Absente l’Afrique ? Pas si sûr. Le 58ème festival de Cannes n’a pas sélectionné beaucoup de films africains mais le Continent s’infiltrait par bien des portes, avec à la clef une réflexion sur la diversité culturelle.
Il n’y a pas de hasard : de même qu’au Fespaco l’or, l’argent et le bronze ont été remportés par l’Afrique du Sud, le Maroc et le Burkina Faso, ce sont ces mêmes pays que l’on retrouve présents à Cannes 2005. Ces trois pays ont une véritable politique en faveur de la création cinématographique : accompagnement et soutien financier. Cela se retrouve dans le nombre et la qualité des productions nationales.
Certes, la présence africaine est faible dans les sélections du festival, mais elle est à l’image de cinématographies fragiles, peu productives de films pouvant concourir sur le plan international. Le procès habituel d’un rejet de l’Afrique est à affiner. Etant conseiller pour les cinémas d’Afrique à la Semaine internationale de la Critique, je suis bien placé pour témoigner d’une réelle volonté de ne pas exclure le Continent des sélections. Mais encore faut-il que les films tiennent le choc dans un festival où l’offre est pléthorique et la concurrence est rude. Il serait contre-productif de les mener au casse-pipe.
Bien sûr, les attentes du public occidental (et donc des sélectionneurs) orientent les choix : ce sont surtout les films répondant à l’idée qu’on a des problématiques africaines qui passeront. A cet égard, en dehors de « Al’leessi
une actrice africaine » de la Nigrienne Rahmatou Keïta, officiellement sélectionné hors compétition dans la section documtenaire (cf. le prix obtenu plus bas), les deux films africains sélectionnés cette année sont emblématiques : Delwende (Lève-toi et marche) du Burkinabé Saint Pierre Yameogo correspond, comme en 2004 Moolade d’Ousmane Sembène, à ce qu’on attend d’un film noir-africain à la fois une sociologie du milieu et le combat de femmes déterminées contre des coutumes qui les menacent ; de même, la sélection de Marock de Laïla Marrackchi répond sans doute au désir de soutenir la levée des tabous et l’émancipation féminine dans les pays du Maghreb. Mais attention, pas de faux procès : ce ne sont pas des films faits pour l’Occident, ce sont des films que les Occidentaux apprécient en raison de leur adéquation à leurs attentes. Laissons à ces réalisateurs parfaitement honnêtes la sincérité de leur propos, même si Marock me semble aller à l’encontre de ce qu’il croit soutenir.
On trouvera en lien sur le site d’Africultures les synopsis et mes critiques des deux films, ainsi que nos entretiens avec les deux cinéastes réalisés à Cannes. Delwende, que Pierre Yameogo n’avait pas présenté au Fespaco pour protester contre sa sélection dans le panorama et non en compétition, fut plutôt bien accueilli à Cannes où il obtient même, après les grands prix à Moolade en 2004 et à Heremakono d’Abderrahmane Sissako en 2002 une mention au jury Un certain regard, le prix de l’espoir : une belle revanche qui ne manquera pas d’être relevée au Burkina. Le film est bien moins corrosif envers le pouvoir et les corruptions que ne pouvaient l’être certains films de Yameogo comme Laafi ou Silmandé : la raison de son écartement au Fespaco ne peut donc pas être une question de contenus et le réalisateur ne manquera pas de s’en expliquer en temps utile avec son franc-parler habituel. Mais à Cannes, il préférait rester au-dessus des problèmes burkinabés et savourer la reconnaissance du plus renommé des festivals de cinéma au monde.
L’accueil fut nettement plus froid pour Marock qui n’avait pas obtenu l’aide demandée à la commission du Centre cinématographique marocain et reste donc une production purement française, 43ème production de Lazennec (qui avait par exemple produit La Haine de Mathieu Kassovitz), et en coproduction avec France 3 cinéma.
Conscient de son manque de représentativité de certaines cinématographies, et pour couper court aux habituelles polémiques, le festival de Cannes a initié cette année en partenariat avec la Région Provence-Côte d’Azur une présentation quotidienne d’une cinématographie nationale dans une salle spéciale installée sur le port Pantiero : « Tous les cinémas du monde ». Sept pays à l’honneur cette année : Mexique, Autriche, Pérou, Sri-Lanka, Philippines et deux pays d’Afrique, le Maroc et l’Afrique du Sud. On retrouve bien sûr dans ce choix la facilité de collaboration avec des structures responsables dans les pays concernés, ce qui en montre, si cela était encore nécessaire, l’importance et la pertinence.
Logée dans une belle salle au design extérieur moderniste, cette programmation n’a pas profité d’un travail de presse suffisant et a démarré avec de graves problèmes techniques, un projecteur étant en panne le premier jour dédié au Maroc, ce qui occasionnait des coupures de changement de bobines et des retards dommageables. Mais l’initiative n’en est pas moins intéressante et devrait se développer à l’avenir pour être plus largement identifiée.
Les choix de programmation opérés sont très significatifs. Outre une série de courts métrages qui donne une idée des recherches et des sensibilités de jeunes réalisateurs, les trois longs métrages proposés chaque jour sont révélateurs des préoccupations actuelles de ces cinématographies nationales.
Le Centre cinématographique marocain a choisi d’introduire la journée par Badis de Mohamed Abderrahman Tazi (1988), un chef d’uvre d’une grande force sur la répression du désir et la violence exercée contre la déviance face aux normes patriarcales. Il n’était pas inintéressant de marquer ainsi la continuité des problématiques et de rendre compte du courage historique des réalisateurs. L’Enfant endormi, le beau film de Yasmine Kassari (2004), déjà largement évoqué sur notre site (cf. critique et entretien), lui répondait par le regard actuel d’une jeune réalisatrice qui avait largement la qualité de se trouver dans une sélection plus en vue. Le passionnant Mémoire en détention (Dakira Moatakala) de Jillali Ferhati (2004), troisième film réalisé sur la mémoire de la répression des militants politiques durant les « années de plomb » après La Chambre noire d’Hassan Benjelloun et Jahwara de Saad Chraïbi, mais qui laisse de côté le terrain de la reconstitution historique pour privilégier une approche véritablement artistique, complétait le terrain des portes ouvertes par l’avènement du roi Mohamed VI.
De même, la Fondation sud-africaine pour la vidéo et le cinéma (NFVF), créée par le parlement sud-africain en 1997 et qui gère un système d’aide au cinéma de 35 millions de rands, a choisi de démarrer par le documentaire de Rehad Desai Born into Struggle (2004) : loin d’un discours convenu sur le combat politique, le fils de Barney Desai, figure majeure de la lutte contre l’apartheid en exil, s’interroge sur les conséquences de l’engagement sur les relations familiales. Tandis que U-Carmen Ekhayelitsha (Mark Dornford-May, 2005) était présenté pour faire écho à sa consécration par l’Ours d’or du festival de Berlin, Boy called Twist (Le Garçon nommé Twist, Tim Greene, 2004) rendait compte lui aussi des réalités sociales sud-africaines à travers une adaptation d’Oliver Twist. En dehors du programme de courts métrages où se dégageait SA/X de Gilli Apter (2004, 19′), drolatique documentaire sur la découverte de Johannesburg par une jeune fille blanche issue des banlieues aisées, c’est à la soirée organisée avec la Semaine de la Critique qu’il fallait chercher des films de réalisateurs noirs, l’Etalon d’or du Fespaco, Drum de Zola Maseko, y étant présenté lors d’une soirée exceptionnelle.
Des prix, il en pleut à Cannes, et pas seulement dans les sélections en vue. Le doyen Ousmane Sembène a été honoré d’un Carosse d’Or pour l’ensemble de son uvre et son magnifique Xala présenté à la Quinzaine des réalisateurs. La Nigérienne Rahmatou Keïta a reçu le Sojourner Truth Award de Lahitz-Agora@Cannes pour Al’leessi
une actrice africaine, son remarquable film qui, partant des récits de Zalika Souley, rend compte de l’épopée des artistes du 7ème art au Niger, par ailleurs sélectionné dans « Documentaires sur le cinéma », une nouvelle programmation initiée par le festival. Et hop, soirée arrosée au stand Kodak. Outre son prix de l’espoir à Un certain regard, Delwende a reçu une mention spéciale du 31ème jury cuménique, le prix étant allé à Caché de Michael Haneke, lequel peut être interprété comme une vision de la permanence de la vision et du rapport colonial.
C’est Passi qui présidait le jury des prix Hohoa (« image » en tahitien) des meilleurs scénarios de fiction court métrage de l’Outre-mer décernés par RFO et animés par Osange Silou (directrice d’Invariance noire) et Marijosé Alie (directrice en charge des affaires culturelles et de la coopération régionale à RFO), qui en sont à l’initiative mais assurent aussi un important et admirable travail de suivi. Cette année, parmi les 59 manuscrits reçus de 9 DOM-TOM, les prix sont allés à Camille Tellier de la Réunion pour L’il du cyclone (1er prix) et à Cécile Vernant de la Martinique pour Il était une fois Sasha et Désiré (2ème prix), un scénario qui a déjà trouvé un producteur : les Films du requin. Des habitués puisqu’ils ont déjà produit le prix Hohoa 2004 qui fut présenté lors de la soirée hébergée par la Semaine de la Critique : Monsieur Etienne, de Yann Chayia (22′), une preuve que ces prix au scénario ont un sens puisqu’ils débouchent sur des films. C’est jour d’enterrement et le vieux musicien se plonge dans le souvenir de ses deux compères qui partent le même jour. Plutôt que de se rendre endimanché aux funérailles, il ère sur les lieux de leurs parties de carte, qui s’animent de leurs voix tandis que la caméra capte la douceur des couleurs et des lumières. Des enfants jouent dans tous les coins, relève prête à prendre le relais. Sans doute est-ce le sens de ce film d’un jeune qui se met au rythme des anciens pour leur rendre hommage. Classique et mélancolique, tourné en scope pour magnifier l’environnement, le film fait un peu belle image mais il est sensible et sans prétention. Outre le plaisir d’y voir des acteurs magnifiques à commencer par Jenny Alpha, on y capte un souffle culturel antillais.
Une des distinctions attribuées à La Quinzaine des Réalisateurs, le prix Art et Essai, a été attribuée à Sisters in Law (Surs de loi, 104′) des Anglaises Kim Longinotto et Florence Ayisi, d’origine camerounaise. C’est un film sur le courage et le sens du combat, situé au tribunal de Kumba, petite ville du sud-ouest du Cameroun. Des femmes aident des femmes dans le cadre juridique : une conseillère d’Etat et la présidente de la Cour. Viol d’enfant, mari brutal, l’éternelle violence faite aux femmes est battue en brèche par la loi. Mais le film n’est pas à sens unique: c’est aussi une femme qui bat son enfant à coups de cintre. A chaque enquête, l’application de la loi tente de limiter les dégâts de la misère, et parce que ces femmes de justice ont un sacré caractère, cela donne espoir : » Elle nous a ouvert les yeux, rien ne vaut l’expérience, on a souffert en silence
» On pense à Flagrants délits de Depardon tant c’est davantage le processus de la justice que les faits eux-mêmes qui est éclairé. Mais ici, l’application du droit est clairement un progrès possible grâce à l’énergie de ces femmes de tête. Davantage reportage que documentaire de création, Sisters in Law est un témoignage important qui devrait connaître une grande diffusion auprès des personnes concernées, tant ce film de courage peut en donner à ceux qui le voient.
Avec le Circus Baobab en grande forme, la Croisette résonnait de balafons et de djembés. La séance des enfants réunissait 1800 scolaires de 8 à 12 ans qui arrivèrent en rang par deux et bien badgés accompagnés de leurs enseignants et montèrent les marches encadrés par les acrobates et musiciens guinéens. Une fois dans la salle, hyper-excités, tous criaient en cur : « Kirikou ! Kirikou ! Kirikou ! » Avec 1,5 million d’entrées en France depuis 1998 et vendu dans cinquante pays, le petit bonhomme tout nu a fait le tour du monde et a son fan-club ! Lorsque son créateur Michel Ocelot débarque, c’est l’hystérie. 1800 jeunes gorges s’allient pour lui faire un triomphe. Kirikou et les bêtes sauvages sortira le 7 décembre, qu’on se le dise. C’était le but de l’opération et les gamins se promettent bien d’y emmener leurs copains. En attendant, ils ont savouré leur goûter sur la plage après en avoir vu un épisode et un concert de Rokia Traoré et Manu Dibango chantant « Kirikou n’est pas grand / mais il est vaillant ».
C’est Morgan Freeman qui a remis la palme d’or aux frères Dardenne pour L’Enfant à la cérémonie officielle de clôture du festival. Il venait de recevoir le 20 mai lors d’un dîner de 150 couverts dans les salons de l’hôtel Carlton le « trophée du festival » des mains de Gilles Jacob pour l’ensemble de sa carrière. L’acteur, déjà distingué par l’Oscar du meilleur second rôle pour Million Dollar Baby, a 67 ans et un petit anneau doré à l’oreille. Ce trophée a déjà été décerné ces dernières années à Ken Loach, Max Von Sydow, Melanie Griffith, Philippe Noiret, Jeanne Moreau, Sean Penn, Alain Resnais, Gregory Peck, Gong Li, etc. Cette année, deux autres personnalités l’ont reçu aussi : George Lucas, le créateur de la série La Guerre des Etoiles, et la chanteuse Liza Minnelli. Morgan Freeman s’est déclaré très ému.
Même émotion pour Danny Glover (présent à Cannes pour son rôle dans le très intéressant Manderlay du Danois Lars von Trier) qui répondait aux question de Jean-Pierre Garcia lors d’une rencontre publique dans les salons du Majestic, revenant sur sa prise de conscience et ses engagements (cf. sur le site notre entretien réalisé à Ouagadougou en février dernier). Il a confirmé faire les repérages pour un film sur Toussaint Louverture interprété par Wisley Snipes à tourner en Afrique du Sud avec des acteurs sud-africains, tandis qu’il joue dans un film de Charles Burnet tourné en Namibie sur le premier président du pays, le Dr Sam Nujoma, et le coproduit. Il prépare aussi avec Ousmane Sembène l’adaptation de son roman Les Bouts de bois de Dieu et espère que le doyen pourra le réaliser.
« J’aimerais beaucoup être impliqué dans des films africains, a-t-il déclaré, mais je préfère que les acteurs africains soient dans leurs films. Je suis peut-être plus utile dans le processus de production que d’être présent moi-même dans le film. J’aurais souhaité un petit rôle derrière des acteurs africains. Ce n’est jamais une question d’argent. Il faut davantage d’acteurs africains consacrés. »
« On parle de diversité », poursuivait Danny Glover, « mais qu’est-ce que cela signifie en terme de démocratie ? La somme des imaginations de tous ceux qui participent en tant qu’individus ». Là est bien le problème : comment parler de diversité si certains sont laminés. Le colloque du CNC réunissait des représentants de divers pays du Sud en un accablant constat : partout où le rouleur compresseur américain s’impose à coups de négociations bilatérales, la production locale diminue (cf les édifiantes notes prises durant ce colloque, publiées à part sur le site). Seule une politique d’Etat soutenant le cinéma permet de sauver les meubles, qui s’appuie sur des conventions internationales pour la diversité.
Même urgence au colloque sur la numérisation : sans intervention rapide, c’est d’une catastrophe annoncée qu’il s’agira, la disparition de 80 % du patrimoine d’images, mémoire des peuples. Avec en filigrane le débat éthique sur la propriété des images, les pays du Sud n’ayant qu’un accès si cher aux archives de leur propre Histoire que c’en est prohibitif pour faire des films historiques ! (cf. aussi les notes prises durant ce colloque publiées sur le site)
Voilà bien que la diversité ne se pose pas seulement en termes économiques ou comptables mais aussi et surtout en terme d’autonomie, de coopération structurante, de décentralisation, de solutions endogènes, d’inversion des logiques à l’uvre. C’est là que la bât blesse car cela suppose confiance et respect dans un domaine qui véhicule beaucoup d’argent.
C’est le même type d’inversion qui ouvrirait cette vitrine internationale qu’est le festival de Cannes. Affirmer la diversité en matière de cinéma ne peut être seulement aider à produire des films, faire du catalogue et s’assurer de leur visibilité dans les grands festivals par toutes sortes de pressions officielles ou médiatiques, mais aussi et surtout inverser le regard, démonter les préjugés, s’ouvrir à l’autonomie du regard de l’autre sur lui-même et le monde. On en est loin dans des sélections officielles toujours guidées par des attentes proprement occidentales issues de projections angoissées sur le devenir des sociétés africaines (les pauvres femmes, la misère, les dérives totalitaires, les conflits) qui rendent aveugles sur les avancées de ces pays que reflètent certaines réflexions cinématographiques alliant recherche formelle et profondeur du propos. En dehors de Delwende, elles n’étaient visibles cette année à Cannes qu’en parallèle avec L’Enfant endormi ou Mémoire en détention.
La diversité ne s’attribue pas, c’est un combat.
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