Quand nous parlons de rap africain, sur ce site, nous avons souvent (trop ?) tendance à privilégier le développement spectaculaire de ce style musical dans les pays dits « francophones » du centre et surtout de l’ouest du continent. Pardon ! Let’s apologize
Cet album renversant détraque soudain notre boussole acoustique et pointe son aiguille vers l’Est, vers le Kenya, chez les rappers Goreala (transcription tragicomique de « Gorilla » ?) et Projekt. Pour achever de nous déboussoler, l’aiguille fait aussitôt un quart de tour en direction du Nord de la France, de Roubaix où officie le maître d’uvre (en tout cas le partenaire moteur) de ce cd, DJ Boulaone
Bienvenue à Nairoubaix ! Non-fumeurs s’abstenir ? Sûrement pas
Certes ça dérape et ça tangue vertigineusement dans les virages, et nous les amoureux de Funkadelic ne risquerons pas d’être déçus !
Stupéfiants aussi sont les échanges (probablement improvisés) entre ces deux grands baratineurs de Nairobi, qui font alterner anglais et kiswahili aussi habilement que Fela avec le pidgin et le yoruba.
On se régale dès l’intro sur un rythme de benga – version locale de la rumba congolaise. Tout le disque fait danser, mais en toute conscience, car on le sait, la situation au Kenya n’incite pas à rigoler.
Ce second cd de Goreala a été enregistré dans un studio implanté intelligemment par l’ONG néerlandaise Uptoyoutoo au cur d’Eastlands, l’un des quartiers les plus déshérités de Nairobi.
En l’écoutant, on a vraiment l’impression d’entendre tout ce qui se passe alentour, et n’est-ce pas le plus beau compliment qu’on puisse faire actuellement à un enregistrement de musique africaine urbaine ?
Le titre (« Métaphores de la Rue ») est parfaitement mérité, d’après la transcription partiellement bilingue (anglais / swahili) du livret.
Il faudrait être un expert de la situation au Kenya pour commenter en détail le contenu de ces textes caustiques, parfois très discutables, nés des désillusions de la décolonisation et d’une pseudo-démocratie. Vaut-il mieux vivre à Nairobi, ou à Roubaix ? là n’est pas la question
Goreala : « Je rêve du jour où le stress sera du passé
Le jour où je ne me casserai plus le cul pour une bouchée de pain
Où je pourrai me servir de mon cerveau plutôt que de mon poing,
Je résiste à l’idée de marcher aveuglé. »
Le ghetto sans fatalité, l’Afrique des pauvres avec toute sa fierté, avec ses rires amers et ses sourires d’espoir, c’est la première leçon de ce cd. La seconde, c’est une exceptionnelle ingéniosité musicale.
D’abord, DJ Boulaone est un « scratcher » hors-pair : dans cet art encore nouveau qui fait revivre le vieux vinyle, il me rappelle le génie fantasque et ténébreux de Dee-Nasty, l’indiscutable pionnier du hip-hop artisanal hexagonal. Avis aux amateurs, cet album est un vrai festival de « scratch », où la délicatesse et la discrétion l’emportent (ce qui est devenu excessivement rare) sur la démonstration de virtuosité.
Cette uvre collective ne manque pas de surprises, comme le délicieux et jubilatoire « She Smiles Easy », qui mériterait d’être un tube de l’été si nos contemporains n’étaient pas devenus si sourds !
« Miss K » n’est pas moins surprenant, avec sa grave partie de guitare « pur Delta Blues » signée Manu Paris, qu’on croirait sortie d’un vieux 33 tours de John Lee Hooker
Ouf ! Quel disque, et on n’a même pas dit tout ce qu’on en pense !
On n’a même pas encore dit à quel point les voix de Goreala et de Projekt, nos frères kenyans, sont simplement bouleversantes.
J’ai aussi oublié de vous dire combien la mixture des samples est ici originale, avec ses échappées vers le jazz et l’orgue baroque
sans parler de l’extraordinaire « Pewa », où DJ Boulaone donne libre cours à son désir de partager avec ses amis swahili leurs racines communes arabisantes. J’ai surtout omis de décrire cet étonnant crescendo, de l’amertume à la réjouissance, qui vous emporte du début à la fin.
Mais après tout, tant pis pour ceux qui n’auraient pas encore compris que par son originalité, ce premier album de rap « nairoubaisien » (ô divine surprise !) est digne des premiers chefs-d’uvre de Public Enemy
et si vous ne me croyez pas, c’est très facile à vérifier.
En tout cas c’est un des plus beaux disques de « rap pas idiot » (denrée devenue rare) que nous ayons écouté depuis une éternité.
Metaphor Za Mtaa (Street Metaphors), de Goreala (UpToYouToo Foundation / 2GOOD)///Article N° : 7615