Succès pour le troisième Festival des Cinémas d’Afrique du pays d’Apt (4-9 novembre 2005) : la grande salle du cinéma César refusait du monde durant le week-end et a accueilli près de 4300 spectateurs dont 1850 scolaires. Le festival présentait de nombreuses fictions mais son intérêt fut aussi dans les débats houleux qu’il a suscités et qui ont tous tourné autour de la morale des images documentaires et de leur mise en scène.
Des festivals de cinéma africain, il y en a un peu partout et c’est tant mieux, vu les difficultés de ces films à trouver une diffusion correcte. Ces festivals montrent en remplissant leurs salles que ce n’est pas par désintérêt du public mais davantage par manque d’accompagnement, de mobilisation, de sensibilisation. Si le Festival des Cinémas d’Afrique du pays d’Apt (Vaucluse) se distingue, c’est bien sûr par sa convivialité mais aussi et surtout par l’exigence de sa programmation et l’attention portée à cet accompagnement. Il n’est pas de ces grosses machines où l’inflation du nombre de projections est inversement proportionnelle à la place laissée au débat et à la réflexion. Il ne se contente pas de reprendre la programmation du Fespaco mais sélectionne ce qu’il pense être le meilleur et propose après chaque séance, y compris pour les scolaires, un débat avec le réalisateur ou un critique (cette année Michel Amarger et moi-même). Il n’organise pas une compétition mais met en place un jury jeunes coaché par un réalisateur (cette année Mahamat Saleh Haroun), pour mettre en avant une relation privilégiée avec la cité scolaire, relation suivie puisque la mobilisation des professeurs a permis de délivrer 1800 places en séances scolaires (gratuites, mais le festival reverse la part CNC des billets). Le jumelage Apt-Bakel a entraîné en outre en 2005 une orientation sénégalaise de la programmation, en présence d’une délégation de Bakel.
C’est dans cette attention particulière que le cinéaste sénégalais Moussa Touré avait été sollicité pour réaliser deux films qui se répondent, l’un à Apt l’autre à Bakel, avec des scolaires. L’échange avait commencé sur internet entre le réalisateur et les élèves. Mais lorsque, Moussa arrive à Apt en 2004, fidèle à sa méthode, il se poste devant ces jeunes de 13 ans d’une classe dite « défavorisée », petite caméra dv à la main, et les provoque un peu sur des sujets intimes, notamment la relation aux parents divorcés. Et voilà que ces gamins qui ne parlent jamais d’eux se mettent à le faire. Cela donne Nanga Def, un 50 minutes déjà présenté à Lussas cet été mais qu’Apt découvre au festival, parents et public confondus (cf. critique en article lié).
Ce n’est pas rare au cinéma : une libération de la parole est souvent le résultat du simple fait de se trouver dans l’il d’une caméra. Mine de rien, chacun se met en scène, se livre plus qu’il ne voudrait parfois. C’est aussi le produit d’un jeu inégal entre le filmeur et le filmé. On imagine bien quels problèmes moraux cette relation peut poser : le filmeur respecte-t-il le filmé ? Le filme-t-il en dignité ? Ou au contraire le manipule-t-il pour accéder à du sensationnel ou le ridiculise-t-il pour forcer le rire et l’adhésion du troisième larron, le spectateur qui est aussi l’acheteur du billet, le marché ? Et c’est là que le débat a fait rage : face aux élèves d’Apt comme face aux femmes en polygamie dans 5×5, également présenté au festival (cf. critique), Moussa les coince-t-il ou les révèle-t-il ?
Je n’avais jusque là pas de doute sur la question : j’aime ce travail d’un cinéaste passé d’ambitieux longs métrages à des documentaires tout simples qui établissent une relation, un peu provocante parfois, qui me fait penser à ces interviews où je pousse mon interlocuteur à s’exprimer. Mais voilà que d’autres cinéastes ou spectateurs présents réagissent, rejetant le dispositif, trouvant que Moussa prend les filmés au piège : ces femmes de 5×5, réduites à leur numéro de coépouse, évitent le regard, font silence, seraient donc forcées, poursuivies, enfermées dans une approche seulement sexuelle de la polygamie ! Me serais-je trompé ?
Nous voilà donc reconduits à l’époque où Godard inversait la sentence de Luc Moulet (« la morale est affaire de travellings ») en une expression suggérant que chaque geste de cinéma est ce que Rossellini pouvait nommer « le regard moral » : « Le travelling est une affaire de morale ». Pour Moulet, la morale est une affaire de forme, alors que pour Godard, c’est le cinéma qui porte cette morale. La différence est de taille : ce n’est pas un code de bonne conduite qu’énonce Godard, mais un souci de revenir à l’uvre, à la place qu’elle donne au spectateur, à l’autonomie qu’elle lui préserve.
Engoncées dans un cadre polygame géré par un homme qui en fait un royaume, les femmes de 5×5 ne peuvent avoir face à une caméra l’exubérance habituelle des femmes sénégalaises, pas plus que les enfants de Nanga def ne peuvent se comporter dans une salle de classe comme dans la cour de récréation. Est-ce les réduire ? Ces femmes ne sont-elles pas ainsi révélatrices d’une machine machiste, dans leurs hésitations à s’exprimer, dans leur gêne et leurs silences ? Ces enfants ne lancent-ils pas en quelques mots maladroits un cri de détresse face aux abandons de certains pères ? Le maître de l’école de Bakel où a été tourné Nawaari, le pendant sénégalais de Nanga def, n’a découvert que grâce au film à 4000 km de distance que ses élèves avaient des parents divorcés, avec toutes les difficultés liées !! Dans la version présentée à Apt, Nawaari reprend le même processus de questions-réponses mais n’accompagne pas les enfants chez eux. Il semble encore inachevé et un peu rapide, surtout si l’on a pas vu le précédent, mais il porte une réalité bien souvent éludée. Tout comme ce touchant hommage à un ami disparu qu’est Kalala de Mahamat Saleh Haroun, présenté à Apt en première européenne (cf. critique), décèle l’existence de ce sida dont on ne parle pas au Tchad, ces films sont des révélateurs.
Ils n’utilisent pas les recadrages ou les travellings esthétisants que dénonçaient les « jeunes turcs » des Cahiers du cinéma dans les années 50. On ne peut leur appliquer le mépris d’un Rivette face à « l’obscénité » des mouvements d’appareil du Kapo de Gillo Pontecorvo. Au contraire, ils profitent d’une épure signifiante et d’une remarquable clarté de mise en scène. C’est cette simplicité du rapport avec les sujets filmés qui déclenche l’émotion. La mise en scène dans des lieux qui leur sont familiers, le cadrage à la juste distance sont des stratégies pour que chacun puisse se situer. Un espace d’intimité se met en place avec chaque personne filmée, condition non forcément d’une parole libre si elle n’est pas naturelle, mais d’une mise en scène de son propre voile. Les enfants de Nanga def montrent leur chambre à coucher, leurs objets favoris. Les femmes de 5 x 5 sont rencontrées dans l’abri de leur chambre, seul à seule. Les proches du défunt dans Kalala sont filmés chez eux, dans la durée, assis dans la cour ou adossés à une porte.
Un danger est cependant perceptible chez Moussa Touré, qui serait d’en faire un système, une facilité. Femmes violées, enfants des rues, polygamie : les sujets sont accrocheurs, déclenchent des débats ; les films réalisés seul avec très peu de moyens et en peu de temps trouvent un public, combinent sortie nationale et tournée internationale. Alors même que chaque sujet demanderait sa propre esthétique, sa démarche originale, le temps du silence avant le temps du faire. La relation unique du filmeur avec le filmé est-elle adaptée à toutes les occasions ? N’a-t-on pas souvent besoin de davantage de cinéma, d’un opérateur qui filme tandis que le réalisateur peut ménager une relation moins frontale que celle de caméra à sujets ?
C’est important parce que les sujets sont actifs eux aussi. Lorsque Haroun fait un film sur Sotigui Kouyaté, il est confronté à un habile manipulateur, un grand comédien qui est toujours en représentation, qui ne montre que ce qu’il veut bien et ne se livre qu’à moitié. Mais le projet de Sotigui Kouyaté, un griot moderne était de comprendre ce qu’il a à dire au monde, non de violer son intimité.
C’est sans doute là qu’une ligne de crête se franchit : « Il faut donner d’une personne l’image qu’elle a envie de donner », déclare Haroun durant l’échange animé par Michel Amarger chaque matin avec les festivaliers. Laisser les personnes filmées être les acteurs de leur réalité revient à ne pas les prendre comme objets de curiosité, à déjouer le spectaculaire, revenir à l’humain, rendre le sujet maître de son image et de sa parole, et le spectateur libre d’adhérer au regard du cinéaste. Exhiber une personne risque d’aboutir à une négation de ce qu’elle aurait à dire et à transmettre si le cinéaste la tient à sa merci. Mais les femmes de 5×5 sont-elles présentées dans un dévoilement qui ne serait qu’un simulacre de la réalité ? Leur vérité me semble être dans leur voile lui-même, dans leurs gênes et leurs silences, qui sont peut-être moins le résultat du positionnement d’un cinéaste rentre-dedans que leur subtile façon de négocier l’écart entre le patriarcat et leurs désirs inaccomplis. C’est ce manque qui émeut, et donc parle et fait voir la réalité de la polygamie, et finalement déconstruit le discours hyper-codé de leur fringant mari.
« Je suis piquant, je regarde les gens en face, et ça gêne parfois », déclarait Moussa Touré durant l’échange du matin. Sa recherche du face-à-face lui fait cadrer les filmés au milieu de l’image. En demandant aux enfants de Nanga def ce qu’ils ont envie de lui dire, il ouvre l’espace d’un échange dont l’enjeu est l’intime et sa force révélatrice pour tous. Le tournage avait été court à Apt mais la préparation avait été de mobiliser leur professeur pour qu’il leur propose d’écrire dans leur cahier une auto-présentation allant déjà dans ce sens. Les femmes de 5×5, Moussa les connaît depuis 1997 et c’est depuis qu’il porte et prépare le film. L’intimité avec les filmés ouvre l’accès à l’intime en cours de tournage. Il est lui-même issu d’une famille polygame, comme une bonne majorité de Sénégalais. Un cinéaste extérieur ne pourrait avoir ce partage. « Je voulais montrer qu’elles sont isolées, dit-il. Jean, lui, fait le coq au milieu de sa cour ».
« En Afrique, on peut tout demander, dit-il encore, mais il faut savoir le demander ». Cette science est pour Moussa de ne pas tourner autour du pot : « Je ne passe pas par des détours pour ne pas gêner. La polygamie est tellement ancrée que j’y vais directement pour que le débat ait lieu ». S’appuyant sur un exemple, il provoque une société.
Certains reprochent à 5×5 de conforter une image négative de l’Afrique (mari macho, femmes soumises). Tenir compte des projections, certes, mais faut-il s’en encombrer ? « Tout le monde a une image de ce que doit être l’Afrique, rappelle Haroun, avec les clichés les plus absolus ». Le danger est bien sûr l’artifice et le spectacle : faire la danse de l’ours, reproduire ce que l’Autre attend pour lui faire plaisir. « L’image que nous renvoie l’autre, dit encore Haroun, c’est un rapport de confrontation. On est dans une fragilité qui nous oblige à nous définir. Le repli sur soi ne fonctionne pas : il faut ce rapport pour qu’une identité émerge ». Une identité ? Plutôt une philosophie de la vie, une culture : « une façon de se projeter dans le monde ».
Ne serait-ce pas là que devrait se situer la réflexion sur la morale de l’image ? Non dans des règles édictées du franchissable et du montrable ou dans des normes absolues de mise en scène des personnes (qui feraient du critique un policier « le sifflet à la bouche et le carnet de contraventions à la main », pour citer Jean-Michel Frodon dans son passionnant article « L’horizon éthique » des Cahiers du Cinéma n°596 de décembre 2004), mais en respectant la démarche singulière d’un cinéaste qui propose une relation au spectateur, cette relation à l’uvre devenant l’objet même de la critique. En somme d’analyser les stratégies de mise en scène développées par le cinéaste pour faire naître une émotion pour percevoir si elle est une fin en soi ou à l’inverse une mobilisation du spectateur dans ses capacités de réflexion autonome.
Le vif débat qui eut lieu en public entre deux documentaristes, le Camerounais Jean-Marie Teno et le Belge Thierry Michel à propos des images du making off de Congo River fut à cet égard exemplaire. Thierry Michel préfère garder la primeur du film au festival de Berlin et montrait donc en guise de « leçon de cinéma » ce making off maladroit au sens où il met tellement en avant l’épique résolution des problèmes d’une équipe de tournage sur le fleuve Congo qu’elle n’apparaît plus que comme une performance. Alors que Congo River se concentre avec davantage de bonheur sur les gens du fleuve (cf. critique), ces images parfois volées d’éternelles négociations pour obtenir des autorisations lourdement tamponnées en dizaines d’exemplaires et pour déjouer les demandes de bakchich des innombrables profiteurs renforcent l’image d’une Afrique corrompue, voile envahissant qui masque la diversité des pratiques.
De même, les images du visage d’une enfant violée furent l’objet d’un affrontement sur la nécessité de la représentation. Où est la mise à distance qui permet de clarifier les contextes ? Où est la symbolisation qui permet de comprendre le réel à travers un filtre artistique et non de le prendre en pleine face sans pouvoir réagir? Il n’y a pas d’irreprésentable mais s’il est une question légitime, c’est bien celle de la nécessité, qui ne peut se résoudre que dans le collectif : quel intérêt pour la communauté rassemblée dans le spectacle du cinéma ? Là encore, quel est le sens de l’émotion partagée ? Pour citer à nouveau Frodon : « Il n’y a pas d’ « infilmable » dans l’absolu, mais tout film, toute séquence, tout plan appelle et appellera sans fin le jugement de chacun quant à la manière dont il entreprend de le mobiliser (catharsis) ou de l’immobiliser (sidération, assouvissement de la pulsion). »
Le débat était vif, on le voit, mais riche en questions essentielles pour une cinématographie qui se cherche de nouvelles voies documentaires.
Un documentaire enjoué était lui aussi révélé au public, réalisé par Michel Amarger et filmé par Mathieu Bergeron, sur les cinéastes et artistes présents à Apt en 2004. Conçu comme une balade en terre aptoise qu’un festival transporte dans un ailleurs africain à la façon des volutes d’oiseaux qui percent le ciel, Regards de femmes associe un commentaire parfois un peu didactique à une sympathique légèreté, renforcée par des trucages ou des symboles évocateurs où les mains façonnent l’image comme la terre. Pour magnifier la parole des cinéastes, Amarger peaufine le décor : Rahmatou Keïta entourée de livres, le producteur Toussaint Tiendrebeogo en contre-plongée sur fond de lumières, Haroun dans les fauteuils de cinéma, Safi Faye en contre-jour etc. Cette parole prend dès lors son ampleur, plus subtile qu’elle n’apparaît de prime abord, et l’on progresse dans la compréhension des problématiques vécues par les femmes dans leurs pratique d’artistes, comédiennes ou cinéastes.
www.africapt-festival.fr///Article N° : 4240