Cheminements. Carnets de Berlin (avril-juin 1999)

De V. Y. Mudimbe

Phase critique 15 - V. Y. Mudimbe ou comment vivre en intellectuel
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Ma mémoire est un palimpseste. Il est plein, le parchemin ; mais aussi, aujourd’hui comme hier, en attente et prêt à accueillir une nouvelle écriture et, donc, à enfouir un autre texte, une fois de plus. Au devoir d’accueil, que je le veuille ou non, correspond la fatalité d’une oblitération. Ainsi l’effroi : quelle voix pourrait me parler ? de quel niveau proviendrait-elle ? et avec quel degré d’authenticité et de vérité ? (1)
V. Y. Mudimbe

En 1972, et pour la première fois en direction du grand public, Valentin-Yves Mudimbe, philosophe et romancier congolais (Ex-Zaïre), donnait de lui-même sinon l’image d’un intellec-tuel engagé, à tout le moins celui d’un prêtre marxiste en rupture de banc. C’était dans son roman Entre les eaux (Pré-sence africaine). Or Mudimbe n’a jamais été prêtre, même si, par la fiction, il s’autorisait une fantaisie qui, on le sait, a été souvent prise comme un aveu autobiographique. Un prêtre est un homme qui a reçu le pouvoir de pourvoir au salut des fidèles. « Mi-homme, mi-ange » (d’après Paul Valéry), le prêtre fait le lien entre les hommes et Dieu. Il accomplit une fonction spirituelle : le magistère des âmes. On comprend que Nietzsche ait tant détesté cette invention juive et chré-tienne. Avec la prêtrise, le rapport au sacré s’est trouvé bouleversé. En 1948, Mudimbe (qui naît en 1941), dès l’âge de sept ans, avait conçu le désir de devenir moine. Dans Les Corps glorieux des mots et des êtres, (2) son autobiographie, le Congolais le dit avec un humour qui laisse pantois : « Tout s’est joué très tôt. Le plus visible-ment, entre mes cinq et sept ans. J’ai sept ans en décembre 1948. C’est avec impatience que j’at-tends ce moment, précisément le 8 décembre. Bien longtemps après, j’apprendrai la coïncidence de cette date avec le symbolisme en blanc et bleu de l’Immaculée Conception. Ce que j’at-tends était plus simple : la confirmation d’être de l’âge de raison. Une photographie de l’époque m’a saisi. Je suis mince, ai des yeux très clairs, une tête immense ; en somme, un énorme bouchon mal relié au long goulot qu’est mon cou. Je ne souris pas mais semble m’accorder à de mystérieuses rêveries. Serais-je, par hasard, de la race des conquérants ? »
Sans vouloir chercher à répondre à la question un brin nar-quoise du philosophe, disons qu’il s’est lui-même « hissé aux initiatives de [sa]propre conscience ». Voilà com-ment naît un poète et un intel-lectuel : à la croisée de l’autocons-truction et de la règle monacale. Il n’est qu’un problème, souligne, en substance, Mudimbe (il emprun-te là un voca-bulaire augustinien), celui de la prédestination. Sa propre vie, en effet, en est l’illustration.
« le pli qu’un homme a choisi d’imprimer à sa vie »
L’ordre de Saint Benoît, fondé en 529 par un Italien, Benoît de Nursie, est généralement considéré comme le prototype du mona-chisme occidental. En entrant au petit séminaire, Mudimbe a choisi son destin : « Le Prieur m’oblige à prendre à cœur, et au plus vite, le goût des marges. Je me suis, depuis longtemps, effacé comme cri ou lumière possible. Son conseil me plaît. » Admirons au passage tout ensemble les substantifs « cri » et « lumière », ainsi que la qualité d’ac-quiescement du jeune Mudimbe.
La vie monacale est celle des hom-mes qui ont inscrit le temps au cœur de l’existence. Le bénédictin travaille huit heures, médite huit heures, dort huit heures. On ne saurait être plus équilibré que lui. De matines à complies, ses actes sont l’épreuve raisonnée de la traversée du temps. À juste titre Jacques Le Goff soutient-il que la figure de l’intellectuel occidental est une inven-tion du monachisme chrétien. Les moines bénédictins cultivent la terre, soignent les jardins, lisent le bréviaire et traduisent les textes antiques. Ce sont de véritables livres d’heures.
Il y a quelque temps, à la mi-février, je débarquai à l’aéro-port de Durham-Raleigh (Caroline du Nord). M. Mudimbe m’attendait, son bréviaire latin à la main. Comme la reliure de son livre, il est tout de noir vêtu. Son collier de barbe blanche inscrit sur son visage le sourire et l’attention. L’émotion circule sous la peau de son visage. Mais c’est la vue du bréviaire qui reconfigure radicalement mon attente. Celui-ci affiche la Règle, c’est-à-dire le pli qu’un homme a choisi d’imprimer à sa vie. J’avais cons-cience de venir au-devant du plus grand intellectuel africain vivant qui se puisse trouver, mais je réalise là que je ne me doutais pas que j’allais rencontrer la fonction d’intellectuel elle-même. Et qui plus est en sa splendeur.
« Ora et Labora : prie et travaille. » Les échanges de politesse à peine faits, Mudimbe me confie, joueur et protecteur : « Je suis devenu agnostique. » En moi-même j’entends : « C’est possible. » En vérité, sensations et intuitions me traversent à une vitesse telle que je me trouve dans l’incapacité d’étayer la plus anodine des pensées. Je suis vide, du moins, mon corps n’est plus que le réceptacle du flux des idées et des faits qui me submergent. Mais je demeure confiant. Le maître est là, il me parle. J’avais relu Entre les eaux et Cheminements, les carnets berlinois de mon hôte : il me les avaient fait envoyer en novembre dernier.
« un jardin africain à la bénédictine »
C’est en pénétrant dans sa maison que, instantané-ment, je comprendrais ce qu’est l’être de l’intellectuel. En effet, c’est la musique grégorienne qui nous accueille. Ce faisant, le lieu de séjour d’un être qui a voué sa vie à la contemplation des heures devient une cathédrale : elle résonne à la verticale du monde. Ainsi, la cathédrale réactualise-t-elle le temps dont l’essence est de passer. Et la matière de ce temps, il n’y a que le grégorien qui sache en témoi-gner…
Je suis ému plus que je ne saurais le dire. En outre, j’ai peur d’être ridicule devant le maître. Je réalise en sa présence que j’ai tout à apprendre, à commencer par le grégorien et l’Ordre bénédictin. Mudimbe, qui a édifié sa vie comme un « jardin africain à la béné-dictine », m’enseigne que le poème aussi bien que la pensée sont de l’ordre de la prière : ils veulent cristalliser le temps, ils archivent l’éternité.
De vendredi après-midi à samedi matin, Mudimbe ne cessera de me dire : « Le christianisme est une chose du Moyen âge. » Je suis plutôt embarrassé par son jugement. Veut-il me faire comprendre que le modèle auquel il dévoue sa vie est pour le moins inactuel ? Je ne sais. En même temps, je ne peux taire en moi cette voix qui me souffle que si Mudimbe souligne de la sorte ses réserves – sans triomphe ni tristesse -, c’est aussi pour révéler combien ce modèle lui importe. La voie bénédictine constitue ses exercices de la patience. Dans le Corps glorieux des mots et des êtres, il écrit : « Etiam Omnes Ego Non. […] Ce pli, purement disciplinaire, deviendra, dans les contrastes de la vie, une invitation constante à la solitude comme à la vocation et à l’austérité spirituelle. Ce pli, purement disciplinaire, deviendra une seconde nature. »
Plus que la lecture des Cheminements, c’est sa personne qui m’est un enseignement. En quelques minutes, j’ai pu traduire à moi-même des intuitions vieilles de plus de vingt ans. Par exemple : lire et écrire, c’est prier et chanter le grégorien. J’avais lu de tels aveux sous la plume de Senghor et de Césaire, mais c’étaient des aveux d’encre. Mudimbe, lui, m’apportait la chair de la condition intellectuelle.
Cheminements grouillent de telles notations. Lire, écrire sont des besoins. Mudimbe lit du matin au soir. Il écrit, prépare ses cours, rédige son journal. Rien ne manque à son entretien. La philosophie, la poésie, le roman, les sciences humaines, les émissions de télévision (celles qu’il a faites pendant dix ans), l’économie politique. L’étendue de ses préoccupations est si vaste qu’on en conçoit le vertige. Heu-reusement que le grégorien veille : chez lui, dans son bureau, dans sa voiture…
Le temps est une cathédrale portative, et quiconque devient son allié vainc la précipi-tation. L’état intellectuel, à la différence des arts martiaux, est un exercice esthétique. Il importe d’entretenir les muscles qui comman-dent la sensibilité du Beau.
La lecture des Cheminements nous introduit dans la fabrique des idées au sein desquelles se meut Mudimbe. On y trouve la recension la plus formidable des livres ayant paru en français, anglais, allemand ou espagnol. D’avril à juin 1999, Mudimbe nous ballade de Berlin à Stanford (Californie), de Duke (Caroline du Nord) à Cambridge (Angleterre), de Paris à Mexico.
Incarner le temps c’est incarner le savoir qui le sous-tend. Mudimbe remarque avec humour que l’uni-versité américaine est ainsi faite que l’intellectuel peut y creuser son sillon à l’écart du monde. De nouveau est affirmée la nécessité du monastère. N’est-ce pas confesser que la poursuite d’un but met naturellement entre parenthèses tout le reste ? Appro-fondir un courant, une idée, est un acte qui sans cesse sollicite l’exis-tence, mais cette existence-là dont le contenu est l’absolu. L’intel-lectuel ne veut jamais habiter que le livre, à la condition toutefois que ce soit le monde qui le suscite. Habiter la cathédrale, n’est-ce pas ? Car rien ne vaut qui ne soit chair et charnel, rien ne vaut qui ne soit signe : le signe qui sonne.
Pour les connaisseurs de la chose bénédictine, signalons que la villa de Mudimbe s’appelle Monte Cassino.

1. Cheminements. Carnets de Berlin (avril-juin 1999), Québec, Éditions Humanitas, coll. « Circons-tances », 2006, p. 207.
2. Les Corps glorieux des mots et des êtres. Esquisse d’un jardin africain à la bénédictine, autobiographie, Montréal-Paris, Humanitas-Présence africaine, 1994.
V. Y. Mudimbe, Cheminements. Carnets de Berlin (avril-juin 1999), Québec, éditions Humanitas (990 Picard, Ville de Brossard, Québec, Canada J4W 1S5 – [email protected]), 2006, 223 pages. Prix non-indiqué.///Article N° : 6737

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