Mortenol, le marin qui défendit le ciel de Paris

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Le commandant de vaisseau Mortenol fut le premier Noir à faire l’École polytechnique. Personnage contradictoire, il fut de toutes les guerres coloniales avant d’organiser la défense aérienne de Paris pendant la guerre de 1914.

Avec mes remerciements à Pierre Saintons

 » Jusqu’en 1979, Mortenol appartenait à la légende. Quelques personnes à l’imagination fertile accréditaient l’imagerie de gloire d’un nègre guadeloupéen sorti de l’Ecole Polytechnique, voire de l’Ecole Navale, ayant servi et combattu dans la  » Royale « , la Marine de guerre française, avec le grade de capitaine de vaisseau. A partir de là, les cerveaux s’échauffaient. On le voyait affirmer, afficher son autorité sur tous les bâtiments de guerre de son époque. Il exerçait un commandement en chef non seulement sur mer, mais sur terre et dans les airs ! N’était-ce pas lui qui défendit si vaillamment Paris pendant la Grande Guerre ?…. « , (1)
Officier, certes, mais  » nègre  » d’abord
C’est en ces termes que Oruno D. Lara débute son livre Mortenol ou les infortunes de la servitude, publié en 2001 chez L’Harmattan. Ce personnage de l’histoire militaire passionne l’historien de la Caraïbe qui lui a déjà consacré plusieurs ouvrages et articles. Ce dernier livre est, comme le définit son auteur, un  » dossier Mortenol  » qui rassemble une documentation rigoureuse faite d’archives militaires et d’écrits appartenant à Mortenol lui-même (mémoires, journaux personnels, rapports, etc.) Il ne s’agit pas pour Oruno D. Lara de déconsidérer la portée héroïque de l’aventure de Mortenol, mais les documents d’archives racontent une histoire autrement plus aride qui prouve combien Mortenol s’est hissé à la place qu’il a occupée à force de détermination et de zèle, et qu’il a dû bien souvent ravaler son orgueil, le racisme de ces années-là n’ayant pas peur de se pavaner en toute lumière, comme en attestent les notes de ses supérieurs, telle par exemple celle du vice-amiral Rieunier, commandant en Chef l’Escadre de la Méditerranée, datée du 4 août 1893 :  » Monsieur Mortenol appartient à la race africaine noire, absolument noire. Il est, dit-on intelligent et instruit, mais son physique constitue souvent une gêne dans le commandement et dans les relations avec les étrangers. Le choix qu’il a fait de la Marine, dans ces conditions, ne me paraît pas heureux.  » (2) ; ou encore celle du Capitaine de Frégate M. Forestier, commandant de 3e classe Fabert datée du 15 août 1896 :  » Monsieur Mortenol est un excellent officier, dont j’ai déjà eu l’occasion d’apprécier les services. La seule chose qui lui soit préjudiciable est sa race, et je crains qu’elle soit incompatible avec les positions élevées de la Marine, que son mérite et son instruction pourraient peut-être lui permettre d’atteindre sans cela. « . (3) Citons encore une note du 25 juillet 1899, celle du Capitaine de Frégate M. Arden, Commandant de la Défense Mobile :  » On ne peut se dissimuler que la couleur de cet officier peut être une source de petits ennuis. Il y a là un préjugé avec lequel on ne peut s’empêcher de compter, et j’ai eu l’occasion de voir l’étonnement accompagné d’exclamations et de remarques des populations des ports voyant arriver un torpilleur commandé par un officier nègre.  » (4)
Mortenol passera plus de 25 ans en mer. Capitaine d’artillerie en 1891, il participe à la guerre de Chine. En 1894, il s’engage dans l’Océan indien, à Madagascar, aux Comores, au Levant au Gabon et au Congo, puis en Extrême-Orient. Sa conduite exemplaire lui vaudra plusieurs distinctions : il obtient la médaille de Chevalier de la la Légion d’honneur pour son action à Madagascar. En 1901, pendant la révolte des Boxers, l’empereur Guillaume lui remet l’ordre de la couronne de Prusse pour avoir sauvé un torpilleur et son équipage. Pourtant au regard de ses états de service et de ses qualités il n’a, à l’évidence, pas obtenu les promotions qu’il méritait. Il n’a jamais commandé en chef un navire de premier rang, il n’a jamais été élévé au rang d’amiral, de vice-amiral ou de contre-amiral comme la légende a pu le laisser croire.
Le colonisé défenseur de la colonie
Un personnage étrange ce Capitaine de vaisseau Camille Mortenol, officier nimbé de mystère et de contradiction. Il fut le premier Noir à faire Polytechnique et n’était vraisemblablement pas né en 1859, puisqu’il a vécu sous l’identité de Sosthène Héliodore Camille Mortenol qui était sans doute celle de son frère né trois ans après lui et dont l’état civil signale la mort en 1885 à Pointe-à-Pitre, alors que le Capitaine de Vaisseau mourut à Paris en 1930. Pourquoi cette usurpation d’identité ? Difficile à dire. Pour des raisons d’ambition scolaire peut-être ? Afin de pallier à une question de limite d’âge ?
L’héroïsme qu’on lui prête est celui d’un homme qui en dépit de ses origines guadeloupéennes et d’un père africain qui avait racheté sa liberté juste avant l’abolition de 1848, s’est lancé dans des campagnes militaires coloniales. Et ce n’est pas un moindre paradoxe pour Oruno D Lara qui dénonce l’ironie de l’histoire et écrit  » ce nègre colonisé a participé à presque toutes les guerres coloniales de son époque et a servi la France conquérante avec attachement constant.  » (5) Il voit dans ce militaire de métier un  » serviteur obséquieux de la France coloniale qui a servi d’exemple aux individus qui cherchent à s’intégrer, à s’assimiler coûte que coûte, à s’insérer, échine pliée, visière baissée, dans la société dite  » métropolitaine  » « . (6)
Héros entre mer, terre et ciel
Mais ce qui a surtout fixé Mortenol au firmament des héros, c’est son action pendant la guerre de 14 où il dirigea avec invention la défense aérienne de la capitale et épargna à Paris les pires bombardements. Quand la guerre se déclenche, Mortenol espère obtenir un commandement de vaisseau pour conduire enfin la flotte de son pays à la bataille. Mais en juillet 1915, alors qu’il est au port de Brest à bord du Carnot, il est appelé à terre pour y poursuivre ses services au Camp Retranché de Paris. Mortenol en ressent une vive amertume, en temps de guerre la place d’un Capitaine de vaisseau est en mer ! En fait dès novembre 1914, Galliéni avait fait appel à la Marine pour organiser la Défense Contre Aéronefs du Camp Retranché de Paris. Il manquait d’hommes, tous au front. Le Capitaine de vaisseau Morache fut chargé du commandement, mais en 1915 il obtient sa mutation et le commandement du cuirassé Gaulois qui participera à la bataille des Dardanelles. Celui-ci est remplacé par le Capitaine de vaisseau Prère qui meurt quelques mois plus tard. Mortenol fut donc, à son tour, nommé au poste de commandement de la Défense Contre Aéronefs et malgré sa déception s’acquitta avec sérieux de sa tâche. Il réorganisa complètement la défense aérienne de Paris et mit notamment en usage des projecteurs qui aveuglaient les avions allemands qui tentaient de bombarder Paris de nuit. Il améliora le système de renseignement télégraphique et facilita la prise en chasse par les avions de défense. Lui qui avait tant rêvé de s’illustrer en mer, ayant silloné tous les océans du globe, récolta la gloire sur la terre ferme et obtint finalement la cravate de Commandeur de la Légion d’honneur en tant que Colonel dans la Réserve de l’Artillerie de Terre, juste avant la retraite, pour avoir défendu de jour comme de nuit le ciel de Paris.
Le 3 décembre 1995, une statue a été érigée à Pointe-à-Pitre en son honneur et une rue vers le quai de Valmy dans le 10e arrondissement de Paris porte sont nom depuis novembre 1984.

Notes
1. O. D. Lara, Mortenol ou les infortunes de la servitude, L’Harmattan, Paris, p.9.
2. Ibid., p.320.
3. Ibid., p.327.
4. Ibid., p.335.
5. Ibid., p.11.
6. Ibid.
Bibliographie :
Oruno D. LARA, La Guadeloupe dans l’histoire, L’Harmattan, Paris, 1979.
Oruno D. LARA, Le Commandant Mortenol, un officier guadeloupéen dans la  » Royale « , éditions du CERCAM, Centre de Recherches Caraïbes-Amériques, Paris, 1985.
Oruno D. LARA, Mortenol ou les infortunes de la servitude, Paris, L’Harmattan, 2001.
Au comité de rédaction depuis 1997, Sylvie Chalaye est un des piliers de la revue Africultures. Elle partage son temps entre l’écriture, la recherche, et le journalisme. Auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux écritures dramatiques africaines francophones, Sylvie Chalaye est professeur en études théâtrales à l’Université Rennes 2 Membre du laboratoire de recherches du CNRS sur les arts du spectacle, elle a également publié plusieurs ouvrages historiques sur l’image du Noir (Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre de Marguerite de Navarre à Jean Genet (1550-1960), L’Harmattan, 1998 ; Le Chevalier de Saint Georges de Mélesville et Beauvoir, L’Harmattan, 2001 ; Nègres en images, L’Harmattan, 2002.) Elle est responsable éditorial de la rubrique théâtre dans Africultures et collabore régulièrement à la revue Théâtre / Public.///Article N° : 3907

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