Depuis peu, les bandes dessinées d’auteurs africains s’exportent et sont même primées dans des rencontres internationales prestigieuses. Dans un même temps, sur le continent, le nombre de lecteurs demeure restreint. Médium indéniablement populaire, la bande dessinée africaine ne peut se développer durablement sans une production locale solide.
Une équipe de onze Africains a participé à un événement international fin janvier dernier. Il ne s’agit pourtant pas de la Coupe d’Afrique des nations de football, mais du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême
Lauréats d’un concours organisé à l’échelle de toute l’Afrique subsaharienne, ces onze stars de la bulle venaient de tous les coins du continent : Didier Kassaï de Centrafrique, Ramon Esono Ebale de Guinée Équatoriale, Anani et Mensah Accoh du Togo, Brice Reignier d’Afrique du Sud, Sylvestre » Gringo » Kwene et Joël Salo du Burkina Faso, Samba Ndar Cisse du Sénégal, Adjim Danngar du Tchad, Didier Randriamanantena, dit » Didier MadaBD » de Madagascar, et Mendozza de Côte d’Ivoire. Ils ont retrouvé à Angoulême le Franco-Camerounais Christophe Ngalle Edimo, le Kinois Pat Masioni, la Malgache Armella Leung et Rafaël Espinel, le
Colombien, installés en Europe. Tous ont participé à des tables rondes autour de la bande dessinée africaine, en compagnie du Français Clément Oubrerie et de l’Ivoirienne Marguerite Abouët, auteur d’Aya de Yopougon (Gallimard, 2005), album récompensé par le prix du meilleur premier album dans la sélection officielle du Festival. La première consécration internationale pour une bédéiste africaine !
La présence de ces auteurs était la preuve éclatante de la nouvelle importance de la bande dessinée du continent sur une scène de plus en plus mondialisée. Depuis 2003, les parutions en Europe d’albums signés par des auteurs africains se multiplient. L’association italienne Africa e Mediterraneo a lancé un grand concours à l’échelle du continent et fait paraître un somptueux catalogue regroupant les meilleures contributions (Africa Comics, 2002). Elle a également publié plusieurs uvres de qualité comme Une éternité à Tanger de Titi Faustin, ou L’Île aux oiseaux de Hissa Nsoli et Patrick De Meersman. Ecrits en français, ces albums couleurs sont diffusés aussi bien en Europe que dans certains pays africains.
La démarche du bédéiste français Ptiluc est tout autre. Il sillonne depuis de nombreuses années le continent à moto et anime des ateliers de formation dans de nombreuses capitales. Parallèlement, il facilite la publication en France d’auteurs aguerris comme l’Ivoirien Gilbert Grout (Magie noire), le Kinois Pat Masioni (Rwanda 1994, Descente enfer), Hector Sonon, Kash et Pat Mombili dans l’album collectif BD Africa. Ces albums mis à la disposition du lectorat français permettent à quelques auteurs d’obtenir une réelle visibilité en dehors de leurs frontières.
Toujours dans cette même optique, les associations françaises et belges Afro-bulles et L’Afrique dessinée regroupent de nombreux auteurs, pour la plupart résidents en Europe. La première, fondée par Alix Fuilu, a fait paraître le troisième numéro de son magazine Afro-bulles pour le Festival d’Angoulême 2005, où elle a également organisé une exposition au succès mitigé. La même année, le ministère français des Affaires étrangères a invité cinq auteurs africains à participer au festival : les Kinois Barly Baruti et Mfumu’eto, le Gabonais Pahé, l’Ivoirien Kan Souffle et le Malgache Jari Dans un même temps, l’association L’Afrique dessinée, présidée Christophe Ngalle Edimo, installe son atelier à Saint-Ouen près de Paris et multiplie les projets, comme le prometteur ouvrage collectif Une journée d’un Africain d’Afrique.
Ces beaux arbres déracinés ne doivent pas cacher la forêt qui peine à germer. La bande dessinée du continent est loin de jouer dans la cour des grands au niveau mondial, tant d’un point de vue artistique qu’économique. Cela ne tient évidemment pas à la qualité intrinsèque des auteurs ou des uvres, mais au trop petit nombre de lecteurs de BD sur le continent, qui conditionne le nombre d’auteurs et la qualité de leur production. Et cette absence de lecteurs n’est certainement pas due à un manque de demande : il n’y a pas, et dans bien des cas il n’y a jamais eu, d’offre ! Sans production, diffusion, commercialisation, et donc sans consommation par les lecteurs, la bande dessinée n’existe pas.
La BD est pourtant présente depuis longtemps sur le continent africain, avec divers bonheurs. Les premières bandes dessinées arrivent ainsi dans les bagages des colons au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. Dans les années 60, l’Église utilise la BD pour toucher les différentes couches de la population. Les décennies 70 et 80 sont ensuite marquées par des productions pédagogiques de diverses qualités, pour la protection des tortues ou contre le sida, par exemple. Peu avant 2000, salons, festivals et colloques se développent. Sous l’impulsion du charismatique auteur Barly Baruti, Kinshasa ouvre le bal en 1991, avec son premier salon suivi de nombreuses éditions. En 1998 sont lancées à Libreville les premières Journées africaines de la bande dessinée (JABD), reconduites l’année suivante. En 2001, le festival Cocobulles voit le jour à Abidjan, le deuxième épisode suivra en 2003. Aujourd’hui, ces manifestations sont tombées en sommeil : sans véritable intérêt populaire, la greffe ne prend pas.
Trop longtemps donnée – et non vendue – aux populations, souvent mal utilisée à des fins pédagogiques, parfois entretenue par des subventions confortables mais perverses, fréquemment bridée par des schémas artistiques et économiques hérités des cultures coloniales, en particulier dans les ex-colonies françaises et belges, la bande dessinée rencontre de sérieux handicaps sur le continent africain. Elle n’a jamais été vraiment considérée comme un produit culturel à part entière, qui pourrait à la fois rapporter de l’argent à ses créateurs et distiller ses propres messages.
La bande dessinée n’a pas encore trouvé ses normes esthétiques, narratives et économiques sur le continent. Les auteurs africains souhaitent, légitimement, produire des albums cartonnés en couleurs comme leurs collègues occidentaux, en oubliant que ces produits de librairie ont été précédés par des titres de presse qui ont popularisé le médium. Pour ne citer que les deux plus éclatantes réussites, Astérix a été le titre phare du magazine Pilote, pendant que Tintin donnait son nom au Journal de Tintin. Au Japon, la bande dessinée demeure avant tout un phénomène de presse, décliné ensuite en livres reliés, à la télévision et en produits dérivés. Comme ailleurs et comme le montrent les exemples de réussites du continent, l’avenir de la BD en Afrique passe très probablement par la presse.
De même, de nombreux auteurs africains ne savent pas s’ils doivent faire de la caricature ou de la BD, alors que ces deux modes d’expression sont opposés : là où la caricature condense en un dessin une personnalité, un événement ou une situation, la bande dessinée raconte une histoire en plusieurs cases.
Autre question d’identité : quel style graphique adopter pour raconter quel type d’histoire ? En Europe, on distingue des dizaines de dessins différents, du réalisme photographique au style naïf le plus épuré, en passant par la ligne claire. Pour l’instant en Afrique, aucune norme n’est fixée : chaque type d’histoire appelle un dessin spécifique. Si un Hergé africain finit par émerger, peut-être donnera-t-il des pistes à suivre.
Les bédéistes isolés dans leurs pays ne parviennent pas à faire vivre un marché qui fixerait une culture spécifique dans l’esprit des lecteurs. Les tentatives se multiplient, souvent sans lendemain. Ainsi, côté anglophone, on note une grande activité en Afrique du Sud, comme la traduction / adaptation de quelques rares séries franco-belges à succès comme Lanfeust de Troy. Traduites en anglais et vendues une somme modique, ces bandes dessinées en couleurs peuvent séduire un public attiré par l’exotisme culturel. On y trouve aussi des revues de bande dessinée underground comme la très intéressante Bitter comix, mais elles ne visent pas à toucher le grand public.
Alors qu’en Europe, au Japon ou en Amérique du nord, la bande dessinée est devenue une industrie culturelle de première importance, comparable en terme d’audience et d’économie à la musique, au cinéma ou à la production télévisuelle, sa présence en Afrique reste anecdotique. Peu chère à produire et donc à commercialiser, rapide à réaliser, permettant de raconter en quelques cases les histoires les plus farfelues, la bande dessinée semble pourtant faite pour l’Afrique. Et vice versa.
L’argument économique ne semble pas être aussi décisif que d’aucuns le disent. On le voit très bien dans toutes les grandes villes africaines : lorsqu’un produit est indispensable, les populations trouvent les moyens pour se le procurer, comme le prouve l’incroyable succès des téléphones portables, alors que le prix des communications est bien plus élevé qu’en Occident.
La seule réelle exception du continent tient en une onomatopée reproduisant le bruit d’un poing sur la joue : Gbich !. Plus de 300 numéros parus, 20 000 exemplaires diffusés chaque semaine, quinze auteurs de bande dessinée à plein-temps : Gbich ! a un poids économique et culturel indéniable à Abidjan. Savant équilibre de bandes dessinées en une page, de dessin de presse et d’articles sur la société, le magazine séduit la population ivoirienne qui se rue dessus chaque vendredi. Tout le monde rit aux mésaventures de Tomi Lapoasse ou de Gazou la doubleuse, antihéros sympathiques tout droits sortis de Yopougon ou de Treichville. Au plus fort de la crise ivoirienne, le magazine a même lancé les accords de Marcory, commune d’Abidjan où la rédaction est installée, pour venir en aide à un État français en difficulté
Le magazine a ainsi su créer un cercle vertueux : un hebdomadaire que les lecteurs s’arrachent, des personnages connus de tous, qui deviennent parfois héros de série télévisée comme Cauphy Gombo. Tant et si bien que Gbich ! a créé un marché concurrentiel sur son propre créneau : des publications comme Ya foï !, aujourd’hui disparue, ont tenté de lui voler la vedette. Preuve de son insolente réussite : Gbich ! se maintient malgré la crise aiguë que traverse le pays, et va bientôt lancer d’une part la radio Gbich ! FM, et une édition Gbich ! International, un condensé de l’hebdo à destination d’une diaspora malheureusement de plus en plus nombreuse. Autre exemple notable de magnifique réussite : le Sénégalais Goorgoorlou ( » le débrouillard » en wolof), personnage créé par TT FONS dans les pages de l’hebdomadaire satyrique Le Cafard libéré. Ce héros a acquis une telle notoriété qu’après les albums reliés de ses aventures, deux saisons de séries télévisées de 240 épisodes chacune ont été diffusées à la télévision nationale
À la suite de Gbich ! ou de Goorgoorlou, la voie semble toute tracée. La bande dessinée doit passer par un support de presse peu onéreux (chaque exemplaire de l’hebdomadaire coûte 300 FCFA) mais très régulier pour s’ancrer dans les habitudes de consommation. Elle doit puiser son inspiration dans la rue, pour porter sur le papier les mille et une histoires colportées de bouche à oreille, qu’elles soient drôles ou inquiétantes, empruntes d’humour ou de magie. Une fois le public familiarisé avec la bande dessinée et conquis par des héros bien identifiés, il est temps de bâtir un système de produits » dérivés » plus rentables comme les recueils d’histoire ou les séries télévisées avec des acteurs en chair et en os ou en dessin animé.
De telles structures, adaptées aux réalités locales, peuvent certainement voir le jour dans de nombreuses capitales africaines. Deux facteurs semblent essentiels à la réussite : l’argent et les hommes pour le faire fructifier. Les compétences artistiques dans le domaine ne manquent pas, mais il faut considérer l’activité comme un business à part entière : c’est le rôle du grand absent de l’histoire, l’éditeur. En s’inspirant des réussites avérées sur le continent et ailleurs, nul doute que la bande dessinée peut devenir en Afrique un médium de première importance, pour que les Africains rient du présent et gardent espoir en l’avenir.
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