mémoire tout en assumant l’histoire passée sans acrimonie, mais avec la distance et la lucidité nécessaires pour appréhender la responsabilité des méfaits coloniaux et surtout mieux la dépasser, au lieu d’enfouir une culpabilité qui n’a pas lieu d’être et ne permet pas d’affronter sereinement l’avenir ensemble.
Cannibale de Didier Daeninckx, par la Compagnie Le porte plume. Conception et interprétation : Sylvie Malissard, avec la complicité de Laurence Campet. Création lumière et son : Emmanuel Faivre
Didier DAENINCKX, Cannibale, Verdier, 1998.
Joël DAUPHINÉ, Les Canaques de la Nouvelle Calédonie à Paris en 1931, L’Harmattan, 1998.
Nicolas Bancel, Pascal BLANCHARD et Sandrine LEMAIRE (dir.), Zoos humains, La Découverte, 2002.
Pascal BLANCHARD et Sandrine LEMAIRE (dir.), Culture coloniale, la France conquise par son Empire (1871-1931), Autrement, 2003.
Au comité de rédaction depuis 1997, Sylvie Chalaye est un des piliers de la revue Africultures. Elle partage son temps entre l’écriture, la recherche, et le journalisme. Auteure de plusieurs ouvrages consacrés aux écritures dramatiques africaines francophones, Sylvie Chalaye est professeur en études théâtrales à l’Université de Rennes 2. Membre du laboratoire de recherches du CNRS sur les arts du spectacle, elle a également publié plusieurs ouvrages historiques sur l’image du Noir (Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre de marguerite de Navarre à Jean Genet (1550-1960), L’Harmattan, 1998 ; Le Chevalier de Saint Georges de Mélesville et Beauvoir, L’Harmattan, 2001 ; Nègres en images, L’Harmattan, 2002.) Elle est responsable éditorial de la rubrique théâtre dans Africultures et collabore régulièrement à la revue Théâtre/Public.///Article N° : 6733