Originaire de la Côte d’Ivoire, Ernest Dükü est passionné par la culture et la symbolique africaine. Architecte de formation, ses uvres, qu’il qualifie de tableaux sculptés, se réfèrent à l’histoire et à la tradition. Habitées de symboles faisant référence à Bruly Bouabré ou encore à Ahmadou Kourouma, elles inscrivent l’Afrique et l’Égypte anciennes dans la contemporanéité
En quoi l’architecte aide-t-il le plasticien ?
Je crois que c’est un chemin assez atypique en apparence. L’architecture m’amène à appréhender la peinture sous un autre angle : ce cheminement me pousse à réfléchir sur le tableau et son support et à envisager autrement la manière d’appréhender, de créer une uvre d’une autre façon que sur une toile.
Vos uvres sont parsemées d’ombres, d’écritures, de formes diverses, de personnages
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Il y a d’abord eu tout un travail de réflexion sur les différentes formes d’écritures que j’ai commencé à étudier lorsque j’étais aux Beaux-arts. Cette réflexion m’a amené à rencontrer l’uvre de Cheikh Anta Diop. Il me semble que dans sa théorie, la question de l’écriture et de son corollaire qui est la langue, est pertinente, vient ensuite la spiritualité. Plus tard, en travaillant sur les idéogrammes, je me suis rendu compte qu’ils soulevaient la question des convergences que l’on trouve sur le continent africain.
Est-ce vos recherches sur l’écriture qui vous ont amené aux références à Bruly Bouabré ?
L’art de Bruly Bouabré repose en fait sur l’évocation de l’écriture. C’est une analyse autour de l’écriture et des graphèmes. À travers sa démarche, Bouabré invente réellement une écriture, même si en apparence elle met en évidence les dessins. Son uvre ne se résume pas simplement aux dessins, elle se situe aussi autour de l’invention de son écriture. Il y a aussi le décryptage des signes des masques, de la statuaire et des idéogrammes akan. Comment ceux-ci peuvent être réactivés et utilisés de façon opérationnelle. Dans mon travail j’essaie en partie d’en transmettre l’esprit, la beauté de la lettre, la force opérante qui s’en dégage.
Est-ce à dire que votre travail de peintre s’inscrit avant tout dans la continuité de vos recherches sur l’écriture ?
Il se situe dans le prolongement de la réflexion autour de l’écriture, ce qui m’a amené à l’élaboration d’une technique dans laquelle j’associe à la fois le tissage, la peinture et la sculpture. Cette approche donne ce que j’appelle une peinture sculptée, en rapport avec une manière de sortir de l’utilisation de la toile, de chercher d’autres façons de travailler le support peint.
C’est aussi un travail non académique
C’est un travail qui parle de ma réflexion sur la peinture à partir de la réflexion sur l’architecture et le décor architectural. C’est en même temps une manière de raconter des histoires. J’aborde aussi la question de la réalité de la peinture sur le continent africain ; Il y a une trop grande tendance à penser que la peinture africaine » n’existe pas » puisqu’elle ne découle pas d’une peinture de chevalet. Comme je ne voulais pas rentrer dans ce canevas, il m’a fallu poser le regard sur le décor mural pour en extraire une technique me permettant d’être dans l’esprit du tableau sans être dans celui du chevalet.
Ainsi chaque uvre est porteuse d’une histoire qui lui est propre et qui, en même temps, s’inscrit dans la continuité de celle des uvres qui la précède
Un tableau est la suite d’un autre. Comme dans un livre, c’est une histoire qui se déroule dans le temps. C’est une histoire avec des mythes, qui traverse aussi des aspects contemporains, un regard sur le monde autour des questions qui m’interpellent.
Pour aborder un tableau, je pars toujours d’un titre, puis des éléments qui vont le constituer. Les titres sont des mots composés, un mélange d’idiomes, un clin d’il, une influence de l’uvre d’Ahmadou Kourouma, cette façon dont il a, comme dans Le soleil des indépendances, mélangé la langue française avec le malinké. Ce modèle nzassa (patchwork) peut aussi servir de qualificatif à ma démarche artistique.
Peut-on dire que d’une certaine façon, les matériaux que vous utilisez font aussi référence à l’histoire ?
Toutes ces matières font référence à ma réflexion sur l’historicité de la création africaine. On a tendance à croire que les expressions artistiques sont issues des réflexions individuelles alors qu’elles sont liées à une certaine historicité. Je fais référence à des artistes qui ont utilisé des techniques de mélange de matériaux, que ce soit les artistes de l’expression Vohou vohou en Côte d’Ivoire ou comme le sculpteur ivoirien Christian Lattier ; ils ont utilisé la ficelle comme vecteur de leur travail. Dans ma quête artistique, j’essaie d’introduire cette démarche que je définis par ailleurs comme étant l’expression » de la parole du fleuve à la parole du fil « . La parole du fleuve étant les hiéroglyphes de l’Égypte antique et les formes d’expressions de la vallée du Niger, la parole du fil est constituée de l’ensemble des idéogrammes, des dessins que l’on trouve dans les tissus. C’est la raison pour laquelle j’utilise la ficelle comme un fil d’Ariane, il me sert à tisser des éléments graphiques dans ma peinture, ensuite, la sculpture intervient avec des papiers et des colles divers. Tout cet ensemble forme l’univers de cette peinture sculptée qui associe donc le tissage, la peinture et la sculpture.
Vos uvres sont-elles codifiées ?
Le symbole n’est pas simplement utilisé pour sa forme esthétique, mais pour qu’à nouveau on puisse le réinterpréter : Il me semble qu’il y a des » nouveaux idéogrammes « , raison pour laquelle j’utilise parfois des sens interdits qui deviennent des symboles dans l’interprétation que j’en fait sur certains tableaux.
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