Le projet Zomayi porte sur une mémoire en train de se faire dans les sociétés côtières du golfe du Bénin. Aussi appelés « Agouda (1) » au Bénin, « Amaro (2) » au Nigeria ou « Tabon (3) » au Ghana on désigne ainsi les descendants d’esclaves affranchis qui sont revenus du Brésil, libres, et se sont réinstallés au cours du XIXe siècle dans les régions qu’ils savaient pour la plupart être celles de leurs ancêtres.
La particularité du projet Zomayi est d’être à la fois un projet de recherche et un projet artistique, tout en se proposant de participer directement au travail mémoriel et en l’exposant d’une manière dynamique. On se focalisera dans ce projet sur une région du Togo située dans la région d’Aného, l’ancienne capitale administrative de cette ex-colonie allemande. Dans le but de saisir la place qu’occupe aujourd’hui la mémoire de l’esclavage et de la traite, région au demeurant active dans ce commerce et dont ont été déportés de nombreux esclaves.
On produira un spectacle, la fable de cette pièce de théâtre en cours d’écriture s’inspirera des récits collectés par l’équipe de recherche (qui est aussi pour partie l’équipe artistique) et dont la teneur permet d’en savoir plus sur l’histoire et la vie des Afro-Brésiliens, en relatant les circonstances de leur départ, de leur traversée, de leur séjour au Brésil, de leur retour, puis des conditions de leur nouvelle vie en Afrique. On s’inspirera également de la littérature produite par des écrivains de la région, et notamment du roman historique Esclaves de l’écrivain Togolais Kangni Alem (Lattès, 2009) dont le personnage central, un « maître des rituels » (en l’occurrence un prêtre dévoué à Hébiéso, divinité du panthéon vodou épris de justice associée à la foudre) qui officie à la cour du roi d’Abomey est trahi puis déporté au Brésil avant de revenir à Agoué, non loin de Ouidah où il embarqua. L’itinéraire du personnage central est emblématique du parcours des « Brésiliens », capturés puis déportés au Brésil où ils deviendront des esclaves, avant de revenir libres une à deux générations plus tard sur une terre. Le périple de cet Ulysse atlantique offre la trame d’une narration au cours de laquelle la position sociale des protagonistes se modifie sans cesse, pour passer d’une position d’autorité, à celle de subalterne, puis à nouveau à une position de domination relative, à un moment où les structures politiques de cette région du golfe de Guinée vont s’effondrer pour laisser place à l’ordre colonial. Sa vie romancée ressemble à celle de nombreux itinéraires biographiques réels à l’instar du périple de Zoki Azata. Né vers 1780 à Hoki, un village situé en pays Mahi (Centre du Bénin actuel), il portait le nom de Gbego Sokpa quand il se fit capturer enfant par des rabatteurs Dahoméens. Il fut alors déporté à Salvador de Bahia et acheté par un certain Joaquim Manoel d’Almeida dont il prendra le nom une fois affranchi à l’âge de 50 ans. De retour à Agoué en 1835, il s’engage à son tour dans la traite négrière en s’évertuant à faire déporter ceux-là même qui l’avaient enlevé lui et les siens. Il meurt en 1857 en léguant à ses descendants une immense richesse. Ils héritent aussi d’une histoire complexe, où les positions de maître et d’esclave ne cessent de se permuter.
Ce processus de création théâtrale doit permettre la progression d’une discussion autour de la mémoire de la traite et de l’esclavage. Le point de vue afro-brésilien, du fait de sa position ambiguë dans la société togolaise permet ainsi d’aborder la question de la responsabilité locale dans la traite. Cet aspect est souvent évacué, il paraît néanmoins important dans une perspective soucieuse d’une véritable réparation du traumatisme culturel provoqué par l’esclavage qui doit – semble-t-il – mettre en lumière les véritables rouages de cette mécanique Atlantique, sans pour autant délester de leur culpabilité les donneurs d’ordre (en l’occurrence les agents européens de l’économie de plantation). Ainsi, progressivement, s’esquissera un « texte de représentation » (Brecht), sorte de canevas ou de structure dramaturgique s’inspirant de sources diverses (mais forcément basé sur le périple afro-brésilien). Le projet se nourrira des résultats du projet de recherche qui se développe en creux du processus de création théâtrale : collecte de récits, reconstitution des généalogies, recherche documentaire dans les archives familiales des descendants actuels des familles d’esclaves revenus en Afrique et réalisation d’entretiens avec ces descendants, archivage des documents et – enfin – mise à disposition comme matériaux dramaturgiques. On s’intéressera aussi à la manière dont sont perçus les « Agoudas » par le reste de la société en montrant que cette position est en train d’évoluer au fur et à mesure que leur position s’affirme à nouveau. Aujourd’hui, de Lagos à Accra, en passant par Badagry, Porto-Novo, Cotonou, Ouidah, Aného, Agoué, Lomé, Aflao, Keta, Anloga ou Tema, il est à nouveau de bon ton d’afficher ses origines « brésiliennes » et de rappeler que si l’on est d’ici on est aussi d’ailleurs (ce qui mérite d’être souligné à une époque plus enclin à produire de l’autochtone que du transnational). Cette affirmation culturelle est inhérente à un gain de visibilité politique et à un renforcement économique. Si la recherche permet le spectacle, le spectacle se nourrira quant à lui des résultats de l’enquête dont le statut passera de celui d’information de type scientifique à celui de matériau dramaturgique. On verra que le hiatus entre ces deux statuts n’est pas contradictoire, au point même de se superposer.
Les recherches artistiques se feront principalement dans les règles du « troc culturel » (Eugenio Barba) ou de la « provocative anthropology » (Mette Bovin) : au cours d’ateliers plus ou moins formels, seront échangées des prestations artistiques en rapport avec le patrimoine afro-brésilien : un numéro d’acteur, un morceau de musique, une blague, etc.
Une autre caractéristique du « troc » comme mode d’échange est de créer une situation de communication entre des personnes tout en leur proposant d’occuper, si elles le désirent, une place dans le processus de recherche (et donc dans le développement du processus théâtral).
Ce principe crée un cadre à l’intérieur duquel les échanges peuvent se faire de manière symétrique, autorisant l’émergence de questions taboues et favorisant la mise en uvre de ce travail mémoriel qui apparaît avant tout comme une prise de position actuelle.
Par ailleurs, il est supposé – et cela ne va pas sans poser de problèmes – que la position des Afro-Brésiliens dans les sociétés côtières du golfe de Guinée aujourd’hui puisse être transposée sur scène. Il faut pour cela admettre que la boîte du théâtre devient alors une maquette anthropologique, comme si les rapports sociaux trouvaient leur correspondant dans le jeu des acteurs par un jeu d’échelles. Nous supposons que la dramaturgie d’une pièce de théâtre peut heuristiquement faire écho au canevas des relations sociales de la société dans laquelle l’uvre est construite.
Le chercheur-dramaturge provoque une situation d’enquête qui permet au groupe social concerné d’exprimer ses propres préoccupations réajustant ainsi l’asymétrie habituelle de la relation d’enquête où les enquêtés ne sont généralement pas explicitement invités à intervenir sur la construction de l’objet. Les étapes de la fabrication de la pièce de théâtre deviennent ainsi un « terrain », composé d’ateliers qui génèrent des échanges permettant la construction de l’objet de recherche.
Ce projet se déroule à un moment où les communautés dites « afro-brésiliennes » connaissent un regain, alors précisément que leurs cousins du Brésil s’intéressent de plus en en plus à leurs origines africaines. Cette tendance s’exprime notamment par une valorisation des « différences » brésiliennes dans les manifestations culturelles se déroulant sur la côte du golfe de Guinée, plus encore au Bénin qu’au Togo. Les fêtes traditionnelles dans les villes où les « Brésiliens » sont nombreux connaissent une publicité inédite : le carnaval gagne tous les quartiers de la ville de Ouidah et les « bourian » ou « kaléta » connaissent un succès grandissant dans l’ensemble des régions côtières considérées.
Leurs pratiques religieuses bénéficient d’un intérêt nouveau : les cultes des vodous liés à la traite négrière (comme Mama Tchamba, Gorovodou ou Mami Wata), les cultes luso-brésiliens des saints catholiques rapportés du Brésil, ou encore la forme d’islam rapportée elle aussi du Brésil. Les événements culturels qui affichent leur intention de contribuer au rapprochement de l’Afrique de l’ouest et du Brésil se multiplient, à l’instar du « Festival des Divinités Noires » qui vient de tenir en décembre 2012 sa 7e édition ou la « fête du vaudou et des religions traditionnelles » qui a lieu annuellement le 10 janvier au Bénin, et dont Ouidah, éminent port négrier, est l’épicentre. Logiquement, un tourisme thématique proposant un « retour aux sources » à ses participants se développe pour faire découvrir aux Brésiliens cette histoire commune et lui redonner un sens nouveau et moderne
Il s’agit donc dans ce projet de provoquer un travail de mémoire par le biais d’un processus artistique, en l’occurrence de la création d’une pièce de théâtre. S’il est aussi envisagé d’en faire une restitution sous la forme d’une exposition et d’un documentaire, le principe actif de la démarche réside toutefois dans les réactions que déclenchent les étapes de la création artistique (qui seront précisément relatées dans le film) en tant que telle au cours de son développement propre. Dans cet esprit, ethnographie, création artistique, travail de mémoire et médiation nous semblent intimement liés, comme les éléments du décor d’une même uvre.
Rendez-vous donc à Lomé en septembre 2014 pour la première du spectacle. Le spectacle sera accompagné d’une exposition sur l’histoire des Afro-Brésiliens d’Afrique. Le projet comporte depuis 2010 de nombreuses activités : ateliers, rencontres artistiques, concerts et conférences. Un projet coordonné par Cesar Huapaya, Gaetan Noussouglo et Bernard Müller.
1. L’appellation Aguda provient probablement d’Ajuda qui est le nom que les Portugais donnaient à la ville d’Ouidah et où résidait beaucoup de « Brésiliens ».
2. Ainsi nommés, car probablement originaires de Santo Amaro da Purificação, commune réputée pour ses plantations, située dans les environs de la ville de Salvador de Bahia. Autre étymologie possible : Amaro viendrait du nom Maro donné dans les villes yoroubas au quartier des étrangers (voir : Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « Des diasporas africaines en construction : le cas du Nigeria », Anthropologie et Sociétés, vol. 30, n° 3, 2006, p. 183-199).
3. « Tout va bien » en portugais.///Article N° : 11553