« Les festivals de théâtre participent-ils au développement durable ? »

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Depuis les Indépendances pour les pays d’Afrique anglophone et la fin des années 1980 pour les États francophones, les festivals de théâtre se multiplient sur le continent. Une étude, réalisée en 2003, dresse un bilan contrasté de ce secteur et met en lumière son potentiel économique.

Les festivals de théâtre en Afrique subsaharienne : Bilan, impact et perspectives (1) est une étude réalisée en 2003 par Bruno Airaud du Bureau d’ingénierie culturelle de la fête et des loisirs (BICFL), François Campana de Kyrnea International et Vincent Koala de Odas Africa (Organisation de dynamisation des arts et spectacles en Afrique). Commandée et financée par l’Union européenne et CulturesFrance, elle s’adresse principalement aux festivals du Nord et du Sud, aux artistes et aux bailleurs de fonds. Ce rapport tente de dresser un bilan des festivals déjà existants, d’évaluer leur impact sur l’environnement urbain et populaire ainsi que sur le développement artistique et intellectuel. Il identifie également des perspectives de développement à courts et moyens termes.
De nouveaux festivals, dans des quartiers populaires
Depuis les années 1980, des compagnies ont créé leurs propres espaces. Ils disposent de grands plateaux, de régie, de loges, ou mêmes de « cases de passage » pour loger plusieurs dizaines d’artistes. Ces nouveaux lieux ont ouvert la voie à de nombreuses manifestations théâtrales. Ils sont une première étape vers l’indépendance. On peut y répéter, construire les décors, organiser des formations, jouer, accueillir d’autres troupes, louer la salle, percevoir des recettes annexes (avec le bar ou la restauration) et surtout ne plus être inféodé aux centres culturels étrangers ou structures gouvernementales.
C’est dans ce type de lieux que les festivals naissent et prennent leur essor. Leurs directeurs sont auteurs, metteurs en scène ou comédiens, et multiplient activités et sources de financement pour les faire vivre. Ces lieux et ces festivals ont permis aux artistes et aux opérateurs culturels de s’ouvrir vers d’autres pays, de monter des échanges interrégionaux, de trouver des financements et de se faire connaître sur la scène théâtrale internationale.
Hormis le Masa à Abidjan et le Fitheb à Cotonou, tous les festivals de théâtre sont organisés par des opérateurs indépendants. Les gouvernements préfèrent désormais favoriser l’initiative privée. Même si les soutiens financiers étatiques sont maigres, voire quasi inexistants, cette nouvelle liberté a permis aux artistes de prendre en main leur destinée. Des contacts plus fructueux se sont noués avec les structures occidentales. Les réseaux interafricains fonctionnent de compagnie à compagnie et de personne à personne.
Ces nouveaux lieux ont modifié la réalité du théâtre en Afrique. Dans les centres culturels étrangers, ce sont principalement les expatriés, les intellectuels ou les professionnels locaux qui assistent aux spectacles. À l’inverse, tous les nouveaux lieux sont installés dans des quartiers populaires. Les enfants, les familles, les amis, les gens du coin s’y déplacent pour passer la soirée ensemble. Ce phénomène permet une évolution des propositions artistiques. De plus en plus de spectacles sont joués en langues locales. Les références sont communes et les sujets abordés traitent de la politique, des affaires du moment, de l’histoire du pays. Les thématiques des pièces se rapprochent des préoccupations des populations, et parallèlement atteignent une dimension plus universelle.
Les festivals offrent ainsi aux populations africaines un accès aux productions théâtrales. Ils incarnent aussi l’image d’une culture « démocratisée ». Parce que le théâtre est également un loisir, les festivals participent à l’animation des cités et des villes. Il existe bien une interaction entre le festival et son territoire, sa ville, son pays ou sa région.
Toutefois, les moyens de financement de ces manifestations culturelles dévoilent un système contradictoire : monter une coproduction internationale est une des seules voies pour trouver des moyens financiers, quand bien même cette option coûte bien plus cher qu’une production nationale. Cette contradiction économique se retrouve bien évidemment en termes artistiques. L’influence des producteurs et des artistes du Nord entraîne les créateurs du Sud, volontairement ou non, vers des formes adaptables au contexte occidental. Cette direction est d’autant plus privilégiée que le spectacle prétend tourner en Europe.
État des lieux en Afrique francophone
En Afrique francophone, le soutien financier émane essentiellement d’institutions de coopération européennes et est presque exclusivement dédié à des productions intercontinentales. Pour exister hors de ce système, les compagnies se tournent souvent vers la production d’un théâtre au service des ONG, de programmes internationaux de développement ou plus rarement vers des télévisions nationales ou régionales.
L’Afrique francophone offre un développement culturel largement inspiré du modèle français et belge via les instituts, les Alliances, les centres culturels et le système de coopération culturelle. L’Afrique de l’Ouest qui bénéficiait d’une relative stabilité politique jusqu’à ces dernières années compte de nombreux festivals de théâtre, appuyés notamment par de réels réseaux de contacts.
En revanche, l’Afrique centrale, marquée par une instabilité politique récurrente, constitue une région peu favorable au développement d’activités artistiques. Pourtant, malgré cette situation complexe, des acteurs culturels ont affirmé leur présence par l’écriture ou par l’existence de manifestations ou de troupes revendiquant leur indépendance, souvent grâce à une dynamique collective.
La dynamique du théâtre professionnel existe essentiellement grâce aux subventions des organisations internationales (Organisation intergouvernementale de la Francophonie – OIF -, délégations européennes, organisations interafricaines), représentations diplomatiques ou fondations étrangères (Allemagne, Belgique, France, Pays-Bas, Suisse…)
D’après le rapport précité, il existe également dans de nombreux pays francophones, des théâtres nationaux composés de ballets et d’une section d’art dramatique. Les ballets, souvent traditionnels, trouvent à se produire et s’exportent. Les troupes de théâtre ont beaucoup plus de difficultés à monter des spectacles car elles n’ont aucun moyen de production.
Quelques pays, comme le Mali ou la Côte-d’Ivoire, ont mis en place des fonds d’aide à la création. Mais les sommes dégagées sont souvent minimes ou soumises aux aléas de la situation politique. Les compagnies sont donc dans une économie de survie. Elles trouvent les moyens d’exister où elles le peuvent : auprès d’entreprises locales, notamment de fabricants de bière ou de cigarettes, ou auprès d’ONG, de l’OMS et des programmes nationaux de lutte contre le Sida.
Les artistes et les opérateurs culturels sont souvent obligés d’exercer un autre métier pour subvenir à leurs besoins. Les compagnies ont globalement très peu de moyens, aucune certitude de soutien financier, peu de ressources propres et, lorsqu’ils existent, des salaires dérisoires. Ces difficultés obligent les artistes à faire preuve d’une réelle ingéniosité pour mener à bien leurs productions et toucher un public.
Un système bien différent en Afrique anglophone et lusophone
Les modes de fonctionnement diffèrent sensiblement selon les aires linguistiques. Dans les pays anglophones (2), la pratique théâtrale occupe une place prépondérante dans les écoles d’enseignement de façon générale et particulièrement dans les universités. Les départements d’enseignement du théâtre possèdent des vrais espaces de travail et des professeurs qualifiés, souvent connus. À Ibadan au Nigeria, le département de théâtre a été longtemps dirigé par Wolé Soyinka (écrivain, dramaturge et Prix Nobel de littérature)
Dans l’Afrique anglophone et lusophone, les troupes professionnelles sont peu nombreuses. Celles qui exercent dans ce cadre bénéficient de fonds privés. Il existe en revanche, comme dans tous les pays du continent, de très nombreuses troupes amateurs qui pratiquent un théâtre où se mêlent critique sociale et politique, texte poétique et/ou création collective où la danse et la musique occupent une place importante.
Le monde des entreprises soutient davantage l’art et la création qu’en Afrique francophone. Encouragées par des facilités fiscales, ces entreprises visent, à travers leur mécénat, des actions de communication. Elles peuvent y investir des sommes importantes. Leurs soutiens permettent à des manifestations d’exister et à des entreprises culturelles de fonctionner. Dans le monde francophone, les sommes allouées par les organisations internationales, les États, ou les sociétés privées apparaissent mineures comparativement à celles engagées dans le secteur culturel en Afrique anglophone.
Les politiques et les stratégies de développement culturel sont très différentes suivant les régions. Dans de nombreux pays francophones, il existe un ministère de la Culture (centralisé) chargé d’organiser les manifestations culturelles. En revanche, dans les pays anglophones, ce sont les « councils », inspirés du British Council, fondation de droit privé subventionnée par l’État, qui apportent de faibles soutiens financiers aux mécénats initiés par les privés.
L’exception sud-africaine
Enfin, dans le domaine de la culture, l’Afrique du Sud constitue en elle-même une exception. La réalité actuelle de ce pays ne peut s’évaluer hors des conditions politiques de l’Apartheid et de lutte de libération que le pays a connues pendant de longues années. L’Afrique du Sud compte plus de quarante-cinq festivals et événements dont certains dans des domaines très pointus comme l’écriture dramatique ou l’avant-garde chorégraphique (cf. le FNB ou le Vita Dance Umbrella). En outre, chaque région propose au moins un festival étudiant.
Toutes ces manifestations, et le théâtre professionnel en général, vivent exclusivement grâce à leurs recettes et aux apports financiers de grands groupes privés.
Autant de conceptions très « occidentales » de la formation des publics et des artistes, qui restent positives en termes de création et de diffusion puisque de nombreuses manifestations d’Afrique du Sud sont très prisées des artistes internationaux. Mais 80 % des propositions restent liées à la population blanche, elles en émanent et lui sont destinées. Il est difficile d’obtenir le paysage dessiné par la culture des townships, très productive mais peu médiatisée, y compris par les régions elles-mêmes, collectivités territoriales décisionnaires en matière culturelle.
Les festivals, acteurs du développement culturel
Les festivals ont aussi un rôle et un potentiel économiques indéniables. Ils peuvent être médiatisés et offrir une vitrine internationale aux pays d’accueil. Mais surtout ils représentent une source de revenus pour l’économie locale, non seulement grâce aux subventions des organisations internationales, des représentations diplomatiques, des fondations étrangères et des organisations non gouvernementales. Mais aussi parce que les deux tiers de leurs dépenses sont liés aux transports internationaux, à l’hébergement, à la restauration et à la logistique.
De plus, ils constituent en Afrique subsaharienne le seul marché de diffusion des productions théâtrales, en l’absence quasi généralisée de lieux avec une programmation régulière. Sur une année, ils présentent une moyenne d’environ 400 spectacles, soit au total plus de 3 000 représentations. Pour autant, l’impact grandissant du marché international de l’offre et de la demande théâtrale ne doit pas faire oublier l’absolue nécessité d’un marché local ou national, plus permanent. Un marché du théâtre africain dépendant principalement de l’aide internationale est source de fragilité et de vulnérabilité liées à l’arbitraire de décisions non maîtrisables.
L’existence même des festivals constitue une demande certaine ou potentielle de productions théâtrales. Pour y répondre, les productions doivent s’inscrire dans une échéance. Les dates des festivals sont fixes et, a priori, respectées. Cette réalité contraint les troupes à plus d’exigence dans la gestion du temps et à présenter un « produit » de qualité, pour espérer revenir à nouveau.
La présence du public et des professionnels venus d’autres pays est aussi une manière de se confronter à la critique. Les différentes actions de formation organisées par les festivals ont eu des conséquences sur les métiers et la professionnalisation. La production du théâtre est ainsi directement influencée par les festivals, en interne ou en externe. En étant à la fois des lieux et des moments de confrontation aux publics, les festivals permettent aux artistes d’accroître leurs pratiques et d’améliorer ainsi leur propre répertoire.
Pourvoyeurs de tournées, de déplacements, de coproductions, entre Africains et plus seulement avec les structures du Nord, ils facilitent les contacts entre directeurs de festivals, metteurs en scène, directeurs de troupes et favorisent l’émergence de réseaux d’échanges et de complicité. Des affinités se créent lors d’échanges directs, préalables à la construction de nouveaux projets.
Changer les logiques de financement
L’étude, menée par Bruno Airaud, François Campana et Vincent Koala, propose des pistes de développement économique. Tout d’abord, les organisations internationales et les différents partenaires financiers auraient tout intérêt à réfléchir ensemble à la mise en place d’outils de soutien (information, formation, fonds relais de trésorerie, etc.) qui permettraient un développement constructif sur le long terme. Il semble impératif de modifier la « logique au projet », au coup par coup : ces financements ciblés qui ne prennent jamais en compte les frais de fonctionnement.
Il apparaît également nécessaire d’accompagner les pratiques par des outils législatifs, des lieux de réflexion et, par-dessus tout, par une véritable capitalisation des acquis. Les compétences des hommes de spectacle vivant dans les pays d’Afrique francophone sont visiblement inconnues des gouvernements nationaux !
Les échanges artistiques se sont multipliés à la faveur du développement des festivals. Ils entretiennent une certaine pérennité des troupes nécessaire à la transmission des acquis et à la création d’une mémoire collective. Même si de grands progrès restent à faire en termes de compétences, ils obligent à mettre en place une organisation, des équipes techniques et d’accueil, une gestion des moyens financiers et administratifs, qui auront des effets à moyen terme sur le fonctionnement et la professionnalisation des métiers du secteur. Ce sont quelques-uns des points forts de l’impact des festivals qui marquent la nette évolution du théâtre africain de ces vingt dernières années.
Le bilan reste cependant décevant. Peu de spectacles ont eu de grands succès à la suite des festivals de théâtre africain, que ce soit sur le continent ou pas. Ce manque de succès est-il dû à la qualité des spectacles, à un manque de connexion avec le public local, à une organisation ou une programmation chaotiques, ou encore à une lassitude à l’égard d’un certain théâtre africain ?
Malgré le foisonnement des festivals (plus de cinquante à vocation internationale), le théâtre africain demeure globalement inconnu dans les réseaux internationaux de diffusion. Il reste cantonné dans les manifestations européennes spécialisées. Les œuvres théâtrales, les textes, les techniques du théâtre africain sont méconnus dans les universités comme dans les écoles, en Afrique comme ailleurs. Et si quelques rares comédiens africains obtiennent une reconnaissance internationale, ce n’est le cas de quasiment aucun metteur en scène. Pourtant, aujourd’hui, les artistes vont de festivals en festivals, se connaissent, parlent et réfléchissent sur leurs pratiques, s’organisent en réseaux, s’échangent leurs spectacles, leurs techniciens. Des opérateurs privés (organisateurs, producteurs, tourneurs) commencent à se faire connaître et à travailler après avoir acquis les compétences nécessaires par la formation, le compagnonnage ou la pratique. Les techniciens de scène (lumière ou son), formés en majeure partie lors des stages des premières éditions du Masa d’Abidjan, maîtrisent les technologies, savent diriger des équipes techniques, créer des lumières ou sonoriser les groupes de musiques. Bien évidemment, les festivals ne sont pas les seuls éléments qui ont permis aux différents acteurs du théâtre de franchir une marche importante vers le professionnalisme, mais ils sont un des maillons déterminants de la chaîne.
En Afrique francophone, les festivals, les lieux gérés par des troupes ainsi que les réseaux des établissements culturels (français ou allemands notamment) permettent la diffusion du théâtre : il continue d’évoluer dans un circuit non marchand face à des publics locaux plus ou moins attentifs.

1. L’intégralité du rapport Les Festivals de théâtre en Afrique sub-saharienne, rédigé par Bruno Airaud, François Campana et Vincent Koala, est disponible sur le site www.kyrnea.com
2. Le rapport définit l’Afrique anglophone comme l’ensemble des pays d’Afrique de l’Est et de l’Afrique australe, auxquels il faut ajouter le Ghana et le Nigeria situés en Afrique de l’Ouest. L’Afrique du Sud constitue en soi une exception : la culture y est un objet conditionné par la célébration d’une africanité.
///Article N° : 5810


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