Amour, sexe et genre incarnés : les esprits du vaudou haïtien

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Comment la religion participe de la construction de la sexualité et du genre ? Elizabeth McAlister propose une analyse approfondie des racines religieuses des esprits du vaudou et comment celui-ci se confronte au catholicisme et aux conceptions dominantes.

Si vous visitez un jour Haïti et avez la chance d’être invité à un office religieux appelé « dans », il faudra vous préparer à assister à une sorte de long opéra dansé. Si vous n’êtes pas encore initié à ce rite vous aurez droit à une place d’honneur, sur une chaise dure, face au lieu de la cérémonie où vous pourrez observer à l’envi les percussionnistes d’un côté, le chœur des adorateurs chantants et dansants de l’autre. De là, assis toute la nuit, vous suivrez du mieux que vous pourrez cette cérémonie belle et complexe qui passe d’une danse tranquille semblable à une danse de cour à une démonstration enflammée. Vers les cinq heures du matin, comme vous serez arrivé en milieu de soirée, il vous deviendra pénible de garder les yeux ouverts et cela malgré la musique, la chaleur et la proximité de vos voisins. (1)
C’est alors, aux petites heures de l’aube, qu’arriveront les esprits Guédés pour chevaucher (« monte« ) les danseurs. Et quel changement soudain par rapport à la bienséance de la veille ! Les femmes et les hommes, le visage poudré de blanc et portant des lunettes de soleil où il manque un verre, lâcheront dans un gémissement nasillard des bordées de mots si obscènes qu’il vaudrait mieux les taire et parmi lesquels bite, chatte et pédé sont les plus agréables. Après avoir adressé les pires vulgarités à l’auditoire le plus respectable, ils s’arrêteront pour chanter : « approche ta bite de la chatte, mon cher, et enfonce-là jusqu’à l’os. »
Les femmes, « montées » par le lwa (esprit), se changeront en hommes. Agrippant des bâtons de marche – certains sculptés d’un pénis au sommet – elles entameront le gouyad, une danse grinçante et gémissante du Banda, parodie stylisée de la relation sexuelle. A en juger par les chansons que chantent certaines de ces femmes faites hommes, vous diriez qu’elles sont devenues homosexuels. Et pendant que continue la chanson dédiée aux esprits Guédés, les hommes aussi se mettront à ressembler à des masisi, des « pédés ». Un homme semble même être devenu une femme, tout occupé qu’il est à dégoiser avec son groupe.
Les Guédés qui tournoient dans la pièce sont avant tout portés sur la gaudriole, insolents, blagueurs. S’ils ne vous embarrassent pas, ils vous font rire. Si vous êtes professeur et commettez l’erreur de vous présenter comme Dr. untel ou unetelle, les esprits Guédés vous diront qu’ils ont mal au zozo (pénis) et vous demanderont de les guérir. Toute la congrégation hurlera de rire. Si vous êtes enceinte, le Guédés exécutera une bénédiction spéciale au-dessus de votre utérus – ces esprits qui habitent dans les cimetières, sont en effet spécialistes pour guider les âmes d’un monde à l’autre. Les Guédés sont des cadavres vivants, de grands guérisseurs, de fameux travailleurs, et les reines absolues du spectacle dans ce théâtre divin de pouvoir et de genre.
Les esprits Guédés jouent, miment et caricaturent le genre et la sexualité afin d’atteindre à la connaissance culturelle et à la mémoire – dont eux seuls peuvent supporter la douleur et la vérité. Les Guédés sont presque toujours les esprits d’anciens esclaves noirs. Si vous apprenez à les connaître ils vous diront comment ils ont été torturés, comment ils ont souffert et comment ils sont morts. Et quand vient l’aube et que vous vous levez pour quitter cette cérémonie où vous avez été ridiculisé puis oublié vous entendez encore la voix nasale des Guédés qui résonne à l’intérieur, « Miyo miyo miyo, pédés, gouines, oh… »

Examiner de quelles manières la classe, la race, le genre et la sexualité sont construites et sont même constitutives l’une de l’autre a tenu une grande place dans les études universitaires. Des érudits se sont intéressés à la façon dont ces aspects de la culture et de l’identité changent au cours de l’histoire mais aussi en fonction du lieu. Cependant, de tels travaux ne prennent que trop rarement en compte le facteur religieux, ce qui est paradoxal, puisque l’intention d’un système religieux est bien de construire le monde avant d’en imposer son sens comme « la vérité ». Il va sans dire que l’on ne peut saisir dans sa globalité la manière dont l’amour, le genre ou la sexualité agissent dans une société donnée sans s’attarder sur le rôle de la religion et de ses pouvoirs multiples.
Cet article vise à observer la relation complexe entre la religion et l’élaboration de l’amour, du genre et de la sexualité. Quels processus religieux engendrent quelle pratique particulière en ce qui concerne l’émotion, la sexualité ou le genre ? Et quels sens prennent telle ou telle pratique dans tel ou tel endroit particulier ? J’entends explorer ici la manière dont les adeptes de la religion afro-haïtienne appelée vaudou utilisent des tropes historiques, nationaux et transnationaux, de l’amour, du genre et de la sexualité pour modeler leur identité. Mon point de vue est que dans le vaudou haïtien, les éléments d’une construction spécifique du genre et de la sexualité existent en dehors du discours catholique dominant, et cependant en négociation avec lui. Fondées sur des rites religieux et sur une intelligence des forces surnaturelles qui passe par une mise en scène, ces constructions créoles du genre et de la sexualité sont révélatrices des différentes façons dont la puissance s’empare des corps et les construit.
Le corps physique est au centre du vaudou, à l’instar des systèmes chamanistes et d’autres religions où intervient ce que l’on appelle la possession par un esprit. Quand les esprits montent (monte) leurs chevaux (chwal), ils transforment des gens ordinaires en divinités capables d’enseigner, de guérir et de transcender le lieu et le moment présent. Alors que la plupart des études universitaires de la religion sont basées sur l’analyse textuelle – des textes souvent rédigés par une élite masculine et enregistrés comme révélation ou prescription – le vaudou ne dispose pas de tels textes. Ou alors ses textes sont les autels, les rites dansés proches de l’opéra ou les chansons créées par des femmes et des hommes ordinaires et par les esprits qui dansent dans leur tête. Entrer en relation avec un ancêtre vaudou, ou avec un esprit qui l’a possédé, c’est se disposer à l’apprentissage, et potentiellement à l’épiphanie. Le corps est toujours le lieu de l’instruction et de l’apprentissage, puisque le vaudou est un système initiatique dont konesans, la connaissance, est acquise par l’expérience directe.
Le vaudou est certes un système religieux, mais il est plus que cela. A l’instar d’autres sociétés agricoles, la philosophie, la cosmologie, la médecine, la religion et la justice sont rassemblées dans une vision unique du monde. Les Haïtiens sont majoritairement des agriculteurs et l’ont été tout au long de la difficile histoire de leur pays. D’abord en tant que colonie française de Saint-Domingue, Haïti fut le théâtre des pires tortures, alors que le système des plantations engendrait d’immense richesses pour les planteurs et la misère absolue pour les esclaves. Les esclaves africains, adeptes de diverses religions, furent confrontés aux pratiques de conversion de l’Eglise catholique. Ce que l’on appelle vaudou est en fait un syncrétisme de pratiques héritées de plusieurs nations africaines (dont la Dahoméenne, la Yoruba et la Congo) au cours d’un échange forcé avec le catholicisme des colons. Leur dieu est identique – un Dieu élevé qui créa le monde. Mais Gran Mèt-la (Dieu) est éloigné et non impliqué, alors que les esprits sont immédiats et en sympathie avec leurs sèvitè (serviteurs humains).
Dans un pays où moins de 15% de la population est instruite, le vaudou s’est développé comme un métissage créolisé de connaissance africaine et, dans une moindre mesure, européenne, concentrée non sur des textes mais sur des personnifications d’esprits. Plutôt que de parler d' »une religion appelée vaudou », les fidèles expliquent plus volontiers qu’ils « sont au service de l’esprit » (sèvi lwa). Les Afro-haïtiens travaillent avec un panthéon complexe de divinités qui modèlent le monde autant qu’elles en sont la réflexion, à l’intention de ses « fils et filles spirituels ». La connaissance académique que nous avons de ce système complexe est le fruit d’un engagement vis-à-vis de cette religion et de ses adeptes – le fruit d’un terrain ethnographique.
« Si celui que tu aimes meurt, tu en trouveras un autre »
Dans un premier temps, les études académiques du genre se sont concentrées sur l’expérience des femmes. Les constructions de la masculinité ainsi que d’autres structures de genre ne furent pas d’emblée examinées. C’est pourquoi la plus grande part des travaux de terrain et de la littérature sur le genre et la sexualité dans le vaudou se concentrent sur la déesse Ezili. Divisée en de nombreux avatars féminins, Ezili possède deux visages principaux : Ezili Freda et Ezili Dantò. Leurs histoires à elles deux sont révélatrices de la manière dont l’histoire racialisée et sexualisée de certains types de corps peut modeler le sens religieux.
Ezili Freda a la peau claire, l’air bien portant, est couverte d’or. Elle n’a pas d’enfant, pour la raison pathétique que son seul bébé, elle l’a vendu contre des bijoux. On l’appelle « la déesse de l’amour », connue aussi sous le nom de Metrès (maîtresse), terme qui renvoie directement aux temps de l’esclavage. A cette époque, les mulâtresses créoles de Saint-Domingue formaient une classe à part de maîtresses, concubines et esclaves sexuelles destinées au riche planteur blanc mâle. A la veille de l’indépendance, 5000 des 7000 mulâtresses que comptait la colonie furent gardées par les Blancs. (3) Freda rappelle ces prostituées mulâtresses fameuses pour leur style et leur beauté, vêtues de soies et de dentelles, à une époque où Saint-Domingue rivalisait de décadence.
Les femmes, plus rarement les hommes, qui sont montées par Ezili Freda s’habillent de satin rose et réclament des miroirs et du parfum. Elles singent le maniérisme et les attitudes de l’élite féminine à la peau claire d’aujourd’hui, descendante historique des mulâtresses créoles. Freda est par-dessus tout une icône romantique, une femme coquette et férocement hétérosexuelle. Elle parade autour de l’espace rituel en clignant des yeux à l’intention des hommes, en les bénissant et en demandant leur main. (4) Elle rejette absolument toutes les femmes de l’assemblée, les considérant comme rivales potentielles dans leur quête de romance hétérosexuelle. Dans ce spectacle exubérant, les scènes de possession dont elle est la reine se terminent fréquemment dans des pleurs de frustration, tant est profond le manque qu’elle cache derrière un vernis de décadence et de coquetterie. (5)
Comment faut-il comprendre cette femme-déesse hétérosexuelle, ce besoin d’amour à la fois précieux et misérable ? Que signifie-t-elle pour les Haïtiens pauvres qui la « servent » ? Elle est certainement le produit d’une expérience féminine spécifique de subjugation brutale, voire de torture, dont le fait d’être une femme ainsi qu’un statut racial mixte ont été le prétexte. L’historienne Joan Dayan nous rappelle la domination dont les femmes mulâtresses ont souvent fait l’expérience, présentée sous le nom d’amour.  » Dans cette situation contre nature où un être humain devenait propriété, l’amour devenait fonction d’un sentiment dépendant dans une large mesure de l’expérience de la servitude « . (6). Dayan voit Ezili Freda comme un souvenir d’une certaine forme de violence sexuelle et d’asservissement déguisés en éros, en romance. Dans le vaudou, les corps font revivre ce souvenir par le biais du rituel de possession, où l’amour romantique et l’art de faire la cour sont exaltés et divinisés.
La manière dont Ezili Freda incarne à la fois la romance et la frustration peut être comprise comme une sorte de critique du quotidien des Haïtiens et Haïtiennes pauvres. En effet, les femmes pauvres d’Haïti ont peu de chance de faire un jour l’objet d’un « subside romantique ». Dans une économie qui discrédite le travail des hommes, les femmes subviennent en général aux besoins des enfants et de la parentèle masculine. Pour la masse croissante des ruraux qui arrivent dans les villes, même le système traditionnel du plasaj (« vie commune avec ») est perturbé. Dans une culture où les femmes sont depuis toujours vendeuses et trésorières familiales, ce sont les hommes pauvres des villes qui se retrouvent à présent au chômage et sont incapables de contribuer financièrement au ménage. Ce scénario est d’autant plus frustrant pour eux qu’ils voient les riches tenir le rôle occidental traditionnel patriarcal du chef de famille qui rapporte l’argent. L’amour, la séduction et la vie de couple ont du mal à tenir dans ces conditions. (7)
La prêtresse vaudou Mama Lola donne à sa biographe Karen McCarthy Brown ce commentaire tout empreint de sagesse : « Les pauvres ne connaissent pas l’amour véritable. Il ne connaissent que l’affiliation. » Brown ajoute que la romance – son langage, son style, sa garde-robe et ses danses – est l’apanage des 10 % supérieurs de la population haïtienne qui se taillent la part du lion de la richesse d’Haïti. (8) Ezili Freda incarne aussi une manière de critiquer l’inégalité entre les classes qui en même temps est une voie vers l’expérience de l’éros et de l’amour romantique pour les pauvres privés de droits.
Les relations amoureuses, de même que les avantages économiques que peut apporter la vie de couple, sont un désir profond pour de nombreux adeptes du vaudou. Les quantités de prêtres et de prêtresses avec lesquels je me suis entretenue affirment tous que leurs clients viennent leur demander une aide pour trois raisons principales : l’argent, la santé, l’amour. De nombreux wanga ou « actions spirituelles » ont pour but d’être repéré ou aimé par quelqu’un. « Une fois qu’une personne vous aime, les esprits peuvent la faire rester avec vous et avec vous uniquement. » (9) Dans ces cas, les clients réclament l’aide du prêtre ou de la prêtresse pour une séance privée dans la salle de l’autel, à l’intérieur du temple. Là, le wanga peut aussi réconcilier deux amants, rendre une épouse instable digne de confiance ou étouffer une relation adultère naissante. Dans la plupart des relations, cependant, l’amour romantique ou le plaisir sexuel ne sont qu’une partie d’un échange complexe qui implique inévitablement finances ou ressources. « Les Américains peuvent se permettre de se marier par amour, » m’a dit un jour un ami haïtien, « Nous Haïtiens devons nous marier pour l’argent. » (10)
Une déesse qui ne recherche pas de partenaire romantique est l’autre Ezili importante, Ezili Dantò. A plus d’un égard elle est l’antithèse de Freda : peau sombre, volontaire, indépendante, pauvre, et mère d’une seule enfant. Représentée par l’iconographie catholique comme la « vierge noire », Notre-Dame de Chestehova, [sp*] Dantò porte une cicatrice sur la joue et un enfant dans ses bras. La cicatrice est réputée provenir d’une bagarre au sujet de son amant d’un temps, Ogou. L’enfant, lui, n’est pas Jésus et n’est d’ailleurs pas un garçon mais une petite fille.
Quand Dantò « monte » ses dévots, elle fait montre de force et de fougue. Elle demande par moments à tenir la poupée représentant sa fille, et incarne alors l’image « mère-enfant » qui est certainement la relation la plus primaire et la plus durable en Haïti. Quand elle prend sa forme la plus féroce, Ezili ge wouj (Ezili aux yeux rouges) elle bégaye : « ge-ge-ge-ge. » On dit que sa langue fut coupée lorsqu’elle se battait pour la liberté pendant la révolution haïtienne. Etroitement liée au trope militaire du nationalisme haïtien, Dantò est habillée du bleu et du rouge du drapeau national. Contrairement à Freda, le personnage de Dantò est celui de la femme pauvre haïtienne. Elle présente à son dernier degré une image de la force féminine et de l’indépendance, une combattante qui subvient aux besoins de ses enfants. Dantò peut aussi être comprise comme un souvenir de l’esclavage, où les femmes à la peau sombre ont enduré le surmenage, la torture physique et l’abus sexuel sans renoncer à la lutte pour la liberté.
Ezili Dantò et sa fille représentent la valeur la plus noble chez la personne haïtienne : la fertilité. La maternité est un des seuls rôles qui soit accessible à une femme pauvre, rôle crucial dans une culture où ce sont ses enfants qui la soutiendront quand elle deviendra vieille. Chacun, qu’il soit célibataire, handicapé ou homosexuel, chacun est supposé avoir des enfants. Ezili Dantò est une représentation divine de la sagesse haïtienne selon laquelle le lien entre la mère et l’enfant est bien plus important que les liens amoureux ou maritaux. Une des prières chantées à Ezili nous rappelle que si un amant est remplaçable, la mère ne l’est point :
Ezili, si ta mère mourait, tu pleurerais (x3)
Si ton mari mourait, tu en trouverais un autre.
Ezili, si maman’w mouri, w’ap kriye (x3)
Si mari’w mouri, w’a jwenn yon lòt, O
Dantò ne « travaille » pas pour les gens de la même manière que Freda. Elle veille aux liens maternels et à l’indépendance des femmes, qu’elle protège contre les abus domestiques et sexuels. (11) Elle peut prendre un aspect hétérosexuel, mais peut aussi être une madivin ou madivinèz, c’est-à-dire une lesbienne. D’ailleurs on considère que les hommes et femmes homosexuels ont été « bénis » par elle, ou même qu’ils sont « son oeuvre ». Alors que Freda est une figure de femme hétérosexuelle, Dantò proclame une sexualité indépendante et fémino-centriste de même que le contrôle des finances. (12) Mais si Ezili Dantò est un esprit favorable aux homosexuels, je n’ai jamais entendu aucune théorie prédisant qui serait son esprit-partenaire.
Comme dans beaucoup de sociétés, l’étiquette de lesbienne est une des pires qui soit pour une femme en Haïti. Ce terme est généralement utilisé comme insulte par les hommes à l’endroit de femmes qu’ils trouvent trop puissantes ou trop indépendantes. Mais si l’étiquette « lesbienne » peut ruiner la réputation de quelqu’un sur le plan politique national, en revanche, parmi les pauvres qui pratiquent le vaudou de nombreuses femmes reconnaissent être des madivin, quoique discrètement. J’ai visité certaines congrégations où quasiment tous les dévots, hommes et femmes, sont homosexuels. J’ai aussi rencontré deux prêtresses qui avaient chacune plusieurs partenaires sexuels, où l’on retrouve une forme de polygamie, qui existe dans les zones rurales d’Haïti. Une de ces femmes avait aussi un mari qui habitait Miami. Alors que la femme pauvre se bat pour mener de front des existences qui combinent ressources et plaisir, une identité stable est moins importante que la capacité à s’adapter sans heurt à ce partenariat à la fois sexuel et économique.
L’ensemble des possibilités de genre représentées par Freda et Dantò n’a pas d’équivalent dans le catholicisme romain. Qu’elle prenne son aspect d’amoureuse hétérosexuelle, de la mère et de sa fille, d’une lesbienne, d’une guerrière ou d’une grand-mère, Ezili est plus complexe et plus complètement humaine que n’importe quel personnage féminin du Nouveau Testament. Contrairement à la Vierge Marie, les Ezili sont des êtres sexuels qui vivent une sexualité compliquée et mythologique.
La religion officielle de leur pays a beau être le catholicisme, les Haïtiennes ont puisé leur savoir à la fois dans la théologie catholique et dans le vaudou. Les esprits fournissent aux femmes des interprétations créolisées de l’amour, du genre et de la sexualité, séparée de la culture dominante franco-catholique. Dans une société qui oppresse les femmes à plus d’un titre, les deux pires insultes à lancer à une Haïtienne sont bouzen (putain) et madivin (lesbienne). Il est révélateur que deux déesses majeures sont des récupérations divines de ces identités abhorrées.
« Je suis un soldat, je ne dormirai pas. »
Alors que les divinités féminines d’Haïti sont connues pour les relations émotionnelles et familiales, les esprits masculins, eux, sont associés principalement à deux concepts : le travail et le militarisme. En gros, on peut dire que chaque esprit masculin contrôle une compétence différente, de la forge aux travaux des champs en passant par la navigation. (13) La plupart sont aussi soldats d’une armée spirituelle invisible au sein d’un réseau élaboré de réalités militaires.
Ogou est un des plus anciens esprits masculins et est aujourd’hui l’un de ceux qui comptent le plus de « serviteurs ». Les temples qui lui sont dédiés sont pléthore, des initiés se font adopter comme ses fils spirituels, et les femmes convolent avec lui en noces spirituelles élaborées, en Haïti comme parmi la diaspora. Sa généalogie remonte en droite ligne jusqu’aux royaumes yoruba et dahoméen dont le démantèlement nous ramène à l’époque de la traite des esclaves. Les Yoruba le connaissaient, et le connaissent toujours, sous le nom d’Ogun. Au Dahomey, aujourd’hui le Bénin, il est depuis toujours Gu. Il est un forgeron divin, un maître ferronnier, art dont il détient les secrets. Il est aussi connu comme le Dieu de la Guerre. (14)
En Haïti, Ogou est un officier militaire qui symbolise l’engagement, la discipline et la maîtrise de soi. Dans l’imagerie catholique qui lui est associée, il devient Sen Jak (Saint-Jacques) et chevauche un cheval blanc cabré. Ces icônes montrent Saint-Jacques brandissant une épée, triomphant, son cheval piétinant les corps des infidèles. Quand les Haïtiens ont eu à lire cette image, ils ont reconnu le triomphe militaire et Sen Jak leur a rappelé Ogou, le puissant dieu de la guerre. Et de la même façon qu’il y a plusieurs Ezili, il y a aussi plusieurs Ogou.
La masculinité d’Ogou tient dans sa force physique, son grade militaire et sa discipline. En général, quand Ogou « monte » un initié, il réclame que l’on lie deux écharpes rouges à ses bras, cet uniforme impromptu diffusant force et autorité. Il demande aussi souvent une épée ou une machette, qu’il brandit cérémonieusement durant le rituel. Par dessus tout, Ogou détient le contrôle à la fois sur l’assemblée et sur de nombreux autres esprits. Il est une version divine d’un « grand homme », un chef connaissant beaucoup de zélateurs. Celui qui fait serment d’allégeance à Ogou reçoit ses bénédictions, sa protection et une sorte d' »étaie » psychique masculin. Met gason sou ou (littéralement : « fais marcher ta virilité »), l’ai-je entendu dire un jour.
Si Papa Ogou a de nombreux « enfants » – initiés –, il n’en a pas de mythologique, pas plus qu’il n’est particulièrement réputé comme amant ou mari. (15) Patron sans enfant, célibataire, sa masculinité n’en est pas moins hétérosexuelle et inéluctablement liée à son statut de « grand homme » indépendant en tant que force maritale. Papa Ogou vous dira qu’il vous aime, mais de cet amour distant du père strict et exigeant.
Karen McCarthy Brown propose une interprétation judicieuse selon laquelle Ogou incarnerait l’exploration des utilisations constructives et destructives du pouvoir. (16) Son domaine peut aussi être compris dans le sens particulier du domaine de la masculinité haïtienne, impliquée dans la politique, la guerre et le respect de l’ordre. Vue l’histoire haïtienne, il n’est pas étonnant que cette divinité guerrière soit devenue une force masculine dominante du vaudou. Haïti a arraché son indépendance aux colons français au cours de la seule révolution d’esclaves de l’histoire qui ait été couronnée de succès. Depuis cette longue guerre, le pays a connu régime militaire sur régime militaire, jusqu’au paroxysme, tristement célèbre des trente ans de dictature de Duvallier.
La chanson qui suit est une prière à Ogou dans laquelle il est présenté comme un « homme de guerre », en l’occurrence un planton de faction.
Ogou Badagri, que fais-tu là ?
Je veille, ils me font veiller.
Je ne m’endormirai pas, Feray ke ne m’endormirai pas
Je suis un guerrier, je ne peux pas m’endormir
J’étais à la guerre, ils me font veiller
Ogou Badagri sa w’ap fè la-a ?
Se veye, yo mete’m veye
M’pap dòmi Feray m’pa dòmi
M’deja gason lagè m’pa sa dòmi
Nan lagè’m te ye yo mete’m veye
Voilà donc Ogou en planton, à surveiller l’ennemi, et comme tout « grand homme » responsable, il ne s’endort pas et fait son devoir. Neg Serye (homme sérieux), il s’est vu confier une tâche, qu’il prend au sérieux et à laquelle il se tient. Sentinelle en temps de guerre, Ogou a la charge de la sécurité nationale d’un peuple entier, rôle protecteur hyper masculin.
Une caractéristique de la nature cryptée de nombre de chansons vaudoues est une flexibilité qui les rend appropriées à des contextes variés. Il est clair que les chansons dédiées à Ogou prennent une couleur différente en fonction de la période politique. Pendant le coup d’Etat contre Jean-Bertrand Aristide en 1991, par exemple, cette chanson fut utilisée au carnaval comme un pwen (« point », ou « message »). L’autorité divine de ce guerrier mâle servit alors à indiquer la nécessité de témoigner et de se battre de la part de la majorité haïtienne opposée au coup d’Etat. Les musiciens du carnaval dérivaient de cette chanson vers une deuxième où Ogou proclame : « Je suis un guerrier, une badine de fer, que peuvent-ils contre moi ? Je n’ai pas peur des fusils ! » (Se nèg lagè m’ye, se baton fè anye Ki sa yo ka fè mwen ? Kanno pa fè mwen pè). Dans le contexte de la crise politique en Haïti, il fut fait appel à Ogou pour encourager les gens à affirmer leur opposition au coup et pour leur rappeler leur histoire de lutte pour leur liberté. (17)
Les Guédés, dernier bastion de la liberté d’expression ?
Les cérémonies urbaines de vaudou se terminent d’habitude par l’apparition des Guédés, ce qui nous permet de revenir à ces divinités très explicitement sexualisées en guise de conclusion. Déstabilisateurs ultimes, les Guédés sont à la fois les « véhicules » et les perturbateurs des dichotomies. Ils se manifestent comme malere (pauvres), mais ils sont esprits de l’argent et préfèrent néanmoins les cadeaux en cigarettes ou en kleren (liqueur de canne). Esprits des morts habitant au cimetière, ils guident les vivants dans et hors de ce monde. Ils ne connaissent pas de sensation physique, tout en étant les esprits du sexe. Androgynes pourtant vulgaires, ils jouent une pièce ambiguë où la féminité comme la masculinité sont parodiées et ridiculisées. Liant de façon irrévocable le sexe à la satire, les Guédés sont la critique sociale ultime dans le vaudou, les seuls capables de commenter la politique nationale ou régionale.
A l’instar d’Ogou, dont les racines historiques se trouvent en Afrique de l’Ouest et qui s’est créolisé en une entité américaine, le Guédé trouve son origine dans le Eshu Elegbara yoruba et le Legba fon. Cette divinité arnaqueuse est paralysée, mais n’en exhibe pas moins un énorme phallus en érection. Propriétaire des carrefours et des seuils, le premier que l’on invoque en prière, l’Africain Elegba est aussi le porte-parole divin entre les vivants et les morts. Papa Legba, dans le vaudou, a hérité de cette situation aux carrefours, mais il semble que ce soient les descendants du dahoméen Guede-vi qui aient récupéré son phallus et son rôle social satirique. (18)
Dans la cosmologie haïtienne, les Guédés sont les esprits les plus proches des humains, puisqu’il vécurent jadis de vraies vies. Beaucoup furent esclaves dans la colonie française. « Ils m’ont coupé les jambes quand je fuyais et j’ai saigné jusqu’à la mort », m’a raconté un Guédé. « J’avais 18 ans. » Le personnage des Guédés est habituellement celui d’un travailleur, un malere (un pauvre) et il leur arrive de « marcher » avec d’autres esprits qui jouent leurs servants ou esclaves. Réputés pour leur infatigable aptitude au « travail », les Guédés sont souvent l’esprit guérisseur favori des prêtres et des prêtresses. Ils peuvent être invoqués quotidiennement en secret pour des clients, pour des questions de santé, d’argent ou d’amour.
Lorsqu’ils sont en phase de possession, les Guédés portent de vieux vêtements, s’assoient par terre et boivent des liqueurs (qu’ils appellent « médicaments »), au goulot. « C’est ma femme », dit un Guédé masculin hétérosexuel en possédant une prêtresse lesbienne. Il/elle montrait le cochon sauvage aux incisives protubérantes sur l’étiquette de Bombay Gin. Et l’assemblée d’éclater de rire, certains suçant leurs dents avec un dédain amical.
Alors qu’Ezili Freda est une mélodramatique romantique, le Guédé parodie à la fois le sentiment et la sentimentalité de l’amour. L’assignant dans la sphère fausse et hypocrite de tout ce qui concerne la France, un Guédé chantait l’amour dans une leçon de français bidon chantée avec des syllabes enfantines, « J’aime, tu aimes, il aime, elle aime, qu’est-ce que cela peut faire ? (et le choeur, sans fin) ‘L’amour.' » (19) Comme les drag queens aux Etats-Unis, les Guédés sont de brillants critiques sociaux du genre, des commères invétérées et sont capables de « lire » rapidement la politique nationale ou régionale. Les Guédés sont aussi prompts à la satire de l’ordre établi en général, et partant, de quiconque a de l’autorité ou se trouve en position de respect.
Donald Cosentino écrit, sur une présentation amusante et élaborée à Port-au-Prince par le chef de la famille des Guédés, Bawon Samdi :  » Bawon était juché sur son filleul Edner, dans l’ounfò (temple) de Gesner. Il tenait tel un bâton une canne de forme phallique et dirigeait une présentation maritale où une troupe de Guédés s’arrêtait tous les quelques pas pour frapper ou écraser quelque chose. La fanfare louée pour l’occasion jouait Jingle Bells. L’ounfò de Gesner fut un des favoris de Baby Doc, et la foule rugissait de dérision face à cette parodie des militaires qui l’avaient remplacés.  » (20)
Comment les esprits Guédés gèrent-ils les forces apparemment contradictoires que sont la religion, la sexualité et la satire politique ? En quoi la sexualité est-elle appropriée pour présenter la critique sociale ? Les politiques de la culture d’en-haut et d’en-bas fournissent une partie de la réponse, de même que la manière dont les cultures chrétiennes assignent la sexualité à la deuxième, et la religion à la première. Les esprits Guédés en particulier utilisent la sexualité comme une sorte de langage de la connaissance, incarnant le type haïtien du vakabon ou homme sexuellement indiscipliné. Chaque fois qu’apparaissent les Guédés, ils utilisent immanquablement la forme du Créole appelée bètiz (humour vulgaire). Di Betiz, dire des vulgarités, c’est entrer dans la profondeur du créole vakabondaj (prouesse sexuelle masculine). Cette sorte de langage est le domaine spécial des Guédés et est également réservé au carnaval et aux chansons rara ainsi que pour quelques konpa (musique populaire). (21) A son meilleur niveau, le plus sophistiqué, le bètiz est bourré de second et de troisième degré, ce qui en fait un humour à couches multiples. (22)
Je considère le Guédé comme le pendant de la masculinité hétérosexuelle et le « grand-homme-isme » de Papa Ogou. On peut comprendre le Guédé comme une espèce de « petit homme » homo, au plus bas de l’échelle sociale/divine. Il représente une facette de la personnalité du Haïtien pauvre, généralement sans travail et socialement dévalué. Alors que la plupart des Haïtiens entretiennent leur identité hétérosexuelle dans une société homophobe, le Guédé parodie même jusqu’à cette hétérosexualité normative. Alors que les esprits Guédés sont habituellement masculins, il n’est pas rare qu’ils soient ambigus quant au genre ou au sexe. (23)
Quand les Guédés (ou le turbulent groupe carnavalesque) chante des chansons betiz, ils jouent une forme de rire populaire qui comprend la seule forme publique de parole possible pour les pauvres privés de droits. A leur niveau tout simple, les chansons betiz grivoises sont l’affirmation non seulement de l’existence mais aussi de la créativité d’une peuple, malgré la brutalité et la violence quotidienne de leurs concitoyens. Le rire populaire sexualisé constitue une sorte de politique nationale par laquelle des « petits hommes » divins utilisent l’imagerie sexuelle pour « décoder » les relations entre les genres et l’ordre social. Les chansons betiz des Guédés sont des lectures politiques de la créolité haïtienne à son plus profond degré.
Dans cette perspective, on peut considérer la satire sexualisée des Guédés comme le dernier bastion de la liberté d’expression en Haïti. C’est d’ailleurs là une ironie du grand pouvoir des Guédés : les esprits d’anciens esclaves, qui sont de nouveau harnachés par les vivants pour des tâches spirituelles, sont les signes d’une certaine forme de liberté. Les Guédés ne mettent pas seulement en question le corps sexué, ils questionnent aussi tout l’ordre social d’en-bas jusqu’en haut. Grâce aux Guédés, à leurs blagues et leur betiz, la liberté de questionner, de parodier et de rire trouve son expression quotidienne. Si la politique des Guédés n’est pas un mouvement politique engagé, ce n’en est pas moins une politique de libération. Les Guédés ouvrent grâce au rire un espace philosophique à l’opposition et au rejet des souffrances du monde. Les Guédés sont certes les esprits d’esclaves, mais on peut aussi les voir comme transcendance des mawon (marrons ou esclaves qui se sont enfuis), qui utilisent le genre pour rejeter l’ordre social jusque dans ses fondements.
La religion officielle de l’ordre social en Haïti est depuis l’époque coloniale le catholicisme romain. Mais la religion afro-haïtienne pratiquée par la majorité fonctionne sur des bases radicalement différentes de celle du christianisme. Pour les Haïtiens, l’écriture ne représente pas le Verbe divin, ou alors pas de façon aussi immanente que les nombreux esprits qui peuplent l’univers, réclament des initiés et travaillent en leur nom. Les esprits ne sont pas des êtres en qui il est nécessaire d’avoir foi. Au contraire : ils se matérialisent de temps en temps dans les corps de leurs initiés et par le travail qu’ils produisent. Le vaudou est au bout du compte un système moral [moralisé], impliquant de prendre la responsabilité des désirs et des actes et de travailler dans les limites sociales. (24)
Alors que de nombreux prêtres et prêtresses vaudou assistent régulièrement à la messe et se disent catholiques, les esprits Guédés ne le sont décidément pas. Pour les Guédés, les divinités, les prêtres, l’apparat et les enseignements de l’Eglise sont une « culture d’en-haut » que l’on fait mieux de parodier. Exemple : cette satire d’un hymne catholique, chantée une nuit par un Guédé appelé Inspektè Koko (« Inspecteur Chatte ») :
Notre Dame de Perpétuel Secours
Veillez sur vos enfants toujours
Notre Dame de Perpétuel Secours
Priez pour nous toujours.
Si’m konyen’l m’ap pran sida
Kou langèt manman ou
Si je la baise, j’attraperai le sida
Clitoris de ta mère (ou : baise ta mère)
En travestissant cet hymne par son propre humour à caractère sexuel, le Guédé présente l’image de la Sainte Vierge responsable de la propagation du sida. Brillant retournement jouant sur l’Immaculée Conception et sur la perception répandue internationalement des Haïtiens comme porteurs du sida. Dans ce scénario, l’Immaculée Infection rend la Vierge Marie elle-même source de la maladie.
Cette chanson, qui est un vrai hymne français jusqu’à sa chute ridiculisante en créole, utilise le bètiz dans un exemple classique de renversement des codes, où l’usage alterné d’un langage élevé et bas est employé stratégiquement pour l’humour (ou la haine, ou la séduction). Les Guédés utilisent toujours la « culture d’en-bas » pour se montrer rebelles à l’égard de la culture catholique bourgeoise. De cette façon la dérision sexualisée des Guédés dépend de la bienséance catholique pour son humour.
Pour moi, il est pertinent de comprendre cette explicité sexuelle dans le contexte d’une moralité conservatrice, comme ordre destiné à saper la politique. C’est une révolte métaphysique contre le pouvoir dirigeant qui rappelle aux gens qu’il est possible de concevoir l’autorité de façon alternative. Les Guédés adoptent une attitude psychique et philosophique qui fonctionne, malgré les générations de dirigeants militaires qui ripostaient à la résistance ouverte par la violence et la mort. Pour les Guédés, même la mort – et particulièrement elle – est une énorme farce cosmique qu’il est venu aider les hommes à jouer.
Amour, genre, sexualité et religion
Je me suis bornée ici à suggérer quelques interprétations possibles de ces processus dans le contexte de la religion afro-haïtienne. Tradition ni purement africaine ni purement européenne, le vaudou crée et présente un tableau créolisé de structures sexuées. Il s’agit d’une culture religieuse qui est née de la violence institutionnalisée de l’esclavage, et reste incluse dans un système de relations de pouvoir inégalitaires. Les diverses personnalités des esprits révèlent une panoplie autonome de valeurs qui sont en dialogue avec le catholicisme hégémonique, mais dont elles restent séparées. Ces valeurs et ces structures peuvent être vues comme une rencontre philosophique et religieuse avec le pouvoir sous ses nombreuses formes.
Les esprits du vaudou donnent certaines clefs pour comprendre la réalité historique en Haïti et aussi la manière dont le pouvoir est pratiqué et entraîne des réactions. Plusieurs luttes historiques et actuelles concernent les gens et leurs corps. Dans le vaudou, la connaissance de l’amour, du genre et de la sexualité est concentrée et mise en forme non par les textes, mais sur et par les corps des pratiquants.
Poursuivant les travaux de Karen McCarthy Brown et Joan Dayan, j’ai décrit comment le vaudou conçoit l’amour romantique hétérosexuel comme une prérogative des classes élevées. L’amour romantique véhicule des associations historiques spécifiques en termes de classe. Sa façon de faire la cour et l’échange économique qu’il suppose dans un monde sans enfants le maintiennent hors de la réalité quotidienne de la plupart des Haïtiens. Pourtant, la puissance de l’histoire de l’esclavage sexuel et la persistance de la romance dans la culture occidentale font de l’esprit Ezili Freda une représentation convaincante de ses possibilités.
J’ai suggéré que Ogou et Guédé sont homologues dans cette négociation sur la masculinité. Ogou sous la forme d’un « grand homme » militarisé qui rappelle la guerre d’indépendance, et Guédé comme un « petit homme » qui raille l’ordre établi par un humour grivois. Ogou est un héros mâle hétérosexuel dominateur, tandis que Guédé pratique une sexualité ambiguë encline aux expériences homosexuelles. Tous deux utilisent la sexualité de leurs personnages pour présenter des façon d’agir dans le monde qui soient différentes de ce que propose la littérature catholique. La variété des types de genre et de sexe dans le vaudou implique que les structures haïtiennes du genre et de la sexualité ne peuvent être comprise sans prendre en compte le rôle de la religion, de même que celui de l’Histoire.

1. Les rites religieux varient d’une région d’Haïti à l’autre. Les caractéristiques présentées ici se rapportent aux cérémonies urbaines de Port-au-Prince et de son avant-poste, New York City.
2.. Voir Evelyn Blackwood et Saskia E. Wieringa, eds., Same Sex Relationships and Female Desires : Transgender Practices Across Cultures. (New York : Columbia University Press, 1999), p. 2 et Moira Gatens, « Power, Bodies and Difference, » in Destabalizing Theory : Contemporary Feminist Debates, eds Michele Barrett et Anne Phillips (Stanford Press, 1992), p. 132.
3. CLR James, The Black Jacobins, New York : Vintage, 1963), p. 32, cité dans Joan Dayan, Haiti, History and the Gods. (Berkeley : University of California Press, 1995), p. 57.
4. Un certain nombre d’esprits ont la possibilité de se marier avec des gens au cours de cérémonies élaborées qui s’inspirent des normes hétérosexuelles chrétiennes. Ce faisant, ils confèrent une protection spéciale à leurs épouses humaines. Cet article n’aborde pas les réseaux élaborés de connivences dans la religion parmi les humains – « pères » et « mères » qui initient des « enfants » qui deviennent « jumeaux » – ni la manière dont les esprits marient des gens.
5. Pour une développement plus complet des esprits et de leurs attributs, voir Karen McCarthy Brown, Mama Lola : A Vodou Priestess in Brooklyn (Berkeley : University of California Press, 1991) ; Dayan, Haiti, History and the Gods ; et Leslie Desmangles, The Faces of the Gods : Vodou and Roman Catholicism in Haiti. (Chapel Hill : University of North Carolina Press, 1992).
6. Dayan, Haiti, History and the Gods, p. 56
7. Brown, Mama Lola, p. 234.
8. Brown, Mama Lola, p. 246, également cité dans Dayan, Haiti, History and the Gods, p.132.
9. Entretien avec Manbo Camille, Brooklyn, 1986.
10. Entretien avec Sanba Legba, Manhattan 1997.
11. Mambo Racine, communication personnelle, Port-au-Prince, 1993.
12. Mon intention n’est pas d’affirmer que Dantò est nécessairement une déesse féministe. Bien qu’elle défende les mères célibataires, elle n’est pas particulièrement en faveur des unions entre femmes, pas plus qu’elle n’est réticente à « travailler » pour les intérêts d’hommes.
13. Ces lwa sont respectivement Ogou, Kouzen Azaka, et Met Agwe.
14. Voir Suzanne Preston Blier, African Vodun : Art, Psychology and Power. (Chicago : University of Chicago Press, 1995) et Sandra T. Barnes, ed., Africa’s Ogun, Old World and New. (Bloomington : Indiana University Press, 1989).
15. Certains Ogou sont censés être les partenaires de certaines Ezili, mais ces relations n’apparaissent pas dans les rituels, et ne sont pas représentées dans l’art comme le sont d’autres couples vaudous comme Danbala et Aiyda Wedo ou Kouzen et Kouzinn Azaka.
16. Karen McCarthy Brown, « Systematic Remembering, Systematic Forgetting : Ogou in Haiti, » in Barnes, ed., Africa’s Ogun., p. 70.
17. Cette version est abrégée. L’intégralité de cette chanson est disponible sur un album de 1993 intitulé Libete Pran Pou Pran’l/Freedom Let’s Grab It, par Boukman Eksperyans carnival song Jou Malè,. Disque Compact publié par Island Mango. 162-539946-2 (1995).
18. Voir Blier (1995) pour le Dahomey ; et pour le Yoruba voir Gates, Henry Louis, Jr. The Signifying Monkey. (Oxford : Oxford University Press, 1988).
19. Maya Deren, Divine Horsemen : The Living Gods of Haiti. New York : Chelsea House, 1953, p. 103, cité dans Donald J. Cosentino, ed., The Sacred Arts of Haitian Vodou, (L.A. : Fowler Museum of Cultural History, 1995), p.412.
20. Cosentino (1995), p. 411.
21. Voir Elizabeth McAlister, « ‘Men Moun Yo/Here Are the People’ : Rara Festivals and Transnational Popular Culture in Haiti and New York City. » Ph.D. dissertation, Yale University, 1995.
22. Le chanteur populaire Konpa Coupe Cloue était un maître du deuxième degré à caractère grivois, et dans une chanson, « Madame Marcel », il est présenté en tant que « Papa Gede. » Plusieurs de ses chansons sont des ballades qui contiennent des blagues interminables, pleines de double ou de triple sens mais irréprochables pour une oreille innocente.
23. A l’intérieur de la majorité de la population haïtienne, on trouve une variété de pratiques de genre et de sexe. Il n’est cependant pas clair, pour nous étrangers, comment cette sexualité créole est pratiquée par les Haïtiens et quelles en sont les significations. De plus amples recherches sont nécessaires sur le sujet.
24. La relation entre le Vodou et le catholicisme est bien trop complexe pour être complètement débattue ici. Voir Brown, Mama Lola, Desmangles, Faces of the Gods, and Elizabeth McAlister, « Vodou and Catholicism in the Age of Transnationalism : The Madonna of 115th Street Revisited. » In R. Stephen Warner (ed.) Gatherings in Diaspora : Religious Communities and the New Immigration. (Philadelphia : Temple University Press, 1998), 123-160.
Elizabeth McAlister est assistante professeur de religion à la Wesleyan University, Middletown, Connecticut.

Traduit de l’anglais par Frédéric Lecloux///Article N° : 3294

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